1er Novembre 1933
Grenoble

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Suivant un pieux usage, avant d'aller au cimetière nous incliner sur les tombes de ceux dont nous pleurons la perte, nous avons été nous recueillir au monument qui éternise et consacre leur gloire. Avec vous j'ai pénétré sous cette voûte où s'inscrivent leurs noms avec les étapes de la guerre et de la victoire. A ce carrefour Aristide Briand, que le flot de la vie bat incessamment, nous nous sommes engagés entre les fleurs de l'automne jusqu'au très simple sanctuaire dédié au culte du Souvenir. Simplicité poignante, qui libère la mémoire, laisse surgir spontanément les tragiques scènes d'un passé, qui, pour les anciens soldats de la grande guerre, reste un éternel présent; noblesse et pureté d'un culte qui renonce au symbolisme toujours imparfait des images; religion tout intérieure, qui sait se passer des prestiges de l'art, et qui n'aurait même pas besoin, pour enflammer les coeurs fidèles, de la faible étincelle des mots.

C'est ici l'une des circonstances où l'on regrette une fois de plus l'impuissance du langage. Pourtant, quand M. le Maire de Grenoble m'a fait l'honneur de me donner aujourd'hui la parole, à moi nouveau venu dans cette ville, j'ai accepté avec une profonde reconnaissance. La fervente célébration de ce jour n'est-elle-pas celle de tout un peuple, tout le peuple de France tourné vers l'exemple de ses fils les plus purs, dans l'élan d'une foi unanime? Nous ne distinguons pas dans l'ensemble de notre race des sangs plus ou moins généreux. Chez nous, en France, que nous soyons Dauphinois ou Bretons, Normands ou Provençaux, nous savons ce que nous valons les uns et les autres; dès la première heure au danger nous sommes accourus de toutes ces provinces, nous nous sommes confondus dans les mêmes rangs, nous y avons tous prouvé les mêmes traditionnelles vertus, forte d'une affection, d'un dévouement réciproque dont le voisinage de la mort fit une vraie fraternité. De même aujourd'hui: que nous soyons fils de montagnards, nés aux bords de l'Océan, ou sur ses confins du pays de France où la vie fut, au cours des siècles plus dangereuses qu'ailleurs, nous vibrons tous de la même émotion nationale et humaine. Une même image s'impose à notre regard intérieur: celles des milliers et des milliers de tombes où sont couchés ceux qui sont morts pour la Patrie, et dont nous gardons le deuil.

Tombes innombrables, tombes sacrées, qui vous êtes fermées sur tant d'abnégation silencieuse, tant de noblesse grande et silencieuse, sur tant de juvéniles espoirs aussi, ne l'oublions pas tant d'amour de la vie et d'émouvante tendresse familiale, votre vision ne surgit pas seulement en ce jour de commune piété: nous y reportons notre pensée chaque fois que de grands problèmes réclament de nous tous la confrontation de nos jugements et l'union de nos coeurs. Alors notre recueillement se fixant sur cette image, il nous semble qu'elle grandit et s'anime. Nous revoyons la légion des héros tombés dans la fièvre insensible de l'attaque, le cortège de ceux que la souffrance tourmenta avant de les délivrer; et de cette foule surgie à notre appel une voix s'élève, d'un accent qui s'impose, et que nous n'oublions plus.

Que dit-elle, la voix de nos morts? Veut-elle que nous prononçions seulement leur éloge, qu'une fois de plus nous fassions entendre le récits de leurs exploits impérissables? Je sens, pour ma part, qu'elle est plus exigeante; qu'elle nous commande encore, à nous qu'épargna le feu, de dire que nous avons fait, et que nous continuerons à faire envers nos morts notre devoir de Français et d'hommes. Tout notre devoir, notre devoir dicté par les plus nombreux et les meilleurs de cette grande élite disparue; impératif, sacré, formulé sous la rage meurtrière de l'ennemi. Comment ne le comprendait-on pas? Il est conforme aux plus pures aspirations de notre race; il est le fruit d'un double besoin foncier de notre nature; il est tout entier fait de vaillance et d'humanité. C'est pourquoi nous lui avons instinctivement obéi. A la question que nous posent ces ombres glorieuses nous pouvons répondre franchement, parce que nous avons bonne conscience.

Oui, nous avons obéi à ce double et tragique appel. Quand le frémissement de colère par où se prolongent les luttes atroces et prolongées se fût apaisé, eut fait place au calme de la vie laborieuse, nous avons su montrer que dans notre victoire même nous puisions la volonté réfléchie d'une détente générale. Nous avons témoigné d'un humain souci de progressive conciliation; nous avons fait appel aux hommes de bon vouloir, nous les avons conviés à des assises internationales, nous les avons invités à collaborer à l'oeuvre de reconstruction européenne. Des hommes courageux ont entrepris cette tâche. Certains y ont usé leurs forces. Ils n'y auraient pas mis cette patiente énergie s'ils n'avaient eu constamment dans la mémoire le cri des générations décimées et l'inoubliable "souviens-toi" qui monte des cimetières du front.

Ils avaient compris le sens de ce cri; ils se sont souvenu que si notre patrie, à l'heure décisive, n'avait pas représenté le Droit, le respect des engagements internationaux, la justice humaine, elle n'aurait pas eu pour elle cette force incalculable qui est l'opinion du Monde. Certes, un peuple fort oriente les sympathies. Soyons donc vigilants et gardons sans défaut l'intégrité de nos forces:

mais dans un Univers aussi savamment articulé, aussi rapidement et aussi complètement parcouru par le réseau immense de l'Information, il n'est pas de peuple fort sans la puissance du Droit, sans l'ascendant spirituel que donnent à la fois la dignité et la fermeté, l'honnêteté des desseins, la sûre moralité politique.

Quoi qu'on puisse dire, l'interdépendance des nations modernes est telle qu'il se crée chaque jour une opinion puissante, une sorte de forum des esprits dont nulle forfanterie ne peut capter longtemps la complaisance, et dont la pensée, souvent hésitante, se précise tout à coup: dès que la situation internationale inspire de nouvelles préoccupations.

Conscient de ses obligations morales et de leur valeur d'exemple, notre pays a montré aux nations assemblées quel loyal esprit d'équitable entente inspirait les actives démarches de sa politique extérieure. Nous pouvons l'affirmer hautement: nous sommes restés fidèles à l'idée qui exalta et qui soutint dans leurs plus rudes épreuves ces hommes qui sont nos frères, et qui furent incomparables guerriers parce qu'ils étaient les champions de la paix.

Idéal juste, noble, courageux, qui ne craint pas le démenti des évènements, quels qu'ils soient; idéal qui ne se confond pas avec le goût d'une béate quiétude et qui n'a rien ce commun avec la chimère d'un nouvel âge d'or. Idéal viril, qui ne conseillera jamais une abdication, qui sait accepter le Destin, et par lequel la Paix n'est pas le miraculeux accomplissement d'un rêve, mais un travail rude, qui demande à ses artisans autant de raison froide que de ferveur d'âme, et leur impose chaque jour de nouveaux efforts. Le bon sens de notre race nous préserve des utopies.

Nous ne nous sommes pas imaginé qu'après le grand règlement des comptes les peuples d'Europe aussitôt réconciliés, allaient tous entrer de plein pied dans l'apaisement définitif.

Nous savons tous que la voie qui y mène n'est pas si facile. Mais nous nous devions à nous-mêmes, nous devions à nos morts de la tenter. Qui s'y engage doit garder l'esprit lucide et les nerfs bien trempés; il ne sera ni déconcerté par les surprises de la route ni découragé par la lenteur des étapes. Vouloir la paix, ce n'est pas vouloir qu'elle descende subitement sur la terre par la vertu de quelque incantation; c'est vouloir consolider jour par jour, à force de calme et d'union morale, de sang-froid, de décision, d'habileté, l'édifice humain toujours exposé à l'assaut des forces mauvaises; c'est reconnaître ces forces mauvaises partout où elles se cachent, se marquent ou s'avouent. C'est les mesurer, c'est compter à chaque instant avec elles; c'est les regarder en face, d'un regard qui ne faiblit pas. Vouloir la paix, c'est croire à la bienfaisance des explications loyales, c'est y croire fermement, d'un coeur qui s'ouvre avec joie à l'espérance - mais c'est aussi donner aux peuples étrangers le spectacle et la leçon d'une France unie et digne. C'est se donner sincèrement et constamment la peine de comprendre les différents groupes nationaux dans leurs aspirations légitimes - mais aussi, suprême recommandation des êtres aimés, intiment liés à nos reconnaissantes pensées, c'est aussi témoigner comme eux qu'il est des biens supérieurs même à la vie, et ne jamais séparer la paix de la liberté et de l'honneur.

 

 

Version : 16.01.2005 - Contents : Marzina Bernez-Hesnard

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