Voyage en Extrême-Orient (1925)

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Port-Saïd, Canal de Suez, Mer Rouge

 

Dimanche 21 Juin

Arrivée à Port-Saïd. Enfin la terre! Le "Jules Michelet" escorté d'un remorqueur au pavillon vert longe doucement la longue jetée. On passe devant la statue de Lesseps. On aperçoit un petit croiseur anglais, le "Delhi". On passe devant: sur la plage arrière est assis un vieillard en costume oriental précieux, entouré de ses gens et de ses femmes, au milieu d'un tapis d'Orient; c'est le vieux Roi du Hedjay (le père de l'émir Feycal) qui va à Chypre où les Anglais le proscrivent.
La chaleur est intense. L'air est chaud. C'est en plein le sirocco. Le Dr. M., médecin de la Santé, monte à bord, en escarpins de soirée, monocle à l'oeil et en gabardine kaki de médecin militaire français. C'est le beau-frère de l'écrivain L. de L. et le frère du Docteur N.

J'ai un malade assez sérieux; un chauffeur qui fait un abcès dentaire mal placé, qui bombe en dehors du côté des ?? faciale et linguale. Je vais demander l'aide de nos confrères chirurgiens d'ici. Je descend en casque par un soleil de feu à 11h du matin et je vais successivement à l'Hôpital égyptien où il n'y a personne et à l'Hôpital anglais où j'arrive à m'expliquer avec une charmante infirmière. Je dois revenir cette après-midi à 5h. Je vais prendre un bain sur la plage où une fillette m'offre en un excellent français une cabine tenue par sa mère, une énorme maltaise. L'eau est délicieuse mais je me trompe de cabine après et je hurle de douleur tellement le sable me corrode la plante des pieds . Enfin je la retrouve. Je reviens déjeuner à bord sous un soleil éblouissant et épuisant.

L'après-midi je descend avec mon malade et un infirmier; je le porte à l'Hôpital; whisky-soda avec le médecin, jeune chirurgien sympathique, dans sa chambre avec un très beau chien. Promenade sur la plage où je m'étends dans un coin, entouré de petits arabes nus et d'un vieux qui m'offre, si je le désire, tous les plaisirs de Port-Saïd. Mais je n'en use pas. Une petite fille de 6 ans sur la plage ressemble à Edith et hurle comme elle, en colère; j'ai envie de l'embrasser.

En rentrant, je rencontre la bande des O.S. errante: F., le commissaire, C., T. Nous rentrons par une brise qui fraichit (heureusement!). Il fait terriblement chaud dans ma chambre, chauffée toute la journée… Dîner au carré. Puis nous sortons en bleu uniforme pour aller danser au Casino. Mais le Dr. M. n'est pas là. Quelques couples à peine. Nous restons à notre place prendre des whiskys glacés. Petite promenade avec D. et T. dans les rues de Port-Saïd. Un prestidigitateur nous amuse à la terrasse d'un café; nous apercevons l'amiral en civil. Nuit un peu agitée par le whisky.

Lundi 22 Juin

Je suis réveillé par le charbon et obligé de fermer ma fenêtre. Heureusement il fait moins chaud. Déjà une semaine de passée. Comme je me sens loin des miens!

Le matin, je vais à l'Hôpital anglais. L'abcès de mon malade s'est résorbé spontanément dans la bouche, heureusement. Bain sur la plage où règne une brise exquise. Déjeuner au carré. Le Vouvray commence à sautiller dans les coffres! Aussi décidons-nous d'en boire 3 ou 4 bouteilles tous les soirs.

Après la visite, promenade en ville: jetée, plage, ville arabe. Je m'assieds sur la plage, un policeman, ayant reconnu mon identité, m'offre une chaise au frais. Je distribue quelques cigarettes à des arabes. Puis je vais voir le bain: Une fille de 19 ans sort de l'onde, toute nue, et passe devant moi en gambadant. C'est un pays où la pudeur n'a heureusement rien d'excessif. Porto au casino avec G. et l'officier mécanicien . Dîner à bord, sans les invités que nous escomptions. Sortie le soir avec D., au casino lamentablement vide et dans la rue des Marchands. Nous rentrons par le youyou.

Mardi 23 Juin

Il fait encore bien chaud. Après la visite je vais me promener puis chercher le matelot à l' Hôpital anglais. Je ramène au carré déjeuner avec nous le médecin anglais.

Ce soir nous appareillons à 8h. La vedette de l'amiral suit jusqu'à Ismaïlia. Le Consul est venu dîner chez l'Amiral.

Le soir nous dinerons par deux bordées: 6h et 8h. Et nous partirons dans le canal avec un projecteur à l'avant.

Mardi 23 Juin (soir)

Port-Saïd. Temps aéré et agréable. On me réveille à 7h pour aller voir la viande congelée qui arrive. Le comissaire est aux prises avec une corvée d'hommes qui se déplace dans tous les coins et comme l'endroit du bateau où la viande attend d'être portée dans la chambre froide est très chaud, il s'affole. Je le calme et laisse G. en faction. Après ma visite je vais voir un officier mécanicien, Le G., qui s'est fait une blessure au pied. Puis je vais à l'Hôpital anglais , et en allant, j'achète des cartes postales et une jolie photo du canal. Déjeuner avec le médecin anglais, le Dr. G., très sympathique. L'après-midi, nous recevons, le comissaire et moi, le Consul de France et Mme L.. Je cours à 6 h chercher la Santé et rentre précipitament. Nous appareillons dans la jolie lumière rose et jaune du soir. La Marseillaise, les Girondins, etc, retentissent. Le Chant du Départ leur succède au moment où nous passons devant la "Dédaigneuse" qui est arrivée hier de Beyrouth. L'Amiral est parti avec H. en vedette devant nous jusqu'à Ismaïlia.

Nous filons entre les deux berges du canal, avec deux projecteurs à l'avant. La soirée est fraîche et reposante. Au carré, les officiers qui ont été en contact avec les gens du Canal sont dégoûtés: Le moindre employé de cette belle administration gagne 60.000 f; un ancien camarade du mécanicien a une situation "ordinaire" de 120.000 f!!!
Il est vrai que la vie à Port-Saïd toute l'année ne doit pas être tous les jours très rose…

Mercredi 24 Juin - Canal de Suez

Ce que je vois par mon sabord
dans le canal
Toute la nuit nous avons glissé doucement entre les dunes. Peu de bateaux. Traversé Ismaïlia au réveil, le long des quais assez verts avec des arbres couronnés de fleurs pourpres; maisons jaunes, uniformes.
Des gosse courent en sifflant et en nous faisant signe de la main.
L'atmosphère est tiède. Nous entrons bientôt en Mer Rouge.
L'eau est plate et nous afflige une réverbération assez pénible. Au loin à tribord des montagnes toutes roses un peu masquées par une brume de chaleur. Le pays est implacablement morne, et si ce n'était une brise à peine appréciable que le mouvement du bateau nous procure, nous serions dans l'immobilité pesante.
Par mon sabord je me garde de regarder l'eau. L'éblouissement
?? vite.
Derrière la cloison de ma chambre j'entends les matelots chauffeurs pour qui j'ai obtenu la permission de crocher leurs hamacs durant la journée s'entretenir du pays: L'un se croit à Jérusalem, l'autre "en Arabie" parce qu'il a vu tout à l'heure une file de chameaux!

L'air devient de plus en plus turpide. J'ai une flemme terrible et n'ouvre mes manuscrits qu'avec une énorme difficulté.

Marzina Bernez :

Paysage d'une grande monotonie: Le sable et des montagnes éloignées, d'un gris-jaune un peu rose, se détachant sur une mer d'un bleu indigo. Légère brise. En somme, il ne fait pas beaucoup plus chaud qu'en Méditerranée!

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Mais l'après-midi vers 3h la brise tombe et je me mets à suer dans ma chambre malgré mon ventilateur à toute allure. En ouvrant mon armoire, je crois ouvrir un four à pain, tellement l'air y a été chauffé le long de la coque en feu du bateau.

Nous sommes tous un peu déprimés. Voici bientôt 10 jours que nous sommes sans nouvelles de nos familles; et la monotonie de ce parcours nous pèse un peu. Les gens boivent de l'alcool pour se consoler. Un chauffeur a eu tout-à-l'heure une syncope (il fait entre 55 et 60 degrés au poste central des machines); un autre parait saoûl: il aurait bu du pinard sur toute la journée pour étancher sa soif.

Au carré nous prenons des cocktails. Nous faisons bonne chère, notre cuisinier est épatant: il faut goûter ses oeufs à la gelée truffée! Le Vouvray continue à exploser, nous nous pressons de le boire. A ce régime là, les congestions du foie ne tarderont pas.

Le commissaire S. est toujours affolé par ses vivres et ses légumes; le carnet à la main il court à travers le bateau: il a interrompu nos conversations psychanalytiques et s'est borné à me donner à feuilleter ses romans et ses poèmes dans lesquels il célèbre sa souffrance de solitude et sa peur de l'amour... Mais son nouveau métier, pour lequel il n'est nullement fait, l'absorbe tellement qu'on ne le voit plus.

Jeudi 25 Juin. Mer Rouge

Au branle-bas, un soleil éblouissant se projette sur mon lit. Il va faire tiède. La mer est assez houleuse, nous roulons assez. Cependant la lumière est aveuglante.- Rien en vue: le ciel et l'eau. On rapelle au poste de combat à 8h. Une heure de fournaise. Puis promenade sur le pont où il fait bon. Plus d'horizon: nous sommes en pleine mer. Je vais chez l'Amiral et je masse le Commandant à 11h. La salle de bain fontionne, surtout en ce qui concerne l'eau salée.
Navigation monotone sur une mer un peu agitée et sous un soleil fulgurant.
Je travaille avec plaisir à
mon livre sur l'Instinct. A midi nous déjeunons avec 2 invités du Carré des Officiers. Diner au Vouvray pour changer. Les heures passent. Nuit chaude et calme.

Vendredi 26 Juin. Mer Rouge

Je me réveille en sueur quoique étant dépourvu de tout autre vêtement qu'une mince couche de laine sur le ventre. Il fait tiède! Très légère houle sans brise; nous sommes au milieu de la Mer Rouge. Un ?? nous informe que nous passerons 3 jours à Djibouti.

Beaucoup de monde à la visite. Beaucoup de chauffeurs et de soutiers fatigués: flageolant sur leurs jambes, avec mal de tête et faciès pâle.- L'Amiral va mieux.

Malgré la chaleur je me sens assez actif et je travaille. C'est seulement lorsque je pense à la femme et aux gosses dont je suis sans nouvelle possible, que ça ne va plus. Mes livres sont une précieuse distraction.

L'après-midi c'est vraiment la grosse chaleur: Je suis abruti et je sue sans rien faire, tout nu, comme une éponge. Toutes les heures, friction à l'eau de Cologne. C'est long, cette mer rouge: Dehors un soleil de feu, qui étourdit. Une soif continuelle nous tourmente: Des litres de citronnade, au carré, disparaissent. Les gens ont la cliche. Je résiste. La soirée s'achève dans la lassitude moite. Après dîner, une petite brise survient à tribord: Enfin! Nous renaissons. Dans ma chambre la température s'abaisse de 38-40 à 26 degrés.

Samedi 27 Juin. Mer Rouge

Réveil le matin à 6h pour une journée de chaleur pénible . Je suis en nage, mes draps humides comme des éponges. Soleil fulgurant. Pas de brise. C'est le jour de l'inspection du Commandant. Malgré les rouspétances dissimulées il nous traine partout. Dans les entrepôts inférieurs, il s'arrête à des détails, engueule éperdument les vieux Maîtres et pendant ce temps le "cortège" stationne de longs quarts d'heure dans des endroits où montent de la machine des atmosphères de four ardent.

A la fin, tout le monde s'éponge et donne libre cours à sa rouspétance. Au carré des o. subalternes, Saunier, le président, m'a fait préparer un consommé à la glace. Que c'est bon! Le moral est heureusement excellent. Notre carré est une serre chaude. Après déjeuner, sieste en sueur sous mon ventilateur un peu trop sonore. Après je me mets au travail mais j'ai peine à trouver quelques idées. Je la connais maintenant, cette Mer Rouge!

Quelques températures recueillies par le fidèle maître infirmier Le Bris:

Carré des off.
Maitrise
Dynamo
Coursive amiral
notre carré
52 degrés
42 degrés
45 degrés
44 degrés
35 degrés!

Ca commence à être bien. Les hommes, avachis, dorment partout, noirs de charbon, dégoûtants. Ils se battent pour avoir de l'eau, les plus débrouillards sèchent tout. Beaucoup d'hommes ont de l'embarras gastrique et du mal de tête. Vivement l'Océan Indien!
L'après-midi est terrible. Je la passe nu, me passant tous les quart d'heures la serviette mouillée ou le gant d'eau de Cologne sur la peau. Les gens sont abrutis. La soirée elle-même est torpide. C'est dur!

Je songe avec mélancholie à ma petite terrasse des Routes où j'étais si bien entre Yet et le berceau, devant une carafe fraiche... Cela valait mieux que la contemplation des mornes côtes d'Abyssinie.

Dimanche 28 Juin. Mer Rouge

Ouf! Nuit épouvantable, sans sommeil, dans un brasier. Mon ventilateur, sur le dos au parquet, entretenait un vague courant chaud. Pas un souffle de brise.
A la visite ce matin, des quantités d'embarras gastriques fébriles dus à la chaleur. L'Amiral n'en peut plus. Nous haletons sans pouvoir trouver un endroit.
Sur le pont on grille malgré les tentes. Dans les chambres, c'est de l'air chaud…
Et ?? je suis un de ceux qui étalent le mieux!!

On doit apercevoir la terre vers midi. Vivement la sortie de cette effroyable fournaise! Je suis descendu dans les machines: les malheureux chauffeurs font peine à voir, ils me supplient à l'oreille de les exempter de service: mais il faut marcher. Il y a parmi eux des serviteurs épatants: Mais quel métier que le leur!

L'après-midi, on ne rencontre que des gens pâles, défaits, ruisselants de sueur. L' Amiral étendu sur sa chaise longue est blafard. Le Commissaire ne peut dormir et se déclare à bout. Les midships sont dans leur veston blanc comme des baigneurs sortant de l'onde... Il fait soif. On se dispute la glace.- J'ai rarement eu chaud comme cela. Cela rappelle les plus terribles journées de sirocco en Tunisie-Algérie: Ferryville, Ghadimaou, Bône, etc.
Le soir, deux invités au carré: Saunier, le ?? théosophe, Président du Carré des officiers et le midship de Ste Afrique. Nous montons sur la passerelle de timonerie, près de l'Amiral, voir des iles mornes et brûlées de soleil. Après dîner, promenade sur le pont avec Douval. Nuit chaude et humide. La brise attendue ne vient pas.

 

 

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Version : 19.12.2004 - Contents : Martine Bernard-Hesnard

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