Laque de Chine

Voyage en Extrême-Orient (1925)

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De Toulon à Port-Saïd

 

Lundi 15 Juin

Départ du "Jules Michelet". Rade de Toulon 7h30 du soir. Voici enfin l'heure attendue et redoutée! Adieux un peu pénibles à Yet et aux gosses, avec une larme rentrée et un petit serrement de gorge… Longs regards ce petit mouchoir agité Bd Delschage jusqu'à la petite place Macé, avec Yet et Didite à la fenêtre du grenier. Vilain moment! Dieu veuille qu'il soit le dernier de ma carrière de marin malgré lui.

Arrivé par le tramway à Toulon. Quelques adieux sur le quai. La dernière demi-heure est mouvementée: D'un côté un pauvre midship qui vient d'apprendre la mort subite de son père, de l'autre le nouvel aide de camp de l'amiral, jeune enseigne, arrive sur le quai en riant aux éclats, calmé par ses camarades, ivre de whisky! Le contraste était pénible. A. et sa femme s'embrassent lamentablement. J'embarque sur le canot-major avec mon adjoint G., que j'ai eu de la peine à avoir pour remplacer le petit A. Arrivée à bord. Peu après, appareillage.

Soir ensoleillé de Juin, mer unie comme un miroir, rade bleue, un peu de buée s'accroche au mur du Faron. La sonnerie de l'appareillage retentit… Nous quittons lentement le mouillage et défilons silencieusement devant l'Hôpital St Mandrier.

La nuit arrive. Conversation gaie sur le pont avec M. G. et les midships. Dîner au carré: On ouvre la première caisse des boissons alcooliques, en l'espèce du Nouilly Prat. Promenade sur le pont, à la fraicheur, devant les feux de Porquerolles. Demain on ira stopper devant les bouches de Bonifacio débarquer la "mission géodésique", représentée par un vieux savant bossu à tête de japonais. Je me couche à 10h, pour la première fois dans mon dur lit de bois.

Mardi 16 (matin)

Assez mal dormi, enervé un peu et inaccoutumé aux mille petits bruits du bord. La Corse apparait au loin dans le bleu. On nous annonce qu'il va y avoir une levée postale: Yet va pouvoir recevoir de mes nouvelles.

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Mardi 16

Nous mouillons devant Bonifacio. Mer d'indigo. Ciel bleu profond. Brise délicieuse. Le canot accoste la coupée, s'élance sur une houle régulière et douce. Y prennent place l'Amiral, ses aides de camp et le vieux savant géodésique au dos tordu.

Silhouette curieuse de Bonifacio, avec ses casernes de tuile et ses maisons juchées sur une falaise qui creuse à leur pied. Falaises crayeuses et grisâtres - Derrière, on devine un pays assez verdoyant et ondulé. Au loin vers la droite, de grandes découpures de roches ou grottes et tunnel.

Déjeuner dans les côtes de Sardaigne. T. nous a rapporté des poissons frais et des langoustes! Nous allons les faire cuire à l'américaine ce soir.

Après-midi délicieuse: mer d'huile. Après la sieste, je travaille au livre sur le Rêve ( Laforgue, Pichon et de Saussure). Puis je suis invité au carré des officiers subalternes où j'ai une longue conversation avec le commissaire S., critique d'art et romancier. Il me donne à lire son manuscrit. Je commence sa psychanalyse.

Le soir, dîner copieux, arrosé de Vouvray. On boit sec. Ces braves gens qui partent pour deux ans ont bien besoin de s'étourdir un peu. On est gai.
Promenade à la fraîcheur sur le pont. On se couche. Les heures passent.

Mercredi 17 Juin

Ai dormi comme un charme. Réveil sur la mer toujours bleue. Il commence à faire chaud. Conférence du Commandant. On prépare la Cie de débarquement en vue des troubles de Shangaï, dirigés surtout par les Chinois contre les étrangers, surtout les Anglais.

A 10h30 je vais chez l'Amiral .
Vers 11h on aperçoit le Stromboli fumant discrètement sa pipe.

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- Après-midi calme = Je travaille à mes manuscrits.
- Le soir, la chaleur augmente; mais il fait délicieux sur la passerelle de la Timonerie.

17 Juin (fin de l'après-midi)

On aperçoit Messine. Nous entrons dans le détroit. A droite une langue de terre puis des maisons neuves, genre baraquements américains, et enfin, au pied des montagnes, Messine-ville. En face des villas successives, le long d'une côte parcourue par un petit chemin de fer.

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Beaucoup de barques de pêche, dont les pêcheurs agitent leur casquette. Un petit port avec le "ferry boat". Puis, Reggio, petite ville assez morne. Nous nous distrayons à regarder passer les gens sur les plages, à voir un troupeau de chèvres dévaler de la montagne. Il fait bon sur la passerelle de majorité; M. y a ménagé un courant d'air.

Au dîner moins d'entrain qu'hier. Le vieux commissaire est triste, ??, Dimanche la première communion de sa fille, à St Pierre Quilbigen, près Brest. Le mécanicien C. dissimule un vif désespoir de partir pour deux ans… Seul, T., réjoui et d'humeur égale, suppute les perspectives dorées d'un beau voyage avec l'amiral en E.O. et dans le Pacifique.

Encore trois jours de mer sans horizon avant Port-Saïd. Ce sera long! La nuit est facile et agréable. On parle d'organiser une excursion au Caire. Mais nous ne sommes pas riches… et la livre est à 103!

Jeudi 18 Juin

Réveillé par la sonnerie "Branle-bas de combat". Ce n'est qu'un exercice que notre Commandant, excité, nous impose. Il fait chaud au poste des blessés AR où je m'entretiens avec G. Je reprends contact avec les manières militaires: Le Commandant hurle sur un ton aigu parce que, dans l'obscurité, un chauffeur l'a heurté. Quel métier!

Il fait chaud, mais la nuit dernière m'a redonné de l'énergie.- Nous croisons le yacht du Baron E. de Rotschild, qui nous souhaite bon voyage. Je travaille à mon bureau jusqu'au soir.

Au dîner, Vouvray mousseux qui relève nos énergies. Mer calme. Brise fraîche. Je vais causer avec les midships dans leur petit poste et dans la casemate étouffante où couchent quelques uns d'entre eux.

Vendredi 19 Juin

La mer continue à être belle. A 10h nous apercevons la Crète, derrière une assez forte brume.

Mont Ida avec de la neige
Le bâtiment met le cap sur l'île pour la reconnaître dans les détails. Puis nous reprenons notre route monotone. Brise fraîche et forte qui s'atténue quand nous nous éloignons. Nous continuons vers le Sud-Ouest.

- Je surveille l'eau de l'équipage que je fais ?? dans les ??. Je fais prendre la température dans divers points du navire où il commence à faire chaud. Beaucoup de jeunes chauffeurs sont fatigués.

Au repas du soir, S. est affolé! Des hommes se plaignent de la nourriture. Je vais à la cuisine goûter les plats au milieu d'un concours de gueules noircies. Plusieurs rouspètent. Un certain plat de nouilles est infect, j'engueule le cuisinier. Je vais avec le commissaire visiter la boulangerie; le pain est excellent. Je m'occupe de faire un poste pour les exempts de service, je suggère de faire coucher les chauffeurs qui viennent du quart de nuit dans leur hamac pendant le jour, mais il me déclare cette mesure impossible. Je rencontre l'Amiral sur le pont. Le soir nous buvons de la bière au carré. Le vieux commissaire est toujours sombre. Le chef mécanicien est terreux et rouspète! Quel métier que le sien! Et combien je suis plus tranquille que tous ces gens!

Samedi 20 Juin

Dernière journée à la mer avant l'escale. C'est long! Mer bleue, sans aucun incident de traversée. Je travaille à mes bouquins. Les nouvelles télégraphiques sur la Chine sont mauvaises: Un ingénieur anglais assassiné, un consul attaqué. Gros mouvement xénophobe, surtout dirigé contre les Anglais. Matin: inspection du Commandant. Je l'accompagne le long des entrepots puis sur le pont devant les hommes rangés au son de "Hindoustan" et autres fox-trott, exécutés par la musique qui donne envie de danser. Beaucoup de chauffeurs ont la physionomie en feu, les yeux atteints de conjonctivite: je les fais soigner à l'infirmerie.
- La mer continue d'être belle et plate, mais la brise tombe et la chaleur augmente. Nous préparons des mesures pour éviter les accidents. Nous porterons le casque à partir de Port-Saïd. On organise des excursions au Carré. Mais dans ce pays de Livre, ça coûte cher: Le projet a peu de succès. Je prête à M. 300 f; il doit aller à Ismaïlia retrouver un ami qui le pilotera. Ayant prêté 500 f à mon adjoint G., cela me fait 800 f dehors. - Aucun incident de traversée. -
Le soir, un peu de brise rafraichissante. Depuis deux jours, je dors bien.
Je passe la soirée au carré des officiers subalternes où je suis reçu à bras ouverts. On m'intervieuwe sur la Psychanalyse. Le commissaire S. lit des vers. Ils m'ont ouvert en secret un compte à leur gamelle pour que je puisse y aller quand ça me plait.

 

 

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Version : 19.12.2004 - Contents : Martine Bernard-Hesnard

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