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Témoignagne
concernant le Vice-Amiral D E R R I E N

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SECRET ET PERSONNEL

 

Mon témoignage peut fournir à la Commission d'enquête deux séries d'informations: les unes - sur le plan psychologique et humain - relatives aux opinions et à l' attitude morale de l'Amiral, en général; les autres - sur le plan médical - relatives au service que je dirige et aussi à l'état de santé de l'Amiral DERRIEN au cours des évènements retenus par l'enquête.

I.- J'étais le médecin, l'ami et le confident de l'Amiral et le voyais chaque jour depuis qu'en Septembre 1942, ma résidence avait été transportée de BIZERTE à La Pêcherie. Depuis le jour qui fut marqué par les hostilités en Afrique du Nord, et surtout durant les journées où il avait à prendre de graves décisions, il avait l'habitude de me faire demander, afin de s'épanouir librement et de trouver dans des conversations à bâtons rompus avec celui de ses subordonnés qui était le moins mêlé aux questions de service, la détente dont il éprouvait un vif besoin.

Durant la soirée du 11 au 12 Novembre 1942, alors qu'il avait anxieusement suivi les nouvelles impressionnantes et parfois contradictoires des journées précédentes, je le quittai vers la nuit alors qu'il venait de me résumer son impression concernant l'attitude du Gouvernement du Maréchal à l'égard de ce que Vichy appelait le mouvement de dissidence. Or, peu après, parvenait aux Chefs de service le message, versé au dossier de la Commission, dans lequel l' Amiral définissait l'Allemand comme l'ennemi désigné et proclamait, sur un ton d'authentique patriotisme, notre désir à tous de prendre une revanche sur la défaite de la France.

Comme j'avais rendez-vous avec lui après diner, je me hâtai d'aller le voir et le trouvai, vers 20 heures, seul dans son appartement privé. Je lui manifestai l'agréable étonnement de ses subordonnés concernant ce brusque renoncement à une politique qui, quoiqu'étant celle du Gouvernement de fait, nous faisait redouter de trop durs sacrifices. Il m'explique, en effet, que le nouveau Gouvernement crée en Afrique du Nord inaugurait de la manière la plus légale une attitude cette fois conforme aux voeux de la grande majorité des Français et qu'il ne devait plus être question d'armistice ni de souveraineté du Gouvernement de Vichy: son expression, contrastant avec l'inquiétude des heures précédentes, était celle de la sérénité confiante.

Alors que nous cherchions des nouvelles par T.S.F. en buvant un rafraîchissement, le téléphone se fit entendre dans la pièce d'à côté et je m'approchais instinctivement alors qu'il décrochait. J'entendis une voix saccadée - que je sus ensuite par l'Amiral DERRIEN être celle de l'Amiral ESTEVA - et le bruit d'une conversation en termes courroucés dont l'interlocuteur de Tunis faisait à peu près tous les frais… Je me retirai dans le salon et quelques instants après, l'Amiral DERRIEN réapparaissait, pâle et soucieux.- Comme je lui demandai s'il avait des ennuis, il me répondit: "Cher Docteur, je crois que je viens de faire de faire une boulette!" Puis, comme je m'étonnais, il m'expliqua:

"L'Officier Général de l'Armée Française dont je vous ai parlé et qui m'a annoncé cet après-midi par téléphone les nouvelles directives, m'avait présenté ses directives comme officielles et émanant d'un nouveau pouvoir légitime, reconnu par tous nos chefs, d'où mon ordre et ma proclamation. Or l'Amiral ESTEVA vient de me préciser, en me blâmant de ma précipitation qu'il ne s'agissait que d'une interprétation (propre à cet Officier Général de l'Armée) d'informations reçues du Maroc par Alger, et que cette interprétation, d'ailleurs prématurée et hasardeuse, devait être tenue secrète."

Or l'ordre-proclamation de l'Amiral DERRIEN était déjà diffusé à peu près partout et avait provoqué un gros mouvement patriotique dans les équipages, surtout chez les Alsaciens-Lorrains: chants de la "Marseillaise" et de la "Madelon", appels au combat, à la dénonciation des traitres, etc… D'où la consternation de notre Chef, sentant sa responsabilité d'avoir ainsi fait appel à un devoir facile, alors qu'il s'estimait menacé d'avoir à leur redonner, selon sa conscience, un devoir beaucoup plus pénible, parce que contraire aux sentiments naturels de ses hommes et de lui-même.

Il résumait son sentiment de faute en disant: "Je ne peux pas revenir là dessus, mes Officiers et mes hommes n'y comprendront plus rien et seront en plein désarroi moral… et pourtant ne suis-je pas obligé de n'obéir qu'au vrai devoir, aux vrais chefs, au vrai Gouvernement de la France?"

C'est dans cette incertitude que je le laissai, en proie à l' inquiétude qui le saisissait à nouveau (maintenant qu'il ne se sentait plus dans la sérénité du devoir indiscutable) à l'idée que ayant, dans quelques heures peut-être, à résister aux Allemands avec les très faibles moyens dont il disposait, il exposait ses équipages à une destruction foudroyante qui devenait "sans profit pour l'honneur en résultat d'une indiscipline."

C'est deux heures après, vers 10 heures 30, que me parvint le contre-ordre: il présentait les ordres successifs qui, les jours suivants, firent état d'instructions précises reçues du Gouvernement du Maréchal, en garantissaient leur parfaite authenticité, et désignaient l'anglo-américain comme l'ennemi en prescrivant de recevoir en Tunisie les Troupes de l'Axe.

J'ajoute qu'au cours de cette tragique crise de conscience que traversa l'Amiral, je ne pus que confirmer chez lui les sentiments que je lui connaissais depuis très longtemps: Français de la plus pure trempe française, breton très attaché sentimentalement à son pays natal et par conséquent à sa grande patrie, n'aimant pas les Anglais mais ayant la haine tenace de l'Allemagne. Toutefois, et avant tout, âme droite et loyale, cherchant avec la plus impérieuse conscience où était son Devoir et, l'ayant trouvé, s'y cramponnant au mépris de ses plus chères aspirations personnelles et mettant au-dessus de tout: la discipline, l'obéissance aveugle aux représentants de la Patrie. C'est parce que nous connaissions la pureté morale de notre Chef que cette confirmation des ordres affirmés par lui légitimes fut acceptée par nous sans protestation, et celà malgré la douloureuse situation que ces ordres nous imposaient et malgrés les résistances patriotiques qu'ils rencontraient au fond de nous mêmes.

L'Amiral DERRIEN me commenta ultérieurement cette effroyable situation des marins en Tunisie: "Le Maréchal exige que nous soyions ici une sorte de Légion tricolore volontaire alors que nous ne le voudrions pas: Quel sacrifice il exige là de nous!!" Et il ajoutait avec amertume: "Vous verrez que beaucoup me désavoueront, personne ne me saura gré de ce sacrifice de moi et de mes hommes; je serai pour tous l'Amiral qui aura livré la Tunisie aux Boches…. Le Devoir est vraiment parfois une chose presque surhumaine. Je redoute surtout le jugement de certains Français à l'égard d'autres Français, car il substituera la passion partisane et l'esprit de vengeance au patriotisme désintéressé."

Une deuxième crise de conscience attendait l'Amiral DERRIEN au moment, où, peu après les événements de TOULON, l'Allemagne, qui se rendait compte du manque absolu de coeur avec lequel nous tolérions sa présence et du danger de notre prétendue collaboration, lui adressa l'effroyable Ukase du 8 Décembre, lequel se résume dans cette phrase d'une délicatesse vraiment hitlérienne:

"Ainsi, mon Amiral, choississez entre la mort et le retour en France".

A aucun moment, l'Amiral DERRIEN n'a été effleuré par un sentiment anologue à la crainte; il aurait avec joie donné sa vie et - si celà eut valu la peine - celle de ses hommes Mais il songeait aux terribles représailles de l'Allemagne sur les populations civiles de BIZERTE: trop de tombes déjà avaient été ouvertes, ici, pour des femmes et des enfants tués par les bombardements anglo-américains. Le refus de se soumettre eût (comme il nous le dit en phrases entrecoupées de l'émotion, au Conseil des Directeurs) amené des milliers de tombes nouvelles; et celà sans aucune contre-partie, la résistance s'avérant pratiquement inefficace. Il restait d'ailleurs bien entendu que le simple sabotage aurait été considéré par l'occupant comme de nature à justifier des représailles du même genre. Localisées, peut-être, en cas de sabotage par initiative strictement individuelle - cas spéciaux que l'Amiral n'a d'ailleurs jamais voulu envisager - mais en tous cas, aussi terribles que les autres, en cas de sabotage systématique ou ordonné.

 

II.- Mon témoignage sur le plan médical porte sur deux points:

A.- En ce qui concerne l'attitude des Allemands à l'égard du Service de Santé, je reconnais qu'elle a été correcte: Autonomie complète du Service de Santé de la Marine, de l'Armée et civil de la région de Bizerte sous mes ordres. Nous avions le douloureux devoir (humanitaire et international) non de "collaborer" avec le Service de Santé allemand - ce à quoi je me refusais - mais de soigner librement et comme nous l'entendions, leur nombreux blessés et notamment les plus graves. Ce qui a été fait.

Je ne m'attribue nullement le mérite de cette facilité. Je le dois d'abord à la tendance, certainement utilitaire, qu'avaient les Allemands à se servir de moi, en souvenir de mon frère, le Professeur O. HESNARD, mort en 1936 comme Recteur de l'Académie de Grenoble, qui a été durant vingt années Directeur des Services de presse et d'information sociales à l'Ambassade de France à BERLIN. Tout en ne méconnaissant pas que mon frère était un adversaire bien informé et redoutable du nazisme et qu'il avait dû, après l'échec du rapprochement de la France avec l'Allemagne républicaine - rapprochement dont il avait été l'un des principaux agents, de 1919 à 1923 avec Aristide BRIAND et Gustave STRESEMANN - quitter BERLIN parce qu'il recevait chaque jour des menaces de mort du parti hitlérien, les Allemands le considéraient comme un adversaire "loyal": En souvenir de lui, ils ne firent aucune difficulté pour faciliter mon action sanitaire; ce dont je profitai dans la mesure où mon service de santé devait en bénéficier, mais en me refusant obstinément à toute avance, en résumant toute sollicitation tendant à me faire sortir de mon rôle médical et aussi en évitant de toute mon habileté l'ordre que je redoutais de leur part de rentrer en France dans la triste perspective de servir à Vichy (où je venais, avant les hostilités, d'être désigné) de chef de liaison entre les services sanitaires français et allemands.

Mais je dois aussi la facilité de mon action à l'heureuse influence qu'avait l' Amiral DERRIEN sur les Allemands.

L'Amiral DERRIEN avait vis à vis d'eux adopté une attitude également éloignée de la bouderie hargneuse, laquelle pousse aux malentendus et par conséquent à la main-mise des Allemands sur les services français, et de la complaisance sans dignité.

Les Allemands comprenaient fort bien que l' Amiral était leur ennemi implacable. Mais sa loyauté, son sens de l'Honneur, ses manières racées leur en imposaient fortement. Ils disaient de lui: "C'est un Gentilhomme!". Et voilà pourquoi cet adversaire irréductible de l'Allemagne sût se faire respecter d'elle, conserver à BIZERTE non seulement sa liberté et son indépendance, mais la souveraineté française dans toute la zone de son commandement. Moralement, l'Amiral a remporté une victoire sur l' occupant.

 

B.- En ce qui concerne enfin la santé de l'Amiral DERRIEN lui-même, étant délié par lui de tout secret professionnel, je fais connaître son état médical:

Tout d'abord il était depuis quelques jours soumis à un régime sévère lorsque les évènements ci-dessus relatés ont éclaté. Venu consulter pour ses yeux à l' Hôpital, il s'était vu ordonner la suppression brusque de tout alcool et de tout tabac. Il obéit consciencieusement à ces prescriptions ordonnées par de jeunes médecins au jugement trop catégorique et se plaignit à moi de fatigue physique insurmontable et de paresse de l'attention. J'attribue aussi à cette fatigue l'état d'incertitude dans lequel il se trouvait - lui habituellement si prompt aux décisions - au moment de sa crise de conscience. Car il était visiblement dans l'état de besoin nicotino-éthylique, bien connu des spécialistes, état qui diminue le tonus intellectuel et moral.

Ensuite, il est nécessaire de savoir que l'Amiral DERRIEN est atteint depuis un an environ d'une atrophie optique double, encore peu marquée mais qui est, comme celà est la règle en pareil cas, lentement progressive. Il a été examiné à fond par les oculistes de l'Hôpital de la Marine et par le grand spécialiste de TUNIS, le Dr NATAF qui a même envisagé avec moi en Mars 1943 son rapatriement en vue d'une intervention chirurgicale. Certaines atrophies optiques, en effet, sont aujourd'hui attribuables à un épaississement méningé de la gaine des nerfs optiques (arachnoïdite) et certains chirurgiens spécialisés comme le Professeur Clovis VINCENT, de Paris, ont rendu la vue à des malades en les trépanant et en allant, sous le cerveau, dégager les nerfs comprimés. C'est, bien entendu, là une intervention chirurgicale très grave. Comme les deuxièmes séries de radiographie n'avaient pas confirmé entièrement le diagnostic de cette lésion, je n'avais pas exigé le rapatriement de l'Amiral mais je puis affirmer que la cécité qui le menace risque d'évoluer assez gravement, malgré le traitement médical, pour le rendre aveugle dans quelques mois.

J'insiste sur la fatalité qui s'acharne sur ce chef de liaison et qui lui impose une fin de carrière tragique. En ma qualité de Médecin, je souhaite de toute la force de mon âme de français que la justice militaire française n'ajoute pas un malheur de plus à cet homme loyal et patriote, frappé par le sort de manière cruelle non seulement dans son honneur mais encore dans sa santé et dans son espoir d'une vieillesse à peine supportable.

 

Bizerte, le 26 Mai 1943

 

Le Médecin Général HESNARD
Directeur du Service de Santé.

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Amiral GOYBET Le Médecin-Général peut-il nous dire le nom de cet Officier Général de l'Armée française qui avait téléphoné à l'Amiral DERRIEN les directives suggérant de considérer l'Allemand comme l'ennemi désigné?
Médecin Général Hesnard L'Amiral DERRIEN m'a dit qu'il s'agissait du Général BARRE

 

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Version : 07.12.2004 - Contents : Martine Bernard-Hesnard

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