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Distribution des Prix Lycée de Pontivy Professeur Oswald Hesnard 12 Juillet 1931 |
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Mesdames,
Messieurs,
Chers élèves,
Mes premières paroles seront pour remercier mes excellents amis, qui d'accord avec les autorités universitaires, ont bien voulu m'offrir la présidence de cette cérémonie.
A la joie que j'avais d'y assister, ils ont eu la bonne pensée d'ajouter ce bonheur. Je voudrais qu'ils comprennent bien à quel point j'y suis sensible, et quels sentiments de cordiale reconnaissance a fait naître en moi leur aimable attention.
Pour un enfant de Pontivy qui, après de longues années de travail à l'étranger, revient visiter sa "petite Patrie", le retour s'accompagne d'émotions que le language a peine à décrire dans leurs nuances, et dans leur diversité, en quelque sorte contradictoire.
Il revoit un paysage familier dont le temps n'a presque pas modifié les lignes, et qui l'enchante toujours. Il revoit ces rues, ces places, ces jardins, où s'est formée sa première notion de l'Univers. Le passé revit sous ses yeux, avec son cortège de joies et de soucis, d'exaltations juvéniles, d'espoirs, de deuils. Il est, selon l'expression du romancier "un homme qui se penche sur son passé." Il reprend gaiement contact avec le milieu naturel et humain dont il a tiré ses premières expériences, et parfois décisives expériences.
C'est avec recueillement qu'il franchit la porte de son vieux Lycée, qu'il retrouve les salles d'étude où il s'est éveillé à la vie de l'esprit, les corridors et les cours, théâtre de ses jeux, de ses rêveries et des fantaisies de son humeur. Il s'égaie à ces souvenirs.
Mais voici qu'il cherche ses maîtres de jadis. Combien sont dispersés ou disparus! A la douceur de revivre les années de son enfance, avec leur somme d'enthousiasmes, d'amitiés, d'illusions généreuses, d'erreurs utiles, se mêle alors un sentiment de mélancolique pitié, de regret, d'angoisse.
Car il y a des ombres, dans le tableau des années révolues, trop d'ombres pour qu'il soit possible de le contempler sereinement. Que de vides dans les rangs de la génération d'hier! Nous n'avons pas connu aussi directement que nos frères du Nord et de l'Est les horreurs de l'invasion, mais nous avons connu celles de l' hécatombe; et c'est pourquoi les éloquentes paroles prononcées par votre professeur nous ont profondément émus; c'est pourquoi elles prolongent en nos coeurs un douloureux écho.
Après ces tragiques tristesses dont tant de pères et de mères porteront longtemps le poids, avons-nous encore le droit d'espérer?
Le mot magique qui rayonne sur le vitrail de la vieille cité Lorraine ne serait-il qu'une consolation brève, entre deux catastrophes ? Nous nous refusons à le croire, car rien ne nous y autorise. Certes l' effroyable conflit qui a bouleversé l'Europe a fatalement laissé des soupçons, des défiances, des rancunes. Le malaise économique, la désorganisation des marchés, les désordres sociaux qui s'ensuivent n'ont pas facilité la tâche des hommes courageux qui, jusqu'ici, ont essayé de recréer l'ordre et d'assurer la paix.
La tâche est donc lourde. Est-ce une raison pour s'abandonner au scepticisme, ne plus songer qu'aux ruptures inévitables? Que les sceptiques réfléchissent car le moment est grave. Ou bien les années qui vont suivre cicatriseront certaines plaies, favoriseront les accords dont l'Occident a le plus urgent besoin, verront s'affirmer la solidarité économique de nations d'ancienne culture - celles qui inventent, créent, produisent - ou bien les ressentiments et les dissentiments, nés de la gêne et de la misère, étoufferont la voix de la Raison, amèneront un chaos d'où ne sortirait qu'une nouvelle barbarie.
Nous avons tous les moyens d'éviter de pareils maux. Il nous suffit de le vouloir clairement et fortement. Il nous faut avant tout pratiquer cette vertu virile qui est la confiance en soi-même. Il nous faut garder et entretenir en nous l'énergique notion de nos forces, de notre génie. Nous ne nous ferons pas d'illusions. Nous n'oublierons pas que l'organisation de la paix dépend pour une large part des autres peuples. Nous n'aurons pas l'imprudence de compter sur leurs dispositions sentimentales. Mais nous savons qu'eux aussi, eux surtout qui n'ont pas toutes nos vertus d'ordre et d'économie, ne peuvent travailler, se nourrir et vivre qu'à l'abri des conventions internationales. Comptons sur ce qu'il y a sans doute de plus solide chez les peuples comme chez les individus: l'instinct de conservation. Et sachons, nous les vainqueurs, y faire appel, le guider, lui imposer fermement les solutions fécondes que le monde attend de la claire logique et de l'ingéniosité de notre race.
C'est devant ce dilemne que j'indiquais tout à l'heure que va se trouver la génération qui monte.C'est devant ce problème vital que nous voyons méditer nos maîtres. Ayons confiance dans l'enseignement qui s'inspire de leurs sages réflexions. Cet enseignement avait formé pour le pays, aux heures les plus tragiques de son destin des hommes de raison froide et de patriotisme sans faiblesse. Il lui en donnerait encore demain si revenait l'heure du péril. Mais au moment où il a fallu relever les ruines matérielles et morales de la guerre, où il a fallu prévoir, prévenir, consulter, convaincre, apaiser, la France a trouvé les esprits et les coeurs que réclamaient ces nouvelles tâches.
C'est qu'elle possède les écoles où se préparent, en vertu d'une antique tradition, ces esprits et ces coeurs. C'est que dans ces écoles, un personnel conscient de ses responsabilités veille sans défaillance au développement intellectuel et moral des jeunes gens qui lui sont confiés. Je laisse ici parler ma reconnaissance. Que ne dois-je pas à mes maîtres du Lycée de Pontivy ! Nous sommes encore quelques-uns à nous souvenir d'avoir eu les mêmes. Pour n'en citer que quelques uns et non parmi les plus chers, car nous les aimions tous, mais parmi les plus notoires, comment ont agis sur nous les Lelay ? Les Arnaud Baron, les Rossignol, les Strowski, les Beaulavon, les Chartier ? Ils nous ont appris à nous défier des idées toutes faites, à les soumettre à une exacte analyse, à imposer au sentiment le contrôle de la Raison, à mesure l'ampleur et la complexité des problèmes biologiques, psychologiques et sociaux, à essayer de les définir avec précision, à les aborder de bonne foi. Ils nous ont appris le pouvoir et la dignité du travail bien fait, de la réflexion nette, les bienfaits de la bonne conscience intellectuelle. En lisant avec nous Platon, Descartes, Kant, ils nous ont montré toute la certitude humaine d'une pensée bien conduite, et d'autre part la noblesse où peut atteindre, dans l'action, l'ême puissamment tendue vers les fins désintéressées du Bien et du Beau. Ce n'est pas que je veuille faire de ces éducateurs de purs intellectualistes. Ils connaissent les limites de l'intelligence, ils connaissent et nous faisaient connaitre le rôle de l'Irrationnel dans l'homme de dans l'histoire humaine. Mais comme il faut encore de la Raison pour philosopher sur l'Irrationnel, c'est toujours en fin de compte cette suprême acquisition de l'esprit qu'ils invoquaient, et pour développer notre goût littéraire, et pour orienter les premières recherches de notre pensée.
Par des voies différentes, peut-être, mais selon des méthodes semblables, leurs successeurs vous enrichissent, mes chers amis, des mêmes bienfaits. Grâce à eux, vous apprenez comme nous l'usage des délicats instruments dont je viens de parler. Grâce à leur exemple et à leurs conseils, vous n'admettrez pas sans critique les jugements sommaires, les affirmations massives; vous ne vous laisserez pas circonvenir ou intimider. Quand il s'agira de juger une situation, vous demanderez des documents authentiques, des témoignages contrôlés. Quand vous aurez à vous faire une opinion sur les peuples et leurs dirigeants, vous ne vous contenterez pas de répéter passivement des généralités commodes. Vous demanderez à en savoir davantage, avant de juger. Le cerveau, disent certains psychologues, est avant tout un organe d'attente, de sursis, de choix. Une tête bien faite doit exceller à ce sage atermoiement. Jamais il n'a été plus nécessaire qu'à une époque où l'esprit est constamment exposé, par les transmissions ultra-rapides, aux inévitables dangers d'une information aux mille formes, et qui n'a pas toujours le temps d'être sûre.
Enfin, mes chers amis, vous aurez à vous préparer à des études que nous n'avons pu aborder que plus tard, qui ne se seront imposées à nous qu'avec les années et dont l'importance est chaque jour plus grande. Vous aurez à vous familiariser de bonne heure avec les questions économiques. Vous vous demanderez quelles sont les lois de l'inter-dépendance commerciale, et comment les nations amies ou hostiles, y sont, à des degrés divers, inexorablement impliquées; comment naissent les crises, comme elles se propagent à travers les continents; quel liens subtils et puissants attachent, enchaînent aux mêmes destinées l'agriculteur des Balkans, le mineur de la Ruhr, le tisserand de Roubaix, le viticulteur de Bordeaux… Et plus vous avancerez dans cette étude, plus vous comprendrez que les nations sont solidaires, et qu'au point où sont parvenues la production industrielle, l'organisation bancaire, il n'est plus du tout certain que les embarras et la détresse de l'un fassent la prospérité de l'autre.
Je relisais l'autre jour quelques pages du vieil Hésiode. Celles où l'auteur des "Travaux et des Jours" expose la légende des cinq âges de l'humanité:
"J'aurais mieux aimé," dit-il en substance - car je cite de mémoire - "être mort avant, ou naître après ce cinquième âge, Car c'est maintenant l'âge de fer. La peine et le souci n'abandonnent plus la créature; tous sont ennemis de tous; la force brise le droit; la concurrence à la langue mauvaise, au regard oblique lance les hommes les uns contre les autres… Voici que la Pudeur et la Justice se réfugient chez les odieux et que l' humanité est livrée sans défense aux maux qui l'assaillent."
Cette description est un bon exemple de pessimisme systématique. Et si je l'ai rappelée, c'est pour faire sentir ce qu'elle a d'antique et pour tout dire, de primitif. Elle fut inspirée au poète grec par la fausse croyance en un mythe d'un âge bienheureux, au regard duquel le présent ne pouvait être qu'une attristante réalité. Nous connaissons mieux notre histoire et notre préhistoire. Ce que nous savons de la lente organisation des sociétés humaines nous sauve de cette sombre philosophie. L'expérience nous a éduqués et aguerris. Elle nous a privé de certaines utopies. D'autre part, elle nous a donné le goût des faits, elle a aiguisé en nous l'intelligence des réalités. Nous nous adressons avant tout au sens le plus élémentaire de l'intérêt bien compris, et nous avons parfaitement le droit de penser qu'il existe chez les autres comme chez nous. Voyez-vous, mes chers amis, il y a quelque chose de plus nuisible que l'optimisme béat: c'est la défiance à tout prix et quoi qu'il arrive. Si nous n'osons pas parler de sympathie, parlons donc d'activités solidaires et d'avantages réciproques. Si nous ne voulons pas parler de fraternité, parlons de coopération nécessaire, parce qu'elle est une loi de la Vie, et que tous nous voulons vivre, les uns et les autres.
Mais je m'en voudrais, mes chers amis, de vous infliger au dernier moment ce qui ressemble beaucoup trop à une leçon. Cela entraînerait trop loin, au gré de vos légitimes impatiences. Je le comprends, me souvenant de les avoir éprouvées moi-même. Je me reproche d'avoir déjà, par d' austères raisonnements et de sèches considérations, arrêté l'élan de votre allégresse. Des avertissements et des conseils, j'ai hâte de passer aux félicitations. Pardonnez-moi d'en avoir tant différé l'agréable échéance.
Version : 09.12.2004 - Contents : Marzina Bernez-Hesnard
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