Dakar, le 15 décembre 1940
Chers Parents,
Malgré les pénibles circonstances que nous
vivons et le grand deuil qui nous a frappé, j'espère que vous passerez un bon Noël et je vous
exprime tous mes voeux pour l'année 1941.
J'ai bien reçu le cable de papa, ainsi que sa longue lettre-avion de Marseille
le 3 décembre, c'est à dire le jour où papa a quitté Marseille.
Je commencerai, si vous voulez bien, par répondre à toutes les questions que vous m'avez
posées.
- Il m'est impossible d'envoyer des cartes familiales en France
libre. Ici, elles sont réservées pour la zone occupée et
aucune indication de lieu ne doit y figurer. Quel que soit l'endroit où je me
trouverai, mon adresse pour les cartes sera toujours Toulon-Naval.
- Je n'ai pas encore reçu la lettre que papa m'a envoyée par la voie paquebot.
- J'aurais bien voulu être véritablement à Diego-Suarez. Mais qui sait? Ce
sera peut-être bientôt.
- Vous m'avez demandé ma citation. La voici.
"Jeune officier, récemment chargé de la direction du tir des 376A, s'en est acquitté avec
beaucoup de sang-froid et d'efficacité sous le feu d'un bombardement ??? intense lors des attaques
anglaises sur Dakar les 23, 24 et 25 Septembre 1940"
Cette citation est à l'ordre du bâtiment, c'est à dire étoile de bronze.
Voici la citation de mon bateau (à l'ordre de la division navale; étoile d'argent
).
"Aviso-colonial D'Entrecasteaux, commandé par le
CF Lacroix: chargé de la surveillance des
barrages, s'est maintenu au mouillage extérieur de Dakar les
23, 24 et 25 septembre malgré un bombardement intense. A
contribué par son feu à repousser les attaques ennemies".
Papa a cru que j'espérais avoir le ruban rouge.
Ce n'est pas du tout cela. Ce serait complètement stupide de ma part.
PHRASE RAYEE, ILLISIBLE
En attendant tous ceux qui ont participé à la bataille de Dakar ont droit à
la médaille coloniale avec agrafe d'argent: AOF.
- Merci des nouvelles de Nantes. L'incident Pageot est amusant. L'achat de
la maison de Baratoux est une bonne idée. Tante Juliette y sera très bien.
- L'officier charouest qui avait cru voir mon bateau le 15
septembre à Casablanca est tout à fait excusable. Le
D'Iberville, frère du
D'Entrecasteaux s'y trouvait à ce moment-là. Sans voir les noms, il faut être
averti de petits détails pour distinguer les deux avisos.
- N'hésitez pas à liquider mon livret de Caisse d'Epargne. J'en ai un autre
"Marine". En principe, je ne crois pas que je puisse cumuler.
- Merci des renseignements que vous me donnez sur la position de mes camarades de promotion. Ici
j'ai deux camarades du pont: Chaumeil et Alexandre et un mécanicien: Vandenbossche. En tout à
Dakar, il y a environ 30 midships
(de marine ou mécaniciens) de la promo 39. La majeure partie se trouve
d'ailleurs sur les croiseurs "Georges-Leygues" et
"Montcalm".
- Je vais vous raconter un peu ce que je fais à bord.
Voici la composition de l'état-major. 1 capitaine de frégate, Cdt
- 1CC, Cdt en Sd - 1 LV - off. fusilier et de détail - 3 E.V. de 1ère classe (1 canonnier, 1
transmetteur, 1 manoeuvrier) 1 IM de 2ème cl. - 1 médecin de 2ème cl. et
1 Commissaire de 2ème cl. - 3 midships et 1 midship mécanicien.
Chaque midship est attaché en second à un
service. Jusqu'au 1er décembre j'étais attaché au service Corps de Débarquement et
Détail. A ce titre je m'occupais de l'entretien des armes d'infanterie.
Quand nous faisions des exercices de débarquement dans la
presqu'île du Cap Vert, c'est moi qui commandait la section. J'ai aussi commandé la
section du D'Entrecasteaux quand elle a défilé
devant le Général Weygand. Etant attaché au Détail, je
m'occupais aussi de la propreté du bâtiment, des réparations,
des fonds, de la peinture etc. Depuis le
1er décembre je suis attaché au service Transmissions, (Timonerie et TSF).
J'ai beaucoup moins de travail. Aussi j'étudie la TSF qui m'intéresse
beaucoup. Dans 2 à 3 mois je passerai au service Artillerie-Electricité.
Un jour sur trois je fais la garde en second au mouillage. Il faut alors
s'occuper de tous les petits détails qu'apportent d'une part la vie en commun,
d'autre part l'entretien et la préparation au combat du bâtiment. A la mer je
fais de même le quart en second avec mon chef de service.
Voici mes différents postes.
poste de combat: |
direction du tir des canons de 37 (Contre-Avions ou Contre de petits bâtiments que l'on
aurait à arraisonner) |
poste de ?? ILLISIBLE |
plage R. |
poste de sécurité: |
?? Sauvetage ?? ILLISIBLE |
poste d'évacuation: |
Destruction des documents ?? ILLISIBLE de la baleinière Tribord |
Au point de vue installation, je partage avec mon camarade Alexandre une
chambre à deux couchettes. C'est très spacieux. Nous avons chacun un grand bureau et une armoire
formant garde-robe et commode. Nous sommes au carré des officiers subalternes,
qui est vaste et plaisant. Nous y trouvons beaucoup de confort par exemple nous avons des
banquettes, des fauteuils. Nous avons un magnifique pick-up avec lequel nous
prenons des quantités de stations. Notre collection de disques
est excellente et nous l'améliorons continuellement. Beethoven, Chopin, Liszt
etc. sont abondamment représentés, ce qui ne nous empêche pas d'avoir des disques modernes.
Nous mangeons évidemment très bien. Tout cela réuni nous donne une vie à bord très agréable.
Au point de vue activité du bâtiment, je ne puis pas vous en dire beaucoup. Toutefois nous ne
nous éloignons jamais beaucoup de Dakar. J'espère que nous irons quelques
jours à Casablanca bientôt. Mais je ne tiens pas à y rester, encore moins à
revenir en France. Ici, au moins il peut y avoir quelque chose à faire.
Il va de soit que si je peux embarquer sur un bâtiment partant pour les Antilles,
Madagascar ou l'Indochine je n'hésiterais pas une seconde.
Mr et Mme Beaumont vont très bien. Ils vous remercient de la lettre qu'ils ont
reçue avec plaisir.
Je saute à une autre question. Je crois que vous ne savez pas comment s'est passée pour moi
l'évacuation de Brest. Voilà
donc un résumé.
L'Ecole Navale a été évacuée le mardi 18 Juin par le
"Richelieu". Depuis le vendredi les avions
allemands venaient presque constamment lançant quelques
bombes, mais surtout des mines
(le "Vauquois" en fut l'une des
victimes). C'étaient continuellement gémissements de sirènes, tir de
DCA. Les nuits se sont passés dans les caves
sauf pour ceux qui armaient les mitrailleuses sur les toîts de l'Ecole. J'y suis allé la seule nuit où les Allemands ne vinrent pas.
C'est un manque de chance. La nuit suivante qui fut la dernière, mes camarades
tiraillèrent toute la nuit.
Bref, le mardi matin nous étions tous fatigués. Dans la nuit
quatre bombes étaient tombées à l'Ecole Navale
(mais sans faire de dégâts).
A 10h30, le Commandant nous annonçait la
défaite de notre armée et
notre évacuation. En hâte nous avons emporté quelques affaires.
Malheureusement nous pensions aller nous battre en Mer du Nord
avec les Anglais, aussi nous sommes nous encombrés de
vêtements chauds. J'ai du laisser à Brest 95% de mes cours, de mes
bouquins, atlas, dictionnaires.
Dans la précipitation du départ j'ai oublié les
choses qui ne représentaient pas une intérêt immédiat, mais que je regrette maintenant. J'ai aussi
oublié ma montre. Je ne sais pas si je retrouverai cela un jour. Bref, à midi, en pleine
chaleur étouffant sous les vêtements que nous avons mis pour en emporter plus, commence
le pénible exode. Portant 2 sacs et un hamac car
nous n'avions pas droit aux valises, nous gagnons le port non sans encombre car nous sommes supris
au cours de la descente par une nième alerte. Au
cours de cette alerte un remorqueur
fut pulvérisé par une mine magnétique. Après
l'alerte nous embarquons dans nos canots
qui nous mènent au Richelieu. A
15 heures nous quittons Brest, nous franchissons le
goulet à 27 noeuds au milieu des
mines. Les avions allemands nous
harcèlent toujours. Puis nous mettons le
cap vers le large.
Voyage sans histoire jusqu'à Dakar du 23 Juin au
17 Août. Je garderai une très mauvais souvenir de
cette période à cause de l'inactivité qui nous était imposée. J'ai néanmoins fait
des manoeuvres d'infanterie, ce qui m'a permis d'être à mon aise pour
commander la section de débarquement du
D'Entrecasteaux. J'ai aussi fait une patrouille sur le
"Sidi-Ferruch", et je ne vous cache pas que je suis de
plus en plus attiré par les sous-marins.
Il y a quelque chose qui me tracasse. Comment s'est passée la
prise de Nantes? J'espère qu'on a résisté tant qu'on a pu
comme à Saumur, à Tours et à Orléans.
Y-a-t-il eu des dégâts dans la ville par les
bombardements d'artillerie? Je crois que l'
ennemi a du arriver à Nantes le
trop fameux 18 juin.
D'autre part pendant la retraite de l'
armée française, qu'est-ce qu'on fait
Tonton Jean, Tonton Pierre
et tous les amis mobilisés. Nous n'avons reçu aucune nouvelle de France pendant la période qui a suivi l'armistice.
Aussi serais-je désireux de savoir un peu ce qui s'est passé.
22 décembre. J'ai reçu la lettre du 24/11 de papa
ainsi que le pull-over blanc. Je vous en
remercie. Le tricot me va très bien.
Papa pourrait-il écrire à Delin, mon tailleur à
Brest (rue de Siam) pour savoir ce qu'est devenu ce que je lui avais commandé? Je ne
compte plus dessus, car je ne pourrai retourner en Bretagne tant qu'elle sera occupée. Les
uniformes bleus ne sont surement pas terminés, à moins qu'ils n'aient été vendus.
Les blancs je les prendrais volontiers, car cela
sert toujours et on en a besoin de beaucoup à la fois, car c'est vite sale et il faut
être impeccable.
Je commence à être très gêné au point de vue vestimentaire, car ici il n'y
a rien. A cette époque il est réglementaire de porter le blanc complet et à partir de 17heures le
veston bleu et le
pantalon blanc. Heureusement qu'il n'est pas question de mettre de manteau. La
campagne de propagande pour le Secours National d'Hiver est très active en ce
moment. On fait des collectes, des quêtes, organise des
séances, des matches pour réunir de l'argent.
Heureusement les Dakarois qui ont chaud et à manger ont pensé aux indigents et
aux victimes de la guerre en France.
Je réunis une collection de documents photographiques sur mes
pérégrinations. Je commence à avoir beaucoup de photos. J'en ai quelques unes du combat
naval des 23/24/25 septembre.
Je me plais beaucoup à bord de mon bateau et je suis bien habitué à Dakar.
A propos, on vous avait sans doute raconté maintes et maintes fois que les Ouoloffs
(habitants indigènes de la région) étaient des gens très bien, intelligents,
travailleurs et courageux. C'est absolument faux. Ces gens là sont des
fainéants, poltrons et arrogants. On a eu extrêmement tort à mon avis d'en faire des
citoyens français. (Ceux qui naissent à Dakar, Rufisque, St Louis et Goué sont
citoyens français). Il faudrait pratiquer le système du travail forcé et
faire marcher tout ce monde à la baguette. Quelques mitrailleuses les mettraient
vite à la raison. On pourrait s'appuyer sur les Bambara, qui habitent
l'intérieur et le Soudan, qui, eux, sont travailleurs et courageux
et ont fait le renom des régiments de tirailleurs sénégalais. (On
devrait dire soudanais par conséquent). Mon système n'empêche pas de
mettre à part une élite, que l'on trouve rapidement au régiment ou
sur le bâtiment où le conscrit noir fait son temps.
Merci des nouvelles que vous me donnez de la famille. Transmettez les miennes à tous les amis.
Parmi eux, il y en a qui doivent être rudement touchés par la guerre. Que sont devenus mes
camarades, surtout ceux qui ne sont pas militaires? Qu'est-ce que devient mon futur fils, Roger?
Dites-lui de ne pas se décourager. Nous aurons toujours une Marine. Ce sera peut-être plus difficile d'y entrer, mais l'
Ecole Navale ouvrira certainement de nouveau ses portes.
Qu'il travaille dans cette voie. Il ne regrettera pas plus tard quand il entrera à la
Baille, je m'occuperai de lui.
Gaston Granger est-il dans un Camp de Jeunesse ou à l'I.P.O.?
Excusez le désordre de cette épistole. Sa rédaction a été coupée par les mouvements du
service, les appareillage, etc.
J'ai oublié de vous dire que je viens de recevoir une lettre de Monsieur Feray,
partie de Marseille le 12 octobre et arrivée ici
le 22 décembre après une escale le 16 novembre à
Tananarive. C'est un circuit un peu fantoche.
Nous nous apprêtons ici à fêter Noël. Cela change un peu de le faire sans
gros manteaux, car il fait continuellement un soleil resplendissant.
Si vous pouvez passer en France libre des effets à moi, j'en serais très
content. Des bateaux pourraient m'en apporter à
Dakar. Tout vêtement me sera utile. Particulièrement chemises et
chemisettes et chaussures. N'achetez rien, mais ce que j'ai déjà me servira, même les
vêtements civils que je porte à terre.
Ne vous inquiétez pas pour moi. Peut-être reviendrai-je à Toulon au début
de l'été, mais je préfererais trouver un bateau qui
me fasse voir du pays que à rentrer en France.
Bons baisers à tous. Je vous embrasse fort.
votre midship
Enseigne de vaisseau Bernard aviso colonial "D'Entrecasteaux" Dakar.
Prière aux gens susceptibles de m'écrire de respecter cette adresse. Il est très incorrect par
exemple de mettre s/s D'Entrecasteaux. D'ailleurs
il y a un cargo de ce nom. Ne pas mettre enseigne tout court.
Ce grade n'existe pas. On met toujours le grade intégralement sans indication
de classe. Pour tous les bateaux faire
précéder le nom du type du bâtiment. C'est une habitude et elle est très
respectée dans la Marine.
Version : 17.12.2007 - Contents : Martine Bernard-Hesnard
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