Vous voyez: Nous avons pris nos précautions. Si nous vous imposons, à l'heure du départ, une suprême leçon, nous avons pour nous Thémistocle et Démosthéne, avec les autres Grecs qui goûtaient si fort le plaisir de la parole. An nom des Classiques nous sommes absous, et vous auriez tort de vous plaindre!
En vérité, mes chers amis, vous n'y songez pas. Vous sentez bien que nous plaisantons, et que nous n'avons nullement voulu nous excuser, en accusant la tradition universitaire. Vraiment, nous avons meilleure idée de nos jeunes gens et de leur curiosité d'esprit. Nous leur parlons d'eux, nous leur soumettons des questions où leur avenir est engagé avec le nôtre. Comme ne nous suivraient-ils pas?
Leur réflexion qui mûrit réclame un autre aliment que le jeu. Nous ne remarquons pas qu'ils craigent l'effort de l'attention dès qu'ils ont joyeusement confiance d'en être capables, et de pouvoir en recueillir le bénéfice. Quoi de plus attachant pour les jeunes intelligences que la discussion de ces thèmes toujours actuels dont on vient de vous présenter un exemple, sous la forme d'une délicate et brillante apologie du grec?
Je suppose donc qu'un de nos jeunes auditeurs, animé de cette curiosité que j'ai dite, et de cette ardeur au débat que nous encouragerons toujours, réfléchisse un instant et nous dise:
"Mais voyons, il y a d'autres langues, d'autres littératures que celle dont on vient de nous vanter les mérites. Faut-il donc attendre d'un homme d'étude orienté vers les littératures étrangères, dont la valeur éducative n'est dit-on pas moindre, qu'il s'associe à cet éloge du grec?"
A quoi je répondrais aussitôt:
"Qu'on étudie une littérature occidentale quelconque, il n'en est pas qui ne soit revenue périodiquement aux sources antiques, et n'y ait puisé ses plus émouvantes inspirations. Sans connaissance suffisante de l'Antiquité, pas d'intelligence véritable de quelques-unes des plus grandes oeuvres modernes. Cela est vrai pour les pays latins comme pour les pays anglo-saxons et germaniques. En s'imprégnant du génie de ces peuples on élargit son goût, mais en revenant aux oeuvres antiques on l'approfondit. Qui ne souhaiterait, si les limites de l'activité humaine n'étaient si étroites, satisfaire complètement à ce double besoin de l'esprit?"
"Mais, me dira sans doute celui d'entre vous, mes jeunes amis, que j'ai pris pour contradicteur, de quelle antiquité nous parlez-vous? J'ai quelque idée de celle où vécurent par la pensée les humanistes de la Renaissance. J'en connais d'autres: celle de Racine et de Boileau qui n'est déjà plus tout à fait la même; celle de l'Académisme qui parait-il n'était pas la vraie; celle de Goethe, de Chénier, de David, de la Révolution, de l'Empire, celle des Parnassiens, celle d'Anatole France. Et j'en passe. La culture grecque l'authentique, quelle est-elle? Quelqu'un peut-il nous la définir?"
Et bien, je ne crois pas. D'abord parce qu'on ne définit pas si facilement une culture. Et puis, parce que, pour définir l'esprit grec - laissez-moi élargir notre objet et dire l' esprit gréco-latin - il faudrait définir l'esprit humain, tel du moins qu'il s'est formé en Europe depuis le VIe siècle avant notre ère. Mais ce que nous connaissons bien c'est la fécondité unique de ce génie, où tant de révolutions spirituelles ont trouvé leur impulsion et leur aliment, où tant de directeurs d'hommes ont puisé des règles de pensée et d'action. Certes il y a eu différents humanismes: ils ont tous été, pour notre salut, une réaction contre la brutalité des moeurs et la paresse de l'esprit, contre les préjugés barbares ou les aberrations du goût, contre les dangers qui menacent toujours le fier et fragile édifice de notre Civilisation.
Rappelez-vous, mes chers amis, votre cours d'histoire. Lorsque l'Empire romain s'écroula sous la poussée germanique, si la culture occidentale n'a pas disparu dans ce chaos, c'est que le trésor de la pensée grecque, recueilli par les orateurs et publicistes chrétiens des premiers siècles comme Basile de Césarée a pu subsister sous de nouvelles formes; c'est qu'ensuite la philosophie aristotélicienne a pu, par la Scolastique élever sa coupole classique au dessus de l'architecture touffue des littératures et des morales populaires du monde romain-germanique; c'est qu'à l'aide de ce qui restait encore du droit antique les rois barbares purent organiser des Etats. Plus tard si la science, si la philosophie laïque se sont constituées, qui ne voit dans cette résurrection, l'oeuvre d'un humanisme renouvelé? La philosophie anglaise et française du 17e et du 18e siècle, le classicisme allemand de Winckelmann ou de Goethe sont les descendants directs de cette renaissance. Croyez-vous qu'aujourd'hui l'Humanisme ait perdu sa haute valeur morale et politique? Nous lisons chaque jour de nouvelles critiques de notre temps. Tel auteur met en cause la Machine, dont il paraît que nous ne sommes plus maîtres. Tel autre incrimine notre passion effrénée du grand, du démesuré, ou bien l'émiettement, ou bien le vide de notre pensée et le désarroi de nos croyances; tel autre en déduit notre besoin de bruit, d'agitation désordonnée, de divertissements massifs et de joies "en série". Ces juges moroses du temps présent nous laissent assez sceptiques. Accordons-leur toutefois que l'homme moderne souffre trop souvent de n'avoir plus la mémoire de son long passé. On ne peut pas vivre sans ancêtres spirituels. Seule l'étude de l'Antiquité, je veux dire celle qui va d'Homère jusqu'à Tertullien, peut nous les rendre avec leur immortelle leçon, avec le contrôle de nous-mêmes et des choses. Civilisation occidentale et Humanisme sont deux termes inséparables.
D'où vient cette liaison indissoluble? Réfléchissez que notre attitude devant le monde et la vie nous est fournie, nous est dictée par une tradition dont la ligne, parfois sinueuse, parfois directe, remonte aux créateurs de la pensée grecque. Notre science est née au moment où la recherche du vrai pour le vrai et du savoir pour le savoir a recueuilli l'héritage des théogonies primitives. Ce moment décisif est un moment grec, auquel est attaché pour toujours le nom des vieux philosophes d'Ionie. C'est dans l'effort géométrique du vieux Thalès que nous discernons le passage de l'expérience technique à la démonstration rationnelle. C'est dans la physique d'Anaximandre que l'imagination mythique s'inscrit définitivement dans le cadre désormais indéformable d'une explication logique de l'Univers. Les acquisitions scientifiques s'accumulèrent avec les siècles, mais la direction et le comportement de l'esprit qui les a rendues possibles resteront identiques. Et nos savants modernes les plus novateurs éprouveront toujours le besoin de s'expliquer avec les penseurs grecs, avant de les dépasser à nouveau. Des révolutions s'opèrent dans les résultats, le "cheminement de la pensée" reste dans la même ligne.
C'est que l'Hérédité a ses lois, dont on observe l'action dans le développement des cultures comme dans celui des Espèces. Les biologistes parlent de patrimoine héréditaire. Celui dont je parle est inscrit dans nos intelligences. Nous le ferons mieux fructifier si nous savons clairement d'où il provient. Que nous le veuillons ou non, nous sommes les descendants spirituels de ces Hellènes créateurs d'un nouveau savoir et de nouvelles valeurs morales dont ni l'Asie, ni l'Egypte ne nous ont révélé l' unique vertu. Que nous le sachions ou que nous l'ignorions, c'est bien avec l'époque hellénique que commence l'histoire de cet esprit européen. Quand nous voulons l'ignorer, nous sommes infidèles à nos origines, et cette infidélité peut être grave.
L'homme qui ne sait pas d'où il vient ne sait pas non plus où il va.
Il est livré à toutes les sollicitations du bruyant marché où l'on offre pêle-mêle opinions, notions, commandements, préjugés, recettes à tout faire, avec les mille instruments de la technique et les brinborions de la mode. Il n'a plus cette ferme conscience de soi qui fonde et guide la personne morale. Il oscille entre les croyances, prêt à céder aux plus faciles et aux plus creuses.
Sans appui, menacé d'isolement, il n'apaise son angoisse que dans le coude-à-coude de la foule et sous le poing d'un chef…
Mes chers amis, les vraies études, les études libérales, vous préserveront de ces déchéances. Que vous fassiez du grec ou que vous n'en fassiez pas, que vous soyez ou que vous ne soyez pas grammairiens, tous vous voudrez connaître l'âme de la Grèce antique. Elle s'exprime lumineusement dans des monuments d'une grande et pure beauté. Elle rayonne dans des textes si éloquents qu'une adaptation loyale les affaiblit à peine. Il n'est pas indispensable d'être helleniste pour en savoir l'essentiel, qui est cette filiation dont je vous ai dit quelques mots, et dont tous vos professeurs peuvent vous parler chaque jour, quelque discipline qu'ils vous enseignent.
Il y a bien des façon d'être humaniste. Mais il faut que chacun de nous le soit, à sa façon, s'il veut garder sa dignité d'homme.
Version : 04.02.2005 - Contents : Marzina Bernez-Hesnard
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