Enseigne de Vaisseau Paul Bernard

Correspondance de guerre

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Dakar, le 18 novembre 1940

Chers Parents,

J'ai bien reçu de vos nouvelles ces derniers temps. De votre côté vous avez du recevoir mes cartes imprimées. Je vous résume d'abord mon activité depuis le 15 Août.

Le 17 Août l'Ecole Navale a quitté Dakar pour Casablanca à bord du paquebot Jamaïque. Nous sommes arrivés au Maroc le 24. Nous avons été logés sur le paquebot Asie. Le 3 septembre on a demandé à chaque bordache s'il avait de la famille en France libre susceptible de le recevoir. J'ai dit non. Cela m'a valu d'être embarqué le jour même sur le D'Entrecasteaux. A 19h nous quittions Casablanca. 2 camarades et 2 mécaniciens partaient avec moi (1 des mécaniciens depuis débarqué). A bord j'ai été affecté au service Corps de débarquement et Détail Général. Le 8 septembre nous arrivions à Dakar.

Avant de quitter Dakar, le 18 novembre 1940, j'avais déjà fait la connaissance de Mr Beaumont, directeur des Charbonnages et des Chantiers Maritimes. Lorsque je suis revenu, il m'a très aimablement reçu et j'ai la chance d'avoir des amis charmants. Mr et Mme Beaumont me reçoivent souvent. C'est très agréable.

C'est d'ailleurs à Mr Beaumont que je me serais adressé muni de la lettre de papa si j'avais eu besoin d'argent. Cela n'a jamais été le cas. Je suis parti en effet de Brest avec 350 francs. J'ai touché des indemnités puis une solde d'enseigne à partir du 15 juillet. Actuellement, je gagne 2700 francs par mois (tarif colonial). Tout est horriblement cher ici, mais vous pensez que cela ne dépasse pas mes moyens. Je peux mettre de l'argent de côté. A ce sujet j'ai bien reçu les 1000 francs du Commandant Le Terrier. Je les lui rendrai lorsque je reviendrai en France.

A Dakar je connaissais aussi depuis le début d'août les officiers du s/m Sidi-Ferruch. Mon grand-père Baille est à bord. J'avais d'ailleurs fait une patrouille de 4 jours sur ce bateau. J'ai plongé 8 fois. C'est épatant. Les 23-24-25 septembre les Anglais sont venus nous chatouiller les pieds à coups de 380. Cela a mal tourné pour eux, le D'Entrecasteaux a participé à toute la bataille navale. Je dirigeais le tir des canons de 37 Contre-Avions. J'y ai gagné la croix de guerre. Je suis content d'avoir assuré la continuité dans la famille. Mais j'espère que dans quelques années, il y en aura une autre au tableau. Ces 3 jours de guerre se sont bien passés pour nous. Entre les bombardements de 380, nous prenions des données et liquidions le champagne. Papa dira que c'était de la rigolade à côté des tranchées. Il aura parfaitement raison. Mais c'était néanmoins impressionnant de voir monter autour de son bateau les gerbes des 380 anglais (une gerbe de 380 a 100 mètres de haut). Un de mes camarades a été tué sur l'Audacieux, le seul bateau de surface que nous ayions perdu. Il y a eu une centaine de morts sur ce contre-torpilleur. Tous les autres bateaux de surface ont eu de la chance, car si un 380 était tombé sur le D'Entrecasteaux, il n'en serait pas resté lourd. Même pour un croiseur de 7.700 tonnes comme le "Georges-Leygues" et le "Montcalm", c'est difficile à digérer. Bref, Dakar a été sauvé par la Marine puisque le s/m Béveziers a torpillé le "Resolution" et que c'est le "Richelieu" qui a touché le "Barham". A la suite de quoi les 2 cuirassés anglais ont du s'en aller avec leurs ribambelles de croiseurs et de torpilleurs. S'ils reviennent, ils seront mal reçus.

Depuis tout va bien à Dakar. Ce n'est pas le cas plus au Sud où j'espère bien que nous irons mettre le nez un jour ou l'autre.

A bord je suis très heureux. Je me porte très bien. Il a commencé à faire froid à Dakar le 15 novembre. J'entends par là qu'après le coucher du soleil on endurait le veston. Cela m'amuse un peu de penser que vous mettez des pardessus en France alors qu'ici nous n'avons sur le cops qu'un short et une chemisette. C'est la saison sèche depuis un peu plus d'un mois. Jusqu'ici je n'ai pas été embêté du côté paludisme. Pas un seul cas n'est à signaler à bord.

Il y a quelques semaines le bateau de Georges est arrivé ici. Je me suis précipité à bord pour apprendre qu'il avait débarqué et se trouvait sur un autre. Il n'a sans doute pas voulu repartir en campagne. Le mariage ramollit!! Il s'est embourgeoisé à 21 ans. Quel dommage! Moi je ne tiens nullement à rentrer en France en ce moment. Comme de toute façon je ne pourrais pas aller à Nantes, j'aime mieux me promener un peu.

Malheureusement les événements s'y prêtent mal. Quoiqu'il en soit, si mon bateau devait venir à Toulon, je demanderais à changer pour aller n'importe où, mais loin. L'Indochine ou les Antilles seraient assez dans mes goûts.

J'ai été heureux d'apprendre que vous étiez en bonne santé. Mais la terrible nouvelle de la mort de mon pauvre tonton a été un choc bien brutal. Je ne le savais nullement gravement malade. Je pensais qu'il se portait toujours à peu près bien et je croyais que sa solide constitution lui épargnerait une crise fatale. Aussi lorsque j'ai reçu votre lettre, je l'ai relue plusieurs fois sans pouvoir y croire. Tante Juliette doit avoir un chagrin fou. J'ai beaucoup de peine à la pensée que lorsque je reviendrai parmi vous, il ne sera plus là. Lorsqu'on est loin, on vit beaucoup par la pensée. Je me vois souvent revenu à Nantes, au milieu de vous tous. Je suis obligé de faire un effort pour m'imposer à l'esprit l'absence de mon cher tonton. Je crois qu'il y a quelques centaines de francs sur mon livret de Caisse d'Epargne. Prenez cet argent pour fleurir régulièrement sa tombe pour moi qui ne puis le faire. Je vous remercie beaucoup de m'avoir envoyé sa photographie. Je la garde constamment sur mon bureau.

Sur les cartes imprimées j'utiliserai le code suivant:

1) Si je mets "Je suis toujours en bonne santé" ce sera que je suis encore à Dakar. 2) Si je mets "Je suis en bonne santé", je serai parti vers le Sud. 3) Si je mets "Suis toujours en bonne santé", je serai remonté vers le Nord. 4) Au cas où j'irais vers l'Amérique, je mettrais "Suis en bonne santé".

Je vous embrasse fort ainsi que tous, en particulier tata. Ne vous en faites pas pour moi.

Votre midship,

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P.S. Les lettres arrivent beaucoup plus vite par avion. Il y a 2 services par semaines vers Dakar.

 

 

Version : 14.12.2007 - Contents : Martine Bernard-Hesnard

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