Pontivy: Château des Ducs de Rohan. Photo: Marzina Bernez-Hesnard
Distribution des Prix au Lycée de Pontivy
Discours du
Médecin-Général Angelo Hesnard
Médecin-Général Angelo Hesnard
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  Mesdames,
Messieurs,
Mes chers Amis,
 

Vous venez d'entendre une magnifique page d'histoire de France - Page authentiquement glorieuse que votre éminent Professeur a su exposer avec la maîtrise documentée de l'historien.

Mais il l'a choisie selon une intention aussi pertinente que généreuse, qui fait honneur, encore plus qu'à son éloquence, à sa sûre vocation d'éducateur. Car, si rien n'est plus riche d'enseignement moral à la jeunesse que le document historique, il faut que le Maître sache en discerner la valeur éducative. Or l'histoire nous découvre, hélas, une somme de turpitudes - horreurs guerrières, primauté de la force brutale, amoralité des prétendues élites de classe, etc… - Mais elle nous révèle aussi, heureusement la grandeur exaltante de certaines existences, comme celles de Gallieni, vers l'affranchissement, l'assistance, la pacification, l'humanisme. Et la leçon à tirer de sa consolante biographie est que ce merveilleux organisateur a servi, en même temps que sa Patrie, l'idéal commun à tous les hommes. Puisque, comme il vient de vous être dit, "dans ses inspirations, dans ses activités et dans ses relations, il fut (essentiellement) humain."

Je me permets d'ajouter que cette évocation de la personnalité exemplaire de Gallieni m'a d'autant plus ému que j'ai connu jadis l'homme vivant et qu'un lien familial m'unissait à un officier de l'armée coloniale qui fut son secrétaire particulier durant la brillante campagne de Madagascar.

En revivant par la pensée l'époque héroïque - mais aujourd'hui révolue - à laquelle a appartenu ce prestigieux conquérant, un sursaut de ma réflexion m'a reconduit soudain vers les réalités plus dures de notre époque. Et j'ai pris une conscience aigüe du contraste violent qui oppose dans le destin de l'humanité les périodes passées de sécurité - pour nous dans la grandeur - et la période actuelle de malaise universel devant les menaces d'un univers en évolution tourbillonnaire. D'où quelques propos que je vous tiendrai tout à l'heure concernant les contradictions du monde présent;

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Lorsqu'il y a quelque quarante ans, j'étais assis là-bas dans le fond de cette salle, ornée, comme aujourd'hui, de drapeaux et de verdure, deux cavaliers du 2ième chasseurs casqués et bottés, raidis dans un impeccable vis-à-vis (à vrai dire un peu tudesque), au pied de cette estrade, et que je contemplais avec une craintive admiration le petit général au col brodé d'or qui occupait mon fauteuil présidentiel d'aujourd'hui, ma conception naissante de la vie était, sans doute, bien différente de la vôtre.

Le monde m'apparaissait alors comme une construction achevée et définitive avec, sur son fronton, un drapeau tricolore. Les "valeurs" qu'on accoutume de célébrer en les appelant "spirituelles" - Paix, Liberté, Justice, Personne humaine - étaient pour moi des entités sacrées, des vérités immuables, que je concevais, à l'exemple de mes éducateurs, comme éternelles, indépendantes du temps et du lieu.

Une hiérarchie pré-établie présisait à la structure sociale, depuis les hautes personnalités représentatives, ministres, officiers étoilés, directeurs - dont nous n'osions pas rêver d'être un jour - jusqu'au plus modeste ouvrier ou paysan. Comme jadis M. de Bonald, affirmant que les moutons étaient placés par décret de la Providence, à la portée de nos ciseaux et de nos pinceaux pour nous dispenser la laine et bucoliser nos paysages, je croyais, avec mes condisciples que

les puissants et les humbles, les riches et les pauvres, les hommes blancs et les nègres accomplissaient la mission permanente d'être ce qu'ils étaient dans cet univers ordonné et fixe.

Et nous ne pouvions imaginer d'autre climat européen qu'une constante sérénité internationale, à peine troublée par les rumeurs indistinctes et lointaines de quelque guerre balkanique ou coloniale.

Ainsi défini, le monde nous ouvrait une assez attrayante perspective, la chance comptait relativement peu et où, par contre, le labeur personnel, la bonne volonté, l'esprit de sérieux, apparaissaient comme de solides garanties de l'avenir.

Ainsi confiants dans le succès à modeste échelle - et sous réserve d'un effort à poursuivre dans nos études - nous pouvions savourer délibérément les humbles joies quotidiennes, que deux atroces catastrophes mondiales n'avaient pas encore abimée: la douceur de la vie familiale, le Sport - bien timide, je l'avoue à cette époque -les promenades surtout, un livre à la main, le long des rives mollement fascinantes du Blavet… Et, à revivre aujourd'hui ces suaves années, je puis mesurer l'extraordinaire puissance d'aimantation qu'exerce, sur le rêve de l'intellectuel vieilli, ces souvenirs du jeune âge, tout gonflés de la simple et spontanée joie de vivre.
Rives du Blavet à Gueltas. Photo: Marzina Bernez-Hesnard

Car si je n'ai pas connu, comme Anatole France, les images citadines assez distinguées du quai Malaquais (tout en me reconnaissant d'ailleurs, souvent dans le gosse curieux et rêveur qui s'appelle Pierre Nozière) j'en ai d'autres, au fon de moi, qui touchent aux évocations bretonnantes et rurales de Jules Simon, natif de St Jean Brévelay, où j'ai jadis passé des vacances. Beaucoup aussi, plus prenantes encore, voisines des scènes d'enfances du breton Ernest Renan, élevé par les femmes et par les prêtres, adolescent studieux et dévôt, avant d'être à St Nicolas du Chardonnet et à St Sulpice, le jeune chercheur écartelé entre une foi sentimentale issue de ses entrailles et cette exigence logique implacable, qui imposait à ce rationaliste attendri la hantise de la plus pure et dure discipline scientifique… J'ai connu moi-même, attiédis, des débats intimes de ce genre. Et, devenu aujourd'hui l'égal - par les annés seulement, hélas! - du pélerin alourdi des rives du Jourdain, j'aime comme lui, évoquer mon Pontivy juvénile, qui est un peu, avec ses chimères au vol moins sacerdotal, mon cher Tréquier à moi…

Je dois dire d'ailleurs que ma propension à la rêverie, bien dans la note romantique de cette époque, assez naturelle aussi dans cette région pontivyenne gracieusement sédative, où la poésie de la riviére, sommeillant entre les majestueuses frondaisons, tempère de méditation la fougue adoslescente, trouvait dans l'enseignement sagement pratique de nos excellents professeurs, un raisonnable antidote aux jeux renaniens de l'esprit. Parmi ces guides précieux auxquels je dois d'avoir été de plus en plus attiré vers la réalités concrètes et d'avoir découvert le goût de l'observation du drame humain, je garde une particulière affection à mon vieux Maître de philosophie St. Strowski que j'ai la joie de revoir auprès de moi aujourd'hui: cet homme, citoyen volontairement modeste mais penseur de haute qualité, cachait sous une coquetterie d'espiègle scepticisme l'ampleur polyvalente de sa culture humaniste, la finesse de son jugement sur les êtres et les choses, et l'élégance mesurée de son esprit cartésien. Le beau courage physique et moral et la sagesse très française qui se camouflaient sous sa conception amusée de l'existence induisaient en moi ce doute rationaliste qui, plus tard, me permit de penser scientifiquement et surtout de penser sereinement; je dirai même: de penser dans la joie.

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Les années s'envolèrent. Et quand ceux de ma génération, les sauts d'obstacles des diplômes ayant pris fin, se furent installés dans une profession, j'eus la chance de pouvoir me promener, (en marin sans sextant) à travers le vaste monde - aujourd'hui bien rapetissé ! -

Et si je rappelle ce privilège du destin, c'est pour y trouver un premier titre à parler à la jeunesse. A savoir mon expérience de nombreux milieux humains très divers.

J'ai vu évoluer de façon frappante, par bonds et reculs, en quelques lustres, les peuples et les moeurs:

Foules de Chine, masse grouillante où la notion de Personne humaine était impensable, que j'ai vu s'agiter dans le crépitement des mitrailleuses puis s'ouvrir péniblement à l'individualisme démocratique en attendant de se plier à la discipline contraignante de Moscou - Viet-Nam, jadis courtoisement servile aux conquérants puis aux aventuriers colonialistes, plus tard gagné par la fièvre de l'émancipation - Indonésie, archipel fleuri aux luxuriances tropicales, que j'ai enviée pour sa sensuelle nonchalance, et plus tard reprise par son destin guerrier dans le brasier de la lutte sociale.

Foules bigarrées de Turquie, asservies à un "sultan rouge", vestige sadique des siècles barbares, puis affranchies et se tournant avec ferveur vers la culture européenne. Foules musulmanes de Syrie et d'Afrique du Nord, dont la secrète existence m'apparaissait comme empreinte, jusque dans ses réflexes quotidiens, d'un épais mysticisme théocratique millénaire, mais dont j'ai vu les chefs sortir de leurs tentes du désert et des zaouias de leur villes saintes pour utiliser avec l'aisance de nos sportifs l'avion rapide et la Chrysler. Orient de mes rêveries de jeunesse, bercées par P. Loti, dont j'ai vu les harems s'ouvrir et offrir à un public sans tarbouchs d'élégantes conférencières, jadis "désenchantées" captives, aujourd'hui rayonnantes d'une libre féminité dans leur charmant personnage de médecins, avocates et femmes de lettres. Prolétariat juif pouilleux, de Jérusalem à Mogador, délaissant leurs sordides échoppes pour bâtir la fière patrie d'Israël et faire sortir des plaines crayeuses de Judée l'opulence agricole et la poésie des champs.

Professeur Oswald Hesnard
Europe, carrfour du monde, où devaient naturellement converger les grands courants de culture et de fraternité humaine, mais que j'ai vu après les homélies de Genève, courir de combinaisons diplomatiques et géographiques en massacres militaires récidivants. A son centre, Allemagne - éternelle Allemagne - pays de l'exécrable race des Seigneurs, de la sensiblerie petit-bourgeoise et des troubles philosophiques idéalistes aux racines mystiques abyssales. Allemagne, dont mon frère, alors conseiller d'Aristide Briand à la Société des Nations était venu, il y a quelques années, vous entretenir, pour vous mettre en garde, à cette même tribune, contre son esprit protestatire et menaçant d'hégémonie: Elle fut, vous le savez, livrée corps et âme à un fou mégalomane, puis s'apaisa dans la honte. Mais quelques-uns parlent aujourd'hui de nous la proposer comme collaboratrice dans une nouvelle guerre!... Certaines de ces saccades du comportement des peuples, imprévisibles jusqu'à l'absurde, ne sont-elles pas de nature à nous faire soupçconner que la fameuse "sagesse des nations" n'est peut-être qu'un mythe fallacieux, expression de quelque ironie du destin?

Si ma profession de marin me révélait ainsi l'univers géographique et social, ma vocation psychologique, née dans les salles de ce Lycée, me découvrait l'univers du Dedans humain, le monde de la pensée. Initié par les études médicales à la psychiatrie et à la psychologie générale, orienté par mes voyages vers l'analyse des faits ethnologiques et la psychologie des primitifs, j'ai eu aussi l'occasion de me pencher sur le comportement de l'enfant, sur celui des foules, sur celui des anormaux et des criminels - et, aussi, Dieu merci, sur celui des individus normaux. La Psychanalyse - dont une autre faveur du sort me fit dans notre pays l'irresponsable et sans doute redoutable introducteur - m'entraina à la recherche des motivations cachées de la conduite humaine. Mes informations dans ce domaine au public cultivé restèrent sans écho de 1912 à cet après-guerre. C'est-à-dire jusqu'à ce que l'Amérique, patrie du Sensationnel, nous en renvoyât une utilisation élargie, hélas commercialisée et quelque peu dénaturée, au sein de la littérature sommaire des sexual digests, des réclames de la Coca-Cola et des francas blindés du Pacte atlantique.

Et c'est à ce deuxième titre - celui de la compréhension psychologique de l'homme en profondeur - que je me permets aujourd'hui de m'adresser à la jeunesse.

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Et maintenant que je me suis justifié dans ma prétention à vous donner quelques conseils, je me permettrai de vous exposer le grave problème de conscience qui est le mien aujourd'hui.

Jamais plus qu'aujourd'hui, en présence immédiate d'une jeunesse qui m'est chère, par identification tendre, et dont les yeux neufs interrogent intrigués, à travers ma modeste personne, l'infini des horizons - que je voudrais, hélas, radieux - de son incertain avenir, je n'ai senti la formidable responsabilité de ceux qui vieillissent à l'égard de ceux qui attendent de leurs anciens, avant de les condamner, les paroles définitives de l'expérience.

L'éducation morale qui leur est communément dispensée, en effet, - et par les meilleurs Maîtres parfois - me parait aller le plus souvent à l'encontre de son but, en leur laissant trop croire que la Morale, la Morale sociale particulièrement, est, non pas ce qui devrait être mais ce qui est. Et je donne pleinement raison à cette affirmation de mon maître Freud, dans des pages écrites il y a déjà vingt ans :

"L'éducation d'aujourd'hui pèche en ne préparant pas les jeunes à l'agressivité dont ils sont destinés à être l'objet… Les hommes devraient être vertueux pour trouver le bonheur et rendre heureux les autres, mais il fait prévoir qu'ils ne le sont pas. Au lieu de cela, on laisse croire à l' adolescent que tous les hommes sont vertueux, afin de justifier cette exigence qu'il le devienne aussi… Ainsi l'éducation ne se comporte pas envers les jeunes autrement que si l'on s'avisait d'équiper les gens en vue d'une expédition polaire avec des vêtements d'été et des cartes des lacs italiens."

C'est pourquoi il faut dire la vérité aux jeunes. C'est pourquoi je complèterai maintenant l'inquiétant bilan, que j'ai déjà commencé, des contradictions et périls du monde présent. Et je le ferai précisement pour empêchez que vous ne perdiez, en les découvrant par vous-mêmes, dans l'incompréhension et l'incertitude de l'angoisse, ces deux fondamentales raisons de vivre que sont la foi dans l'humanité et la confiance dans la vie.

Nous avons sous les yeux, en cet an 1950, le spectacle d'un univers qui se proclame en progrès, parce que la technique de ses savants est parvenue à désintégrer la matière, mais qui se révèle jusqu'ici totalement impuissant à construire une société, sinon harmonieuse, du moins organisée comme possible; d'où seraient bannis l'injustice sociale et surtout l'agression, la Haine, ce fléau des fléaux, qui impose aux groupements humains de substituer à l'état habituel, la préparation de la destruction armée aux entreprises d'assistance et de culture, et, dans les sursauts de barbarie, de s'entredétruire avec les plus ignominieux raffinements.

Sur le plan de la science, ainsi que le prévoyait H. Bergson Perfectionnement technique et Regression morale s'affirmant simultanément dans une discordance progressive et terrifiante. Les progrès de la Physique sont immenses dans l'application de la science nucléaire à la destruction, mais restent infimes dans ses applications à la vie. Les récentes découvertes en Biologie, abattant les cloisons traditionnelles entre les diverses formes de la matière vivante et entre matière vivante et matière inanimée, devraient incliner l'homme à l'humilité; mais il ne sait en tirer, vaniteusement et cruellement, que de nouvelles applications à la guerre. Et vous connaissez la généreuse et courageuse protestation récente de la Commission de l'assemblée des Cardinaux et Archevêques de France:

"Pour notre part, nous condamnons de toutes nos forces ces moyens de destruction que la science contemporaine met à la disposition des belligérants. Nous sommes convaincus que l'humanité déshonore l'intelligence que Dieu lui a donnée, si elle détourne vers le mal une science qui pourrait être si féconde pour le bien."

Sur le plan philosophique, se pose à nouveau, devant ces contradictions du monde moderne, et avec une plus angoissante acuité, le problème de la destinée humaine, de sa grandeur ou de son absurdité. D'un côté, les existentialistes cherchent en eux-mêmes le sens de la vie - sans la trouver car l'homme n'est homme que par autrui. Et J.P. Sartre parait bien faire oeuvre stérile en nous présentant comme une Ethique ce que le philosophe Brehier appelle justement un "roman du solitaire". De l'autre, pour les marxistes, l'homme-individu est une abstraction, la seule réalité humaine concrète étant le travailleur engagé dans la lutte sociale. Mais cette idée-force, au but lointainement généreux, est traquée par ceux qui préfèrent aux fins d'une justice sociale à retardement et très dure à ceux qui la préparent, les moyens immédiats et confortables d'une injustice sociale établie. Si bien que du choc de ces idéologies contraires surgit encore la menace belliciste ! Et les quelques penseurs, réfractaires à la Terreur autant qu'à l'injustice sociale, ne parviennent pas, tel le jeune Maître Merleau-Ponty, à consolider leur tribune, en vue du plaidoyer pour l'Individu, dans l'espace exigu où, pour celui-ci, se resserre tragiquement la marge du zéro à l'infini.

Sur le plan social, deux conceptions catégoriques de l'existence s'affrontent, sans doute reflets opposés des évènements économiques mais reflets devenus intensément caloriques en se réfractant dans l'ardente dialectiques des conflits intérieurs à l'être humain : Un groupe de nations, fort d'abord de sa foi politique, se trouve menacer l'autre groupe, qui, désarmé sur ce terrain conquis par l'Idée, ne s'en arme que davantage sur le terrain de la bombe à hydrogène. Alors ces deux blocs humains, ayant peur l'un de l'autre, préparent un nouveau massacre terminal. Et dans un malaise de conscience, provenant de ce que chacun des deux se sent obscurément capable de détruire l'autre, ils collaborent sans le vouloir à une sorte de délire universel, à finalité de suicide planétaire.

Sur le plan national enfin, la contagion de cette psychose mondiale à deux, diffuse le germe redoutable de la guerre civile, justificatrice de toutes les atrocités, dans un organisme déjà infecté par les horreurs de la récente guerre. L'histoire de ce Drame national à base de haine entre concitoyens a fait apparaitre au premier plan des évènements, un certain nombre de médiocres personnalités, agissant de façon opposée ou dispersée. Mais l'on n'apercevait nulle part le seul personnage qui eût dû légitimement être appelé à donner son avis sur les buts et la conduite de la guerre : le peuple de France, que trop d'individus (de bonne et parfois de mauvaise foi) s'arrogeaient, sans en connaître les aspirations profondes, le droit de représenter. Nous souffrons encore aujourd'hui de la démoralisation civique amenée par cette carence sociale d'inauthentiques dirigeants. Et il a fallu au peuple français toute sa santé morale, toute sa robuste sagesse et toute son aptitude fraternelle pour ne pas verser dans la sombre mystique du césarisme ou dans le désespoir sanglant de l'anarchie.

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Comme nous voilà loin, n'est-ce-pas, mes chers amis, devant cette déprimante évocation de notre monde déchiré; oui, bien loin de l'univers limpide et berceur de ma jeunesse?

Pourtant, il faut l'accepter tel qu'il est, et le comprendre; mais non pas pour le subir : pour le transformer. Et cela dépend de vous, de vos générations et même de chacun d'entre vous.

Laissez-moi d'abord vous conseiller le sang-froid et la réflexion. A mon avis, l'effroyable menace suspendue sur le monde tient plus du cauchemar que de la prévision lucide ou de la conjecture raisonnable. Et je suis de ceux qui ne croient pas à la Fatalité - qu'elle s'appelle Péché originel ou malédiction du destin - mais qui croient au bon sens et à l'action.

C'est pourquoi mon premier conseil, qui inclut tous les autres, est celui de vous instruire, de vous cultiver. De vous cultiver le plus possible, de vous cultiver encore. D'apprendre pour comprendre. Pour nous faire sortir de cette ère tragique des mystifications et des équivoques; Pour nous détourner de ce retour aux troubles survivances mystiques qui décèlent sous l'armature technique de l'homme moderne, l'homme primitif, animiste et superstitieux, le barbare qui gît encore en lui le le mène vers le néant.

C'est en vous instruisant que vous parviendrez à démêler les mobiles dissimulés de cette tension, nullement fatale, de discorde mondiale. Les découvrant, vous pourrez, en une génération peut-être, changer la face des évènements, comme le technicien de la tension électrique immobilise, d'un menu geste, un énorme appareil déréglé.

Mais vous ne pourrez absolument rien, si vous vous instruisez chacun isolément de la collectivité, nationale puis humaine. C'est en effet, lorsque la lumière de la connaissance éclaire la communauté des besoins humains, qu'elle révèle et peut alors fortifier le lien naturel qui unit les hommes entre eux. Car l'homme est un, quels que soient son pays, sa race, sa nation - les sociologues contemporains le savent bien. Et les divergences qui opposent des hommes à d'autres hommes ne sont que des différences dûes à des conditions différentes d'existence. Certes, l'individu humain n'est pas naturellement dépourvu d'agressivité. Mais il est aussi, de par sa condition humaine, indiscutablement constitué, structuré pour vivre intégré à la masse des autres individus.

Aux plus jeunes d'entre vous, je dis : Votre Lycée est l'image de la vie sociale à laquelle il vous prépare. Déjà aujourd'hui vous avez des maîtres qui, par leur contact et leur exemple, vous enseignent, si vous vous ouvrez à leur rayonnement, l'art d'être un homme sain, connaissant non seulement ses droits mais ses devoirs d'individu complet, c'est-à-dire d'individu social, d'individu qui ne peut s'épanouir que par les autres. Demain, ajoutées à vos programmes, l'orientation professionnelle - facteur de socialisation -, l'éducation sexuelle - facteur de libération dans la dignité - et la morale sociale appliquée - table des vrais devoirs - vous conduiront, sans heurt, de la vie d'écolier à la vie de citoyen.

Méprisez dès maintenant l'agression, la violence, la brutalité - force aveugle que vous canaliserez, en l'ennoblissant dans la culture physique et le Sport. Entrainez-vous à vous unir entre camarades, à discerner le bien commun pour le réaliser dans le travail comme dans le jeu. Cultivez la correction et la loyauté des manières, le "fair play" et surtout l'entr'aide. Rien n'est beau comme la tolérance, l'assistance à ses semblables, le respect des autres. Et sachez que la vraie Morale est moins dans la crainte du Péché, traqué stérilement en soi-même, que dans la régle, à la fois simple, exaltante et efficiente, d'éviter le dommage à autrui.

Aux plus âgés, à la veille de s'élancer dans l'existence sociale, je dis : Continuez après le Lycée à vous cultiver. Le précieux bagage culturel que vous emporterez en le quittant renferme les précieuses clés de cette indépendance morale et de cette valeur sociale qui confèrent à tout citoyen, quelque modeste que soit sa fonction, la seule aristocratie aujourd'hui valable : l'aristocratie du savoir, du savoir appliqué dans l'émulation fraternelle.

J'ajoute qu'être un citoyen comporte le devoir de participer à la vie sociale de son pays, donc aux affaires de sa nation, qui sont un peu déjà (à l'échelle de notre époque) les affaires du Monde.

Et je dois ici dissoudre un très regrettable préjugé, qui consiste à dénoncer les turpitudes - hélas, flagrantes - de ce qu'on appelle dans la rue "la politique" et à se couvrir du mépris qu'elle inspire aux ignorants de bonne foi, pour se désintéresser de la chose publique: Ne confondez pas l'agitation électorale ou démagogique vulgaire - cette cuisine de l'Irrationnel, à l'usage de la masse émotive que l'on appelle la Foule - avec la science politique, recherche méthodique et rationnelle de la réalité humaine dans les faits historiques et sociaux - discipline fondée sur la sagesse du Peuple.

Faites cette saine politique là, qui est bien autre chose qu'une politique de parti. Alors vous apercevrez le mécanisme rudimentaire, les motivations sordides et parfois absurdes de cette faillite de l'humanité qu'est l' acceptation résignée de la guerre atomique. Alors vous pourrez apprécier, en connaissance de cause, dans quels cas (sans doute exceptionnels) notre chère et noble patrie pourrait être amenée, libérée de toute pression mystificatrice ou intéressée, à la légitimité incontestable de combattre pour se défendre. Alors vous entreprendrez de réaliser - et bien loin des "pacifismes bêlants"-, cette prophétie de Jaurès:

"Notre volonté de justice sociale donnera un corps au rêve d'universelle paix qui a visité sans cesse, comme une ironie atroce ou comme un réconfort illusoire, toutes les mêlées d'égorgement, de haine et de meurtre où l'humanité des races, des castes, des classes, depuis des milliers de siècles, a ensanglanté son âme et ses mains."

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Mes chers amis, j'ai terminé. Laissez-moi vous dire que je ne crois guère à la Société idéale, aux formules hypocrites des "mondes nouveaux", au paradis social abstrait de l'avenir; ni même aux romantiques "lendemains qui chantent". Mais je crois au pouvoir de la raison, vivifiée par la culture et appliquée, courageusement et obstinément, à l'organisation sociale et humaine. Non à la Raison pure des métaphysiciens, non à la déesse Raison des idéaliste théoriciens de l'histoire, mais à la raison pratique, dont l'usage inné a déjà fait de notre patrie, depuis la Révolution française, la capitale proclamée de la dignité et du progrès humains, le haut-lieu où s'inaugurera fatalement un jour, l'

Internationale des patries.

Non, le destin de l'espèce humaine n'est plus dans la Mystique des races, des peuples élus et des chefs providentiels. Il n'est pas dans les idéalismes désincarnés, ni même dans les spiritualismes abstraits attardés, que l'honorable M. Torres Bodet célébrait récemment à l'U.N.E.S.C.O. Ce sont là affirmations magiques ou survivances, assurément très vénérables mais sans efficience, des arrière-mondes nietschéens, dont l'être humain ne peut tirer que des rêves consolateurs. Il n'est pas, non plus, dans le délaissement de l'homme solitaire, célébré par les philosophes des époques sociales démoralisées.

Mais il est sans aucun doute, ainsi que le démontre de plus en plus clairement l'histoire, dans la Connaissance et dans le Social, c'est-à-dire dans la science authentique et dans la fraternité concrète. Et le but de l'homme moderne doit être d'apprendre à devenir un Citoyen du Monde, c'est-à-dire d'un monde sans Occident ni Orient.

Si le ciel étoilé ne brille plus sereinement au dessus de la tête de ceux qui, comme jadis le philosophe Kant, apôtre de l'idéalisme transcendental, s'en vont pourtant, aujourd'hui encore, de par le monde avec la loi morale dans leur coeur; s'il s'emplit à nouveau, au contraire, de ces mêmes clameurs de haine et de désespoir que Virgile entendait jadis dans le ciel de Troie dévastée - Ferit aurea sidera clamor - c'est que les hommes n'ont pas encore compris que dans leur coeur, il devaient porter, à la place d'obligations catégoriques qui ont perdu leur sens, la seule Loi garantie viable et bienfaisante par la condition humaine :

la Loi du respect de la vie, la Loi de la Paix.

 

 

Version : 07.12.2004 - Contents : Martine Bernard-Hesnard

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