Au service de la Voile

Poème de A.-M. Bidon, Capitaine au Long-Cours

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A monsieur Bernard en souvenir de celui qui fut "son" capitaine

 

Galérien martyr, victime de l'esclavage,
Meurtri et épuisé, exsangue au banc de nage,
De la voile date l'espoir, dès son apparition
Qu'un jour prochain cessera l'atroce exploitation.

Depuis, combien de fois la voile a attendu,
En reconnaissance, que l'homme paie son juste dû.
Si le marin a quitté son banc d'infamie,
Ce fut pour débuter une autre périlleuse vie.

Au service de la voile le matelot s'est risqué,
Tel singe vif et agile à la branche agrippé,
Dans la haute mâture à faire de l'acrobatie
Du bas des haubans jusqu'au nid de vigie.

Certains travaux humains sont aussi très pénibles,
Mais quel autre métier rend toujours exigibles,
Par tous les temps, autant de périls calculés,
Qu'à manoeuvrer la voile, le travail de gabier.

Tu ne peux juger de la voile, profane terrien,
Les graciles évolutions d'un modeste vaurien,
Mais essaie de percevoir dans ton esprit d'homme
Du rude labeur des marins ce que fut la somme.

Impossible de se faire l'idée du tableau
Classé le plus émouvant parmi les plus beaux,
Aucun peintre ou poète malgré tout son talent
Ne saura jamais rendre l'exact équivalent.

Gigantesque métronome, majestueuse mâture,
Par sa force le vent te fait battre la mesure.
Et là-haut, quarante mètres au-dessus du vide,
Le visage du matelot est parfois livide.

Au large du Cap Horn, par une mer déchainée,
Le trois-mâts barque fait route sous une pluie glacée.
Tout le monde sur le pont, à serrer la misaine
Au milieu de la nuit, clame le capitaine.

Chaque marin capelle ses bottes et son ciré.
Tout l'équipage alerte est ainsi paré
A aller, au gré du roulis et du tangage,
Affronter la lutte et la mort, le coeur en rage.

Sur l'enfléchure gelée les matelots s'élancent
Montent à l'assaut de la vergue qui se balance.
Les pieds reposent bien sur un long fil d'acier,
Mais les mains roides cherchent en vain où s'accrocher.

Entre ciel et mer la vie est suspendue,
Sous les rafales et la pluie qui tombe drue,
A tenter de serrer la voile rude et glacée :
Dans la main de la chance est la destinée.

Projeté par le vent l'embrun froid et salé
Pénètre et brûle les yeux déjà aveuglés
Par les traits fulgurants des multiples éclairs
Qui précèdent le vacarme du tonnerre.

Le matelot stoïque sous la brise cinglante
Sur la toile rugueuse use sa main sanglante.
Il endure ses souffrances sans une plainte, sans un cri,
Exécuter l'ordre reçu est son seul souci.

La misaine gelée est devenue rigide
Et les mains crispées n'y peuvent creuser une ride.
Cependant ces vingt gars, tous leurs muscles tendus,
D'une lutte inégale ne s'avouent pas vaincus.

En cet instant douloureux ils maudissent leur sort,
Mais n'en redoublent pas moins leurs communs efforts,
Tandis que le vent s'affole dans le grément
Accentue sans cesse son sinistre hurlement.

Enfin, au bout de nombreuses heures souvent,
Les gabiers réussissent à passer les rabans
Qui fixent la voile sur sa vergue bien serrée.
Devoir accompli, finie enfin la corvée.

Dans la tempête sur le pont instable ils respirent.
Ils sont trempés, gelés, exténués, rien de pire.
Ils ne pensent déjà plus aux dangers courus,
Fort heureux qu'il n'y ait pas eu de disparu.

Car il arrive parfois, horrible destinée,
Perdant l'équilibre, à cheval sur la fusée,
Un malheureux matelot chancelle et perd la vie
Disparu à jamais dans les flots en furie.

Le lieutenant de cambuse, sur l'ordre du capitaine,
De ses mains engourdies a ôté les mitaines,
Distribue à tous un mérité boujaron
Tafia plus qu'infâme mais avalé sans façon.

La bordée de quart en bas, d'un pas très fatigué,
Sur les paillasses humides ira se reposer
Dans le poste enfumé à l'odeur des aisselles,
Et d'un sommeil de plomb jusqu'au prochain appel.

Le capitaine rassuré, son navire à la cape,
Descend dans sa chambre. Habillé de pied en cap,
Son corps las n'aura droit qu'à un demi sommeil,
Car l'esprit vigilant reste toujours en éveil.

Tels furent autrefois les découvreurs et les corsaires,
Tels furent hier encore les rouliers de la mer.
Plus de six mois parfois sur la mer isolée,
Par beau et mauvais temps à courir des bordées,

Très loin de la famille, une vie de monastère;
Biscuits, lard et fayots, furent le menu austère,
De la ration quotidienne la morne pitance,
Sans compter de l'amour l'absolue continence.

Sur un beau trois-mâts barque j'ai jadis navigué,
Je ne puis résister, moi fils de Cap Hornier,
De mes souvenirs d'antan à déchirer le voile,
A décrire et à dire aux heureux de cette terre
L'héroïque odyssée de cette vie de misère
Que fut celle des marins au service de la voile.

Alain Bidon,
Capitaine au Long-Cours
Saint-Malo, 1966

 

Version : 23.02.2003 - Contents : Marzina Bernez

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