Lettre de Massigli au Prof. Hesnard

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Conférence des Ambassadeurs
Secrétariat Général
Paris, le 23 Avril 1921
PERSONNEL & CONFIDENTIEL  
Cher Ami,
Voici une lettre que je vous prie de transmettre à Brettscheid, à la demande de Louise Weiss, de l'Europe Nouvelle.
Vous allez voir arriver votre ami F.M. Cohen. Il vous parlera de grands projets dont il m'a entretenu et qui me paraissent quelque peu ambitieux. D'autre part, il est certain que cet homme est à la cote. La question est de savoir si on peut l'utiliser et dans quel sentiment il travaillerait: je lui ai remis une certaine somme pour qu'il aille en Allemagne et pour qu'il en revienne avec un rapport: ce qu'il dira m'éclairera sur ce qu'on peut attendre de lui, mais je voudrais bien aussi votre avis confidentiel (comme ce que je vous écris là). Si, en tout cas, il vous donne un mot pour moi, vous serez gentil de me le transmettre.

Votre dernière lettre m'a fort intéressé. Je crois que vous voyez juste et que là est en effet le noeud de l'affaire. L'ancien personnel reste le maître et ses idées n'ont pas changé. Ici, Mutius considère comme extraordinaire que les salons qui les recevaient lui et sa femme, avant la guerre, ne se soient pas ouverts à deux battants devant lui. C'est un petit fait, mais qui caractérise un état d'esprit: rien ne s'est passé, tout doit continuer comme auparavant. Dans ces conditions, on est amené, à son corps défendant, à estimer comme inévitable l'application sur le crâne boche d'un bon coup de trique qui n'arrangera pas les choses au point de vue économique, cela est trop certain, mais qui conduira au moins l'Allemagne à envisager la situation avec un sens du réel un peu plus développé. Et il faut bien avouer que le spectacle d'affolement que Berlin donne depuis huit jours n'est pas de nature à convaincre les partisans de la manière forte qu'ils ont eu tort… Au reste, il importe maintenant assez peu. Il est impossible d'agir autrement; il n'y aurait pas 100 députés à la Chambre, en dehors des socialistes, pour soutenir un Cabinet qui reculerait devant l'emploi des grands moyens. Les Allemands ont réalisé ce chef-d'oeuvre, par leur entêtement stupide, de convaincre l'Angleterre elle-même qu'ils cherchent avant tout à éluder toute obligation.La proposition d'arbitrage américain est une sottise: 1) parce que dans l'état d'esprit de l'Amérique anti-wilsonnienne, elle ne pouvait pas être prise en considération; 2) parce qu'elle devait provoquer en Angleterre un grave mécontentement. Ce mécontentement ne parait peut-être pas, pour des raisons politiques, dans la Presse, mais je vous assure qu'il est réel.

On me dit que Lord d'Abernon a toujours à Berlin un grand crédit: j'aurais crû qu'après l'expérience de Londres, Simons se serait convaincu que A. est un homme qui cherche avant tout des succès personnels: à Berlin, il fait la cour aux Boches; ailleurs, il tiendra le language qui lui paraîtra de nature à le faire applaudir des maîtres du lieu.

Vous me direz que, dans ces conditions, ces pauvres Boches sont bien excusables de ne rien comprendre à la politique européenne; je veux bien; ils devraient du moins comprendre que leur malheur c'est de vouloir faire en ce moment de la grande politique et qu'ils devraient tout bonnement envisager les choses avec l'état d'esprit d'un petit boutiquier qui a de grosses échéances à payer et qui s'est décidé à le faire, parce que, sans cela, c'est le gendarme qui viendra et que, en outre, il ne faut pas tout de même l'oublier, il y a encore quelque avantage dans ce bas monde à pouvoir dire qu'on se comporte en honnête homme.

Tout cela est navrant et jamais je n'ai senti comme en ce moment l'inutilité des bonnes volontés individuelles.

Bien cordialement à vous,

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(Massigli)

 

 

Version : 09.12.2004 - Contents : Marzina Bernez-Hesnard

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