En marge des Mémoires de Stresemann

Index

Le Matin, Dimanche 5 Février 1933

GRENOBLE, Janvier.

p/fpOHesnard54.jpg
Des couloirs sombres; une antichambre obscure. J'erre et frappe en vain à quelques portes. Une bévue, sur un renseignement mal compris, m'a fait pénétrer dans cette pièce où, tout droit, se dresse, étonné, le Professeur Hesnard, recteur de l'Université de Grenoble.  
Ce front haut, ces yeux énergiques où flambe la pensée, ce regard direct, impérieux qui vous vrille, m'ont en un éclair, averti que, devant un tel homme, il n'y avait point à finasser.  
Les cartes sur table. La vérité. Tout.  

- Une interview?

Le refus est venu instantané. Courtois, sans doute, mais catégorique.

Son témoignage! C'est cela pourtant que je suis venu chercher au coeur de ce Dauphiné enseveli sous la neige. Son témoignage à lui, le Professeur Hesnard, à lui qui seul est vivant entre ces deux hommes dont l'un est mort, couché par l'apoplexie sur ses Mémoires, et dont l'autre est parti, insouciant ou dédaigneux, sans rien dire.

Le Professeur Hesnard, l'homme qui fut en tiers, entre Briand et Stresemann, au cours de ce déjeuner fameux de Thoiry, que la partie récemment publiée des mémoires du ministre allemand nous a révélé sous un jour qui, peut-être, a surpris.

On a lu ce récit où le souci de la notation méticuleuse n'enlève rien à ce dramatique violent qui naît de la crudité des mots et des faits.

Et dans la gêne qui - malgré qu'on en ait - s'empare de vous à la lecture de ces propos que Stresemann prête à un ministre des affaires étrangères de France, l'idée s'impose tout de suite: "S'il était là! Si Briand vivait encore, il n'aurait point manqué d'apporter des éclaircissements, des précisions… un démenti, peut-être?", et l'on souffre qu'en face de ces notes, en face de ce plaidoyer où un homme attaqué cherchait sa justification, il ne soit plus aujourd'hui que le grand silence d'une tombe.

J'ai dit au recteur de l'université de Grenoble ce trouble que beaucoup dans ce pays auront ressenti. Et le prétexte aussi qu'apporteront ces feuillets de Stresemann aux attaques forcenées, inlassables de ceux que la mort elle-même n'a pu désarmer…

Silencieux, déterminé, sûr de sa conscience, de sa raison, le Professeur Hesnard écoute.

Puis, tout à coup :

- Non, je ne peux pas. Je n'ai pas le droit. Sans doute, quand j'étais chef du service de presse à l'ambassade de France à Berlin, j'ai eu souvent l'occasion d'être utile à vos confrères, en leur fournissant des éclaircissements, en leur facilitant des entrevues. Mes fonctions nouvelles m'imposent aujourd'hui une réserve dont je ne veux pas sortir. Parler, c'est défendre ou attaquer. Si objectif qu'il puisse être, le témoignage que vous me demandez, j'estime qu'il m'est impossible de l'apporter à l'heure présente en une discussion dont l'objet n'est point encore assez éloigné dans la durée pour qu'il garde aux yeux de tous le caractère strict des vérités historiques...

Secret professionnel? Est-ce là ce qui arrête cet homme de responsabilités que j'ai devant moi. Il n'est pas de secret professionnel à l'égard de l'histoire, à l'égard d'un peuple surtout qui a le droit de savoir et qui n'entend pas se laisser diminuer par ceux-là même à qui jadis il confia ses destins.

Les liens de ce secret d'ailleurs se sont aujourd'hui dissous dans la douloureuse désagrégation de deux tombes et d'une politique…

Uniquement conscient des devoirs qu'elle lui impose, le recteur Hesnard veut exercer sa charge à l'écart de toutes les émotions, de toutes les passions. Educateur, il sait son rôle et veut s'y tenir. Parler de cet entretien de Thoiry? Non, il ne peut s'y résoudre. Si par moments malgré cette volonté de silence, quelques mots montent à ses lèvres, si fuse, entre deux phrases, une allusion, c'est pour montrer au cours de ce déjeuner fameux, non pas une négociation, mais une conversation d'ordre général, de ton familier, où s'ébauchaient peut-être, mais confusément, les échanges de vues précis de l'avenir.

- Et puis d'abord, est-ce qu'on négocie sans dossiers, sans secrétaires… en regardant le paysage? On peut causer, faire un tour d'horizon politique…, sonder les temps qui vont venir. On peut se dire de l'un à l'autre: "Ah! Comme cela arrangerait les choses, si…" Mais le "si" est immédiatement irréalisable. Combien de temps mettront les générations à en faire une réalité?

Seulement, voilà: comme ces deux hommes sont un Français et un Allemand, comme ils ont redouté les gênes et les curiosités de la ville, alors ils ont mis du mystère autour de leur rencontre.

Et à ce coup, les imaginations ont pris feu…

Le Professeur Hesnard sourit à ses souvenirs, mais c'est pour brutalement mettre fin à ses confidences. S'il abandonne définitivement Thoiry, son déjeuner délicat, son mystère historique, debout déjà et me reconduisant, peut-il s'empêcher de me parler de cette publication des Mémoires de Stresemann?

La signification de ces papiers, qu'elle est-elle au juste?

Ne sent-on pas dans quelle atmosphère, dans quel trouble ces notes, le ministre allemand les a écrites.

C'est lui - tentant sa chance et son rêve - qui, sans contrepartie, a donné l'ordre que cessât dans la Ruhr la résistance passive. C'est lui qui a dit "Laissez les Français tranquilles, nous allons nous arranger." C'est lui encore qui, à Locarno a proclamé - avec des mots allemands - qu'étaient françaises l'Alsace et la Lorraine.

On l'a traité de vendu et de traître.

Dans les journaux, les réunions, les temples, jusque dans sa loge de maçon, on l'a mis au ban. Il se défend. Il défend sa vie; car chacune de ses heures est sous la menace du revolver, de l'attentat. Il sait la longue suite de ses prédécesseurs qui ont payé de leur existence le rêve qu'ils portaient en eux, de la paix, de la réconciliation.

Alors, les événements qu'il note, il les marque également de ses craintes et de ce rêve.

C'est une justification. C'est un plaidoyer.

"Voyez ce que j'ai fait. Voyez ce qu'on me demandait, et voyez le peu que j'ai donné pour que l'Allemagne recouvre ses territoires, sa liberté, son rang!"

Nous n'avons jamais mesuré la fureur des haines qu'avait provoquées par ailleurs sa politique d'"exécution" et de pacification des esprits. Elle apparaît pourtant assez dans nombre de ses papiers. Campagnes de presse forcenées, diffamations monstrueuses, procès, projets d'attentats, il lui fallait subir tout cela; se défendre quotidiennement contre tout cela. Voilà du côté des adversaires; du côté des partisans, c'était pour le moins ce soupçon qu'il s'était fait aimablement "rouler" à chaque conférence.

D'où ce besoin de prendre des notes, d'avoir - pour lui seul - un dossier. Il faut qu'il se garde, qu'il justifie cette politique d'entente internationale, dans laquelle il a engagé sa vie. Il faut qu'il prouve qu'elle avance, qu'elle progresse, qu'elle n'est pas seulement faite de sacrifices mais qu'elle prépare un avenir meilleur.

Quand on plaide ainsi, n'est-il pas inévitable qu'on retienne avant tout, ce qui vous sert, qu'on lui donne tout le relief possible, et qu'on laisse de côté ce qui avantage le partenaire? Comment pourrait-il en être autrement? Dans ces conditions qui songera à voir dans ces feuillets la vérité totale? Qui songera à attribuer un caractère d'exactitude historique à ces notes hâtivement jetées sur le papier pour l'usage personnel de l'auteur et qui portent la marque de ses préoccupations quotidiennes?

Imprimées telles quelles, les notes relatives aux entretiens de Stresemann ne donnent qu'une idée tout à fait incomplète de ses méthodes, de sa nature. Accumulées de cette façon, elles laissent une impression de sécheresse, de raideur, démentie par le ton d'un grand nombre de discours, d'interviews, d'articles anonymes, assemblés dans ces volumes. Attendons l'historien qui en dégagera, avec la vraie physionomie de l'homme, l'histoire vraie de ses négociations politiques...

Une seconde, sur la flamme de haute intelligence de ce regard, les paupières se sont abaissées. Le recteur se tait.

Perçoit-il, à ce moment, ma présence, et l'intérêt palpitant de ces choses qui, en dépit de sa volonté de silence, lui sont montées aux lèvres, avec toute la force des vérités courageuses?

Grâce à lui, et malgré qu'il s'en soit défendu, une clarté première est née. Elle aide à poursuivre avec sérénité la lecture âpre et parfois douloureuse. Elle a déjà permis de reconnaître que

la voix qui monte de cette tombe a gardé dans la mort les passions de la vie.

Léo Gerville-Réache

 

 

Version : 09.12.2004 - Contents : Marzina Bernez-Hesnard

Codewriter: Visual Basic Application - Programmed by : Marzina Bernez
Webdesign & Copyright : Marzina Bernez

URL http://bernard.hesnard.free.fr/Hesnard/Oswald/oHesnard21.html