Extraits d'un ouvrage destiné à être publié du Général Horgues-Bebat

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Pour les décontracter, j'improvise un pastiche et nous chantons tous en choeur:

Le 8 de ce beau mois de mai
Nous vîmes venir par le nordet
Un gros cuirassé d'Angleterre
Qui fendait la mer et les flots
C'était pour aller à Diego

Buvons un coup, là, là, buvons en deux, là, là
A la santé du Maréchal, à la santé d'la coloniale!
Et merde pour le roi d'Angleterre qui nous a déclaré la guerre!

Je fais un rapide tour d'inspection; les canonniers malgaches sont à leurs postes, impassibles; les pièces sont en parfait état, sauf la 2 qui a vu sa cuve de béton complètement déchaussée par un coup un peu trop proche. Nous avons encore près de 2000 coups dans nos soutes. On peut voir venir! La Marine française nous a félicités; à nous de faire en sorte que la Royal Navy ne soit pas en reste!

"Mon lieutenant, on vous demande au téléphone -
Allo, c'est vous, Joss? Et bien c'est fini, un protocole de cessez le feu va être signé. Détruisez le matériel et à bientôt à Diego."

Détruire le matériel! Protestations générales des sous-officiers; on ne peut pas saboter ce qu'on a mis des années à peaufiner et qui est encore en parfait état de marche! Ça nous fendrait le coeur, et ça nous semblerait sacrilège! On décide de démonter seulement les culasses des canons et de les cacher dans la brousse, une fois bien graissées et empaquetées; on cisaillera en outre les principaux circuits électriques. Je calme quelques excités qui se mettent à casser bêtement tout ce qui leur tombe sous la main, même des choses sans aucune valeur opérationnelle.

Je monte m'installer à ma place habituelle contempler sans doute pour la dernière fois ce paysage qui m'est devenu si familier. Et voici que majestueusement fait route vers la passe le cuirassé, suivi d'un porte-avions et de toute la flotte. Je me sens plein d'amertume; nous étions là pour empêcher ça! Avec la Somme, avec Diego, ma carrière des armes débute décidément bien mal; je suis très loin des récits entendus dans ma prime jeunesse sur les prouesses de 14/18! Comment donc sommes-nous tombés si bas?

Feligny me cherche; il s'avance vers moi, mais devant l'émotion qui m'étreint et que je n'arrive pas à dissimuler, il fait demi-tour et redescend silencieusement sans m'avoir dit ce qui l'amenait.

Finies, les sentinelles de l'Empire! Demain, nous nous livrerons aux Anglais.

◊◊◊◊◊◊◊◊◊◊

 

HOTE DE SA TRES GRACIEUSE MAJESTE

A l'heure du breakfast, un lieutenant anglais se pointe en voiture devant les restes de notre popote. Il doit nous escorter jusqu'à notre camp principal à Diego où, me dit-il, sont provisoirement internées toutes les troupes françaises; 25 kms à pied avec armes et bagages limités à un léger sac à dos et une musette. Par courtoisie, le lieutenant a renvoyé son chauffeur et fait la route à mes côtés. Nous échangeons naturellement quelques propos sur la bagarre; il me dit la dure résistance qu'ils ont rencontrée au col avec les sénégalais de Phélin et aussi son admiration pour notre 75 qui a fait merveille une fois de plus. La ville est tombée grâce à l'action sur nos arrières du commando débarqué du destroyer qui a franchi la passe de nuit, un bel exploit!

Je lui dis notre duel inégal et je le félicite de la précision des tirs de la Royal Navy. Puis nous parlons de la campagne de France, qu'il a faite avant de réembarquer à Dunkerque et des opérations de Lybie Rommel leur mène la vie dure. De temps en temps, on devine la présence d'un cadavre dans les hautes herbes. Il me demande alors avec flegme:

"Ours or Yours?"

Si je réponds "Ours", il continue tout aussi flegmatiquement: "Sorry". Je me sens obligé de faire de même quand je réponds "Yours". On croise de nombreux détachements de troupes britanniques; à notre passage, ils se rangent sur les bas-côtés et présentent les armes. Je commande alors: "pas cadencé, marche", puis "tête droite", (ou "gauche"); Je note avec plaisir que mes hommes réagissent bien; jarrets tendus, torses bien droits, fixant les autres dans les yeux, ils n'ont vraiment pas l'air de vaincus.

L'arrivée à Diego est assez terne. Comment pourrait-il en être autrement? La ville a pris l'aspect d'une garnison britannique tandis que nous nous entassons dans un camp déjà plein à craquer. Heureusement Vachey qui parle couramment anglais assiste le colonel dans les négociations et obtient bientôt que les troupes rejoignent leurs cantonnements d'origine et que tous les cadres soient autorisés à loger chez eux.

Ma connaissance de la langue me vaut d'être désigné comme officier de liaison et je suis jumelé à un capitaine écossais qui a quelques notions de français pour aider le commandement à remettre un peu d'ordre dans la pagaïe qui a suivi le cessez le feu.

C'est ainsi que je pars avec lui pour la montagne d'Ambre où, parait-il, se sont produits quelques troubles, des indigènes ayant profité de l'absence des propriétaires pour mettre à sac de nombreuses villas. Cette montagne en effet est un lieu de détente et de repos pour les européens qui apprécient d'y trouver grâce à son altitude un peu plus de fraîcheur et de verdure.

Je suis amené à rosser quelques salopards, gravement approuvé en cela par l'officier écossais, qui. pour ne pas être en reste, malmène à son tour un peu rudement un sous-officier tout éberlué de ce traitement; il a eu simplement le tort de me rendre compte avec trop de véhémence, et l'écossais a cru au ton de la voix qu'il y avait rébellion; on s'explique et tout se termine dans la bonne hummeur.

Le colonel me convoque pour m'informer que les anglais souhaitent remettre rapidement en service la cote 84, il me demande si je crois la chose possible. Je lui avoue la vérité, je n'ai pas exécuté l'ordre de sabotage. Il semble très soulagé et m'ordonne d'accompagner quelques officiers de la Royal Navy pour faire le nécessaire. Les anglais visitent toutes les installations, rigolent franchement quand je leur montre où sont cachées les culasses et comment sont détruits les circuits. Ils relèvent soigneusement sur un croquis le plan de la position et les traces de leurs impacts. Pour me remercier, ils m'invitent ensuite à venir constater à leur bord les dégâts de mes propres obus; whisky, cigarettes,... Sincèrement, je n'arrive pas à considérer ces gars-là comme des ennemis. Ils défendent leurs intérêts, accomplissent leurs devoirs comme nous avons essayé de le faire nous-mêmes; ce n'est pas parce que nous perdons qu'il faut leur en vouloir de gagner. Il est un peu trop commode de toujours rejeter sur les autres les conséquences de nos faiblesses ou de nos erreurs.

Ces paroles du normalien de Verdun me reviennent en mémoire: il est rassurant d'être l'allié d'un peuple qui n'a jamais perdu la dernière bataille.

A nous donc d'être à ses côtés pour cette dernière bataille puisque nous ne sommes malheureusement pas capables de la gagner tout seuls.

 

Notre avenir se précise... si on peut dire!

Ceux d'entre nous qui n'ont pas de raison valable de rester à Madagascar embarqueront, avec leurs familles le cas échéant, sur un paquebot de 25000 tonnes transformé en croiseur auxiliaire par une grosse pièce installée sur l'avant et une autre sur l'arrière. Vers quelle destination? Ça, c'est une autre histoire dont on ne sait encore rien. Les négociations se poursuivent; nous ne sommes pas prisonniers de guerre puisque nous ne sommes pas en guerre, mais nous avons tout de même cassé de l'anglais et notre gouvernement ne montre aucune sympathie pour la cause britannique. Alors va-t-on nous débarquer dans un port français et nous permettre ainsi de reprendre éventuellement les armes contre l'Angleterre?

Pour le moment, nous faisons route vers Durban, en Afrique du Sud. Notre sort n'est tout de même pas digne de pitié. La troupe comme d'habitude est installée dans les entreponts, les cadres sont logés dans les cabines touristes. Nous sommes libres de circuler, pouvons jouir normalement des salons, des salles à manger où nous sont servis les repas. En somme, les conditions de ce voyage de retour se présentent comme strictement semblables à celles que mes camarades et moi avons connues au voyage aller.

Je prends possession d'une cabine avec Phélin , Matelli, Garat et Legrand; bien rôdés, on dispose en cas d'alerte tout notre fourniment, gilets de sauvetage, bidons, musettes, etc... à portée immédiate de nos mains. Nos bagages sont évidemment réduits au strict minimum, car nous n'avons pas eu le temps d'aller refaire nos cantines. La mienne m'est miraculeusement parvenue grâce aux bons soins de RESASARA, qui a entassé pêle-mêle tout ce qui lui tombait sous la main, dans l'incapacité d'imaginer ce qui me serait vraiment utile.

Nous n'avons guère de contact avec l'équipage, formé en partie des rescapés des navires coulés à Singapour par les Japonais. On peut y trouver toutes sortes de spécialistes, mais en tous cas pas tous ceux qu'il nous faudrait, et le service à bord s'en ressent.

Très vite, la vie s'organise et les clans renaissent comme à l'aller, mais cette fois avec plus de virulence, car nous avons subi des pertes sérieuses, et s'ajoutant aux divergences d'opinions, les circonstances des combats raniment quelque peu les éternelles rivalités entre armée de terre, de mer et de l'air. Une fois de plus l'armée de terre a fait les frais des opérations. Il est vrai que la marine a souffert elle-aussi; elle a vu tous ses bateaux coulés en rade. Mais pourquoi ne patrouillait-elle pas davantage au large? Ce n'est tout de même pas la faute des biffins si nous avons été surpris par cette armada venue débarquer presque sous notre nez la valeur d'une division entière.

Et l'aviation? Où était-elle? A un officier m'expliquant que nos avions ont été pratiquement détruits au sol, je demande pourquoi les terrains de dégagement prévus n'ont pas été utilisés.

"Ils étaient impraticables, me répond-il, envahis de hautes herbes."

"Mais pourquoi n'étaient-ils pas entretenus?"

"Oh! On est pilotes, pas jardiniers" me lance-t-il en s'éloignant.

Nous entrons en rade de Durban; elle est encombrée de navires de tous types.

"Ah! J'ai compris", s'exclame le Capitaine Letort, accoudé au bastingage, "qu'on ne vienne plus me raconter que ces gens-là sont au bout du rouleau!

"Evidemment avec tous les bateaux qu'ils ne se gênent pas pour piquer aux autres" rétorque un voisin acerbe.

"Il faut bien qu'ils trouvent les moyens de poursuivre la lutte contre Hitler , puisqu'ils sont les seuls à le faire", enchaîne un autre.

Comme on le voit, les rapports sont plutôt aigre-doux.

Un incident ne vient pas améliorer l'ambiance. Les anglais veulent bien autoriser quelques femmes à descendre à terre faire des courses; après consultations entre hautes autorités, ce sont comme par hasard celles qui sont le moins gênées qui en profitent. Elles reviennent toutes joyeuses de l'aventure, les bras chargés de colis, parlant avec excitation des magnifiques magasins qu'elles ont visités et qui les changent des comptoirs habituels d'indiens ou de chinois.

Tout cela se déroule sous les yeux de gars en tenue coloniale qui n'ont pu emporter guère plus que la valeur d'une musette comme viatique. Le spectacle ne contribue pas à remonter le moral d'une troupe encore choquée par des combats malheureux.

Le Cap! Incident plus grave. Nous sommes à quai; 2 officiers portant la croix de Lorraine discutent au pied de la coupée avec des anglais. L'un d'eux est célèbre; il a perdu un bras pendant la campagne de France après une très brillante conduite. Il reste à terre mais l'autre grimpe sur le pont et entreprend d'entamer la conversation. Il accoste le lieutenant de vaisseau X qu'il semble avoir connu. Celui-ci se dresse brusquement et lui crache au visage:

"Foutez-moi le camp, le lieutenant de vaisseau X vous dit merde."

Le ton monte très vite et c'est sous la protection de baïonnettes anglaises que l'officier-gaulliste rejoint son camarade sur le quai.

Quelques fanatiques leur jettent alors des pièces de monnaie; ça amuse follement quelques petites dindes dont l'une, battant joyeusement des mains, accourt vers moi:

"Oh! Lieutenant, comme c'est drôle! Vous n'auriez pas quelques pièces à me prêter?"

Je ne bronche pas mais de mes lèvres crispées sourd seulement ce mot;

"Idiote"

Un moment interdite, elle repart en riant quêter ailleurs. Nos officiers supérieurs ont laissé faire avec des sourires indulgents; pas un mot pour rappeler à un peu plus de dignité ces jeunes excités. Par contre le lieutenant de vaisseau X apparait comme le héros de l'affaire, le champion de la cause vichyste. Le fossé se creuse davantage entre factions rivales.

Au large de Sainte-Hélène, une frégate de la France libre échange le salut avec notre bateau; elle nous croise à pleine vitesse, l'équipage "sur le bord". Ça remue les tripes de voir enfin en action un navire de guerre battant pavillon français; mais pour d'autres, ce n'est qu'un prétexte de plus d'exhaler leur haine des gaullistes.

Le soir dans notre cabine, nous échangeons des réflexions désabusées sur le sens et l'avenir de la révolution nationale. Ce n'est pas pour épouser ces opinions sectaires que nous avons suivi Pétain; c'est au contraire pour que la France retrouve son unité et sa grandeur, pour que nous sortions de l'abîme moral où nous a plongés un entre-deux-guerres absorbé dans ses querelles politiciennes et paralysé par le régime des partis.

Maintenant que nous avons accompli notre devoir, devons-nous rester passif devant le cours nouveau des évènements?

FREETOWN! Courte escale qui nous laisse croire un moment que nous pourrions peut-être débarquer en Afrique! Déception! Nous continuons sur l'Angleterre.

Au large du Maroc, un enseigne me dit en pointant son doigt vers l'est:

"Quand nous serons libérés, c'est là qu'il faudra se faire affecter"

Je lève les sourcils:

"Au Maroc?"

"Oui"

"Pourquoi?"

"Parce que c'est là qu'aura lieu la prochaine tentative de débarquement des anglais"

Je réponds froidement:

"Je ne cherche pas particulièrement à casser encore de l'anglais; je veux libérer d'abord mon pays, et l'ennemi, jusqu'à présent, est toujours l'allemand, non?"

Nous entrons dans les eaux dangereuses de l'Atlantique nord.

La puissance allemande est à son apogée. La Wehrmacht fonce vers le Caucase en Russie, vers le Nil en Afrique et la Kriegsmarine avec ses U-boats infligent des pertes phénoménales aux flottes alliées. La défense de notre navire est assez rudimentaire par manque de canonniers expérimentés. Nous proposons au colonel d'offrir nos services. Cri d'horreur!

"Vous oubliez que nous sommes liés par les conditions de l'armistice et qu'ici nous sommes sous la coupe des anglais!"

"Mais mon colonel, qui connaitra notre participation? Après tout, c'est aussi notre peau que nous voulons défendre!"

"Pas question, nous n'avons pas le droit de prendre les armes contre les allemands."

L'affaire revient sur le tapis quelques jours plus tard à l'occasion d'une alerte sous-marine. Klaxon, annonces par haut-parleur dans toutes les cabines et les coursives rappelant les consignes à appliquer. Légère panique de la gent féminine pour qui ce voyage a pris l'allure d'une croisière et qui a un peu oublié que nous sommes en guerre. On peut constater après coup que le service des pièces n'était pas parfaitement au point. On en fait part au colonel. Rien à faire! Il se montre intraitable; il reste d'ailleurs assez à l'écart de la vie du bord, semblant uniquement préocuupé de la rédaction de son rapport sur la chute de Diego. Avec l'aide d'un état-major réduit, dont Vachey par qui l'on sait tout, il veut démontrer qu'il n'y a eu ni erreurs, ni faiblesses, et proposer nombre de récompenses pour illustrer la parfaite conduite de ses troupes.

Phélin fait partie des lauréats: proposé pour la légion d'honneur! Nous sommes heureux pour lui car c'est vraiment un officier comme on souhaiterait en voir beaucoup. Vernet est aussi proposé tout civil qu'il est, mais dans son cas nous sommes beaucoup moins enthousiastes. Le voilà légionnaire pour avoir spontanément aidé à la récupération et à la mise en service d'une pièce de 75, abandonnée jusqu'alors dans un entrepôt, et pour avoir tiré quelques coups symboliques sur le destroyer qui débarquait le commando! Nous pensons qu'on a voulu surtout récompenser son zèle politique et ses relations avec les gros bonnets de la marine.

Nous approchons de l'Irlande; malgré le beau temps nous commençons à souffrir un peu du froid.

Le canal du Nord, la Clyde, et nous abordons. Nouvelle tension car les familles doivent se séparer; ce qui provoque la colère des intéressés. Les femmes et les enfants sont dirigés sur l'île de Man, les hommes sont transportés par camions vers le sud de Glasgow dans un vieux château rébarbatif, entouré d'une double ceinture de barbelés.

Nous faisons connaissance avec la vie de prisonniers; le régime n'est cependant pas trop dur et nos gardiens ont visiblement reçu la consigne d'éviter tout heurt avec nous. Ils se montrent courtois et ne cachent pas parfois des sentiments francophiles; les sous-officiers sont d'active, mais les officiers sont de vieux réservistes qui parlent tous un peu français et qui ont fait la première guerre à nos côtés. Le commandant du camp a même perdu une jambe à la bataille de la SOMME. J'occupe la chambre 18 avec l'équipe de copains habituelle, et notre vie s'organise au rythme d'une nouvelle routine; appels dans la cour, repas au réfectoire, activités sportives et culturelles... Tout cela sur un fond d'animosité croissante entretenue par nos rapports avec les anglais et par les évènements dont on prend connaissance par la presse ou la radio.

Certains d'entre nous en effet, contre l'avis des autres, se font une joie de soulever à chaque instant des problèmes sur la nourriture pas assez variée et équilibrée à leur goût, sur les promenades à l'extérieur qui portent atteinte à notre dignité parce que nous les faisons encadrés de gardes en armes.

Les anglais font preuve de beaucoup de patience et de tolérance.

2 évènements ont un impact particulier.

Bir-Hacheim d'abord. Les énormes manchettes à la gloire des hommes de Koenig nous gonflent d'orgueil, mais nous ressentons aussi davantage la honte d'être au même moment derrière des barbelés anglais. J'observe avec sympathie l'expression rêveuse de quelques camarades en arrêt devant les photos prises sur le vif; celle d'un "bren carrier" fonçant dans le désert dans un nuage de sable, l'équipage portant le casque plat sur les yeux, la mitraillette à la main, celle d'un 75 en pleine action, les servants en calot bleu (celui de la brigade française libre) le mousqueton en bandoulière, s'affairant parmi les douilles éjectées!

Dieppe ensuite. La Grande-Bretagne, en cette mi-42, connait de très sérieuses difficultés. Elle a le culot malgré cela, sous le nez des allemands au faîte de leur puissance, de prendre pied sur le continent; les pertes sont sévères et on ne sait si elles sont jutifiées par la valeur des renseignements obtenus mais l'exploit provoque notre admiration et ranime notre confiance; les tenants de Vichy arborent, eux, une indifférence affectée, se réjouissent même insolemment des aspects négatifs ou des échecs des opérations.

Sous l'impulsion du lieutenant de vaisseau X toujours aussi agressif, certains marins adoptent une attitude de plus en plus provocante et outrageante. Je les vois un jour avec Phélin , croisant dans un couloir le commandant du camp, le saluant le bras tendu à l'hitlérienne. C'en est trop! Sans nous consulter, Phélin et moi courons nous replacer sur son passage et le saluons militairement avec une rigueur appuyée.

Ça ne peut plus durer comme ça, ça va casser; on ne peut admettre que des officiers français se conduisent ainsi envers d'autres officiers qui ont combattu autrefois à nos côtés. Les discussions se font très vives, parfois haineuses quand quelques ultra prétendent se faire les apôtres d'un ordre nouveau que garantiraient l'armée allemande et la flotte française!

La Révolution nationale, oui! Notre respect pour Pétain reste entier, mais de là à épouser l' idéologie nazie! Et puis que devient-il, notre maréchal? On ne le voit plus, on ne l'entend plus, est-il encore libre de ses décisions? Peut-être joue-t-il double jeu, temporisant au maximum jusqu'au moment de tendre la main aux alliés et de gagner avec eux la dernière bataille?

D'accord, l'Angleterre reste pour beaucoup d'entre nous la perfide Albion; et les gaullistes ont peut-être fait fausse route en se rangeant trop vite à ses côtés; mais en attendant ils se battent, et bien, pour la libération de notre Patrie! Des français de tous bords prennent des risques énormes pour rejoindre les rangs de la France libre; d'autres sur le territoire métropolitain bravent la Gestapo, ses prisons, ses tortures, pour aider dans l'ombre ces mêmes anglais dont nous sommes les hôtes... volontaires. Alors, où est notre devoir?

Je me confie à Vernet et lui parle de mon ralliement éventuel à de Gaulle.

Il est catégorique:

"Ne faites surtout pas cette bêtise, mon vieux, vous ne voyez pas que la partie est perdu pour les anglais? Les allemands sont aux portes de Stalingrad et du Caire. Ils seront bientôt les maîtres du continent, et les américains qui ont déjà les japonais sur le dos ne demanderont pas mieux que de traiter avec eux."

Il faut le reconnaître; la garnison est maintenant coupée en 3; les inconditionnels de Vichy, les sympathisants de la cause gaulliste, et les indécis, souvent pour des raisons totalement étrangères aux questions d'honneur ou d'idéal. Ils n'ont en tête que le sort de leur famille sur l'île de Man ou en France, ou l'intérêt de leur carrière. Le bruit circule que les gaullistes sont déchus de la nationalité française, que les familles ne reçoivent plus aucune aide du gouvernement... Qu'y-a-t-il de vrai là-dedans?

Parmi les midships, j'ai retrouvé un camarade d'enfance; avec lui je peux discuter. Nous constatons que notre volonté de servir est la même, seule nous oppose la manière de s'y prendre!

Lui ne se pose pas de question, il obéit. Moi je suis sans cesse tourmenté parce qu'il n'est pas dans mon caractère de suivre le troupeau, d'attendre une décision incertaine ou arbitraire. Seul Phélin partage vraiment mes angoisses, d'autant plus, m'avoue-t-il, que son père est déjà de l'autre côté! Je sens que ce breton timide souffre autant que moi de cette situation fausse où nous sommes.

Faut-il manquer à la discipline, passer outre au serment, faillir peut-être à notre honneur d'officier en ralliant les forces françaises libres? Faut-il rester passifs derrière les barbelés de nos ex-alliés, attendant que d'autres décident pour nous de la conduite à tenir, négligeant ainsi l'occasion qui s'offre de reprendre les armes et de connaître la joie de la revanche!

Nous déambulons souvent côte à côte dans le terrain vague qui jouxte la cour du château et qui nous est ouvert quelques heures dans l'après-midi. Un des inconvénients de la vie de prisonnier est qu'il est très difficile de s'isoler. On baigne dans le brouhaha constant des conversations, des jeux, des disputes, des va-et-vient. Il est vrai qu'on ne sait pas, qu'on ne peut pas se taire en présence d'un autre sous peine de se montrer incorrect, voire méprisant. Pourtant j'aime rester seul avec moi-même, mieux encore, seul, mais avec la présence silencieuse et réconfortante d'un ami dont je suis sûr d'être compris.

Les paroles passent, les silences ne s'effacent jamais; ce qu'on se rappelle d'un être proche, ce ne sont pas les mots qu'il a prononcés, les gestes qu'il a faits, ce sont les silences qu'on a vécus avec lui.

On ne peut pas juger parfaitement celui qu'on n'a jamais entendu se taire, on croirait que son âme n'a pas de visage.

C'est pourquoi j'apprécie ces promenades taciturnes avec Phélin; elles me donnent la mesure de la solide camaraderie qui nous lie maintenant.

Nous sommes réellement très proches et savons bien, même si nous n'osons pas encore l'affirmer hautement, que nous ne resterons plus très longtemps ici. Mais qu'il est donc dur de sauter le pas!

Justement 2 officiers FFL (des forces françaises libres) sont annoncés au parloir. Ils sont refoulés à coups de seaux d'eau et de détritus divers, sans avoir pu prendre aucun contact.

Par contre, j'ai la flatteuse surprise d'être désigné par le colonel pour représenter mes camarades auprès d'un officier du War Office venu... en consultation. L'entretien est cordial; il comprend parfaitement notre position, me précise celle des français qui servent dans l'armée britannique... et m'annonce que pour le moment il est hors de question que nous soyons relâchés et rendus à Vichy.

J'en discute avec Phélin et l'idée germe alors de nous évader... pour ne pas avoir l'air de se vendre! Nous n'avons pas la prétention de rejoindre un territoire français, mais de gagner seuls Londres pour nous présenter en toute indépendance à de Gaulle. Le côté sportif et humoristique de l'aventure nous séduit; on veut se faire gaulliste sans l'assistance de personne, surtout pas de nos geôliers.

L'affaire parait relativement facile; car notre aire de promenade, condamnée le soir, est traversée par un mince ruisseau, abondamment garni de buissons et de roseaux. Se coucher dedans pour attendre l'évacuation de la zone et s'enfuir dans la nuit n'a rien de sorcier. Hélas! Des marins s'évadent avant nous et les nouvelles mesures de sécurité prises nous interdisent tout espoir de réussite.

Tant pis! Pour nous consoler, nous décidons de célébrer dignement le 14 juillet; Matelli, Garat sont d'accord pour qu'on s'offre une veillée comme on n'en a pas connu depuis longtemps. 2 problèmes; le ravitaillement, et la contrainte de l'extinction des feux. A nous quatre, ils sont rapidement résolus, et le soir dans notre chambrée bien close, nous sommes réunis autour d'une table bien garnie, mais où la qualité des mets et des boissons fait sérieusement défaut. Vers 9 heures, alors que tout est silence dehors, on frappe à notre porte;

"Zut!" dit Garat , "nous voilà coincés!"

En effet le sergeant-major de garde se présente, mais en souriant, il s'efface aussitôt pour laisser entre un planton les bras chargés de cakes, de chocolats, de boîtes de bière... On lui fait fête, mais il nous calme d'un doigt sur la bouche, et refusant de partager nos agapes, il se retire en nous souhaitant une excellente soirée, et en nous recommandant quand même un peu de discrétion.

La tension monte encore! Les marins annoncent leur intention de narguer à nouveau les anglais en célébrant l'anniversaire du coup de Dakar. L'armée fait bloc pour montrer sa désapprobation: Phélin et moi sentons que le moment est venu de faire connaître notre choix. Matelli et Garat approuvent, mais pour des raisons de famille, ils veulent patienter encore. Vachey par contre nous accompagnera. Je demande audience au colonel Batte.

"Faites ce que vous pensez être votre devoir"

me dit-il gravement en me serrant la main. Le chef d'escadron, Mason, mon supérieur artilleur, me tape sur l'épaule et me souhaite bonne chance, avouant qu'il aimerait faire comme moi s'il avait mon âge! Le capitaine Letort a les mêmes réactions, arguant de ne pouvoir être tout à fait libre avec sa femme et ses enfants à l'île de Man.

Je tiens à rencontrer aussi, par simple politesse, le capitaine de frégate Simon Timot, qui a remplacé à la tête de la marine le capitaine de vaisseau Maerten dont on n'a plus entendu parler dès notre départ de Diego.

J'entends une toute autre chanson. Le Commandant Timot se montre extrêmement dur; il ne mâche pas ses mots pour me dire son total désaccord, stigmatiser ma violation de serment.

"Il est bien plus méritoire pour un jeune officier" scande-t-il avec force, "de rester volontairement derrière des barbelés que de chercher une gloire facile sur un champ de bataille."

Si je persiste dans ma décision, il me considérera comme un traitre et m'ignorera à jamais. J'ai eu l'occasion de le revoir plus tard, après la guerre, il a tenu parole.

Je prends contact avec l'officier de liaison anglais. Il m'apprend que le Général Legros (très favorablement connu des troupes coloniales) doit justement venir prochainement de Londres et que nous pourrons profiter de sa visite pour partir. Préparons nos bagages et le moment venu, il nous enverra un planton pour nous conduire discrètement hors du camp; je proteste immédiatement. Je refuse de me défiler ainsi, donnant l'impression d'avoir honte de ma conduite; il s'incline et accepte mon scénario.

Le jour J arrive. C'est en grand uniforme, à 11 heures du matin, que nous nous dirigeons seuls, calmement, vers la sortie, au milieu de la double haie formée d'un côté par les terriens nous souhaitant bonne chance et réclamant des nouvelles au plus tôt, et de l'autre par les marins vociférant, nous injuriant, prêt à en venir aux mains. Tous cela sous les yeux d'une compagnie de "tommies" en armes, sur 3 rangs, par delà les barbelés. Dès qu'on franchit la porte du camp, sur un bref commandement, ils brandissent leur casque au bout de leur fusil et crient:

"For the new free french, hip, hip, hip, hourrah!"

Nous sommes immédiatement conduits dans un baraquement où nous attend le Général Legros ; il nous reçoit séparément. On m'a tellement rebattu les oreilles avec ces gaullistes qui n'étaient que des opportunistes sans foi ni loi, des profiteurs qui ne pensaient qu'à s'emplir les poches de livres sterlings et qui ne reculaient devant rien pour jouer les sergeants recruteurs, que je suis merveilleusement surpris de trouver devant moi un général, qui loin de m'accueillir à bras ouverts, commence par me dépeindre toute la fragilité et la médiocrité de la situation, les risques sérieux qu'elle présente pour nos familles, notre avenir, qui me demande si je suis bien sûr de mes convictions, si je ne cède pas à un coup de tête, si j'ai bien pesé toutes les conséquences de ma décision, car il ne sera plus question, après, de revenir en arrière.

Sur mes réponses affirmatives, il s'approche avec émotion, et même une certaine solennité, m'épingle sur la poitrine la croix de Lorraine, me donne l'accolade, puis me serrant la main dit:

"Bravo, mon garçon, et bienvenue dans la France libre".

Je suis très ému; j'ai l'impression d'avoir tiré un trait sur un certain passé et de me lancer dans une aventure toute nouvelle, vers un inconnu inquiétant, mais passionnant.

 

 

Ce fragment de document se trouvait dans les papiers de mon père. Je pense agir dans le sens de son auteur en le publiant sur internet.

Martine Bernard-Hesnard

 

 

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