Morale sans péché

LE MONDE - 30 Septembre 1964

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Le petit volume du docteur Hesnard, Morale sans péché, (1) est le complément nécessaire et attendu de son grand ouvrage sur l'Univers morbide de la faute. L'idée essentielle s'y trouve reprise et confirmée: l'homme est avant tout un être éthique, le besoin de moralité est son besoin fondamental. Tout individu humain est originairement et constitutionnellement un être "en valeur". Aussi n'est-il guère de situation dans laquelle il ne se comporte comme menacé dans sa valeur propre. En ce sens tout drame humain, du tragique exceptionnel au banal quotidien, est un drame originairement moral, puisque l' enjeu en est toujours ce qui menace ou renforce la valeur du moi à ses propres yeux. La psychanalyse doit donc utiliser la phénoménologie: découvrir le sens moral d'un comportement c'est en dévoiler la signification humaine. Rien de plus concret par conséquent que la moralité: elle ne tombe pas toute faite d'un ciel des idées, mais est décelable dans toute manifestation, normale ou anormale de la personne. L'homme ne vit pas fondamentalement sous le signe du Souci, de la Sensualité ou de la Puissance mais de la Coulpe. "Il y a chez tout homme une prédisposition à la culpabilité et à l'accusation, ces deux réactions humaines primordiales et conjugées avec l'angoisse", écrit Hesnard, qui rappelle la formule de Maeterlinck: l'homme est un être si essentiellement, si nécessairement moral, que, lorsqu'il nie toute morale, cette négation même est déjà le noyau d'une morale nouvelle.

Ce caractère originairement éthique reconnu à l'homme permet d'interpréter aussi bien les psychoses et névroses que la morale commune, qui en sont d'ailleurs pas radicalement différentes. La psychologie de Pierre Ganet est moniste: il existe une même énergie fondamentale, une tension psychique dont l'affaiblissement constitue la maladie, un peu comme un pouvoir central qui donnerait naissance par sa décadence à de multiples pouvoirs secondaires opposés entre eux. La psychologie de Freud est dualiste, voire pluraliste, c'est une mécanique des forces: des pulsions qui s'opposent, se contredisent, se refoulent, sont à l' origine des maladies dites mentales. Au contraire, la psychologie du Docteur Hesnard est un conflit de valeurs plutôt que de forces, de pulsions ou de tensions. La névrose, pour lui, est une vaste et continuelle protestation intérieurement jouée ou imaginée, et la psychose est une entreprise désespérée de création d'un univers fantastique et aberrant, d'un monde irréel justificateur, qui est précisement l'univers morbide de la faute. Cette culpabilité irréelle, souce d'agressivité contre soi, peut aussi de diriger contre les autres. L'exemple de l' échec ne montre-t-il pas l'homme facilement porté d'abord à s'accuser d'une faute, ensuite à se venger sur autrui? La maladie mentale, quels que soient son degré et sa forme, est une existence à signification humaine de culpabilité.

Or la thèse du nouvel ouvrage c'est que la morale ordinaire, celle que l'auteur appelle morale ou plutôt mytho-morale du péché, a la même source et au fond des caratères analogques. L'homme de l'éthique commune, aussi bien que le névrosé ou le psychopathe, quoique autrement, vit dans l'univers morbide de la faute. A vrai dire, le Docteur Hesnard donne à ces termes un sens assez particulier: par morale du péché il entend une morale et par péché une culpabilité purement interne. Le péché, qui suppose l'intériorité de l'accusation, d'où suivent la négation de l'interdit et l'agressivité contre soi et contre autrui, est la manière inauthentique de vivre la culpabilité. C'est donc l'échec, ou plutôt les périls de cette mytho-morale du péché, que dénonce tout l'ouvrage. L'homme de la morale commune pense pour penser et non pour agir. Il ne songe qu'à se contempler dans une culpabilité le plus souvent imaginaire. Qu'il s'agisse de sexualité ou d'agressivité, ces deux sources ordinaires du péché, il se soucie de sa pureté interne et non du tort effectivement causé au prochain. A force de vouloir purifier l'intention on ignore l'acte. La culpabilité commune est donc abstraite, irréelle. Mais son irréalité n'empêche pas sa nocivité. Le péché intérieur en effet n'est pas simple repliement sur soi, mais état actif de désapprobation: c'est une agressivité rentrée qui peut aussi bien se retourner contre autrui. La morale doctrinale commande l'amour des autres, mais cet amour demeure tout d'intention: en fait sévissent partout la concurrence, la lutte et la guerre. La France vaincue se réfugie dans le moralisme et l'auto-accusation, comme l'Allemagne s'engage dans la guerre en se donnant bonne conscience. L'homme intérieur oscille du dégoût et de la négation de soi à la plus sotte vanité et au sentiment maladif de supériorité. Et demain les mêmes causes produiront les mêmes effets.

"La prochaine guerre sera la guerre des deux péchés, chaque éthique armée voulant punir chez l'autre soit le péché contre l'humanité, soit le péché contre la personne."

Cet impitoyable décrassage de la Faute, pour reprendre la juste expression de Ricoeur, a une contrepartie: si le pécheur est celui qui vit dans l'angoisse non ce de qu'il fait, mais de ce qu'il est (ou plutôt croit être), il faut démystifier la morale en dévalorisant éthiquement la pensée pour revaloriser éthiquement l'action. Car l'éthique en son fond est simple. Il n'a y pas à en chercher les normes chez les héros ou les saints mais dans l'exigence la plus claire: tolérer toutes les idées, mais proscrire tout acte dommageable à la personne d'autrui, ou, plus positivement, travailler à un "perfectionnement indéfini de la relation interhumaine". La vraie morale s'exprime dans le précepte évangélique de s'aimer les uns les autres, et le chrétien devrait être celui qui a été relevé de la loi du péché pour vivre effectivement l'amour de ses frères. Mais l'influence d'Israël et le milieu monastiquesurtout ont ramené la prescription fondamentale de charité à l'angoisse de coulpe, c'est-à-dire à la fausse morale déshumanisante du péché intérieur. Car le péché en définitive n'est que le tabou primitif intériorisé. D'où ce chapitre central intitulé: Le mythe monothéiste du péché, survivance animiste," qui retrace ce qu'on pourrait appeler l'histoire culturelle du péché. Au moyen âge, le fidèle n'est pas du tout celui qui aime mais celui qui est menacé: il ne s'appelle plus croyant, mais pécheur. Or "ce qu'il y a de superstition et de mythique dans la morale négative du péché, à savoir la haine de la vie à travers soi-même, a profondément marqué l'homme moderne." En somme c'est l'infantilisme, individuel et social, qui constitue la mytho-morale du péché. Il faut enfin tenter de se délivrer de tout cet archaïsme, ne plus s'angoisser de la pureté et de l'impureté intérieures, construire une morale vraiment concrète, de cette morale des actes, l'auteur a foi dans la raison et la connaissance de l'homme, dans une révolution pédagogique, si l'on veut, plus que dans une révolution sociale - ou plus exactement dans une transformation de la société par un renouvellement de la pédagogie. Ce qui est logique: si le mal naît des restes d'infantilisme individuel et social, il est bien clair que c'est cet de infantilisme qu'il faut avant tout se délivrer grâce au progrès de la psychanalyse et de l'ensemble des sciences de l'homme.

Ce serait faire injure à ce livre que de le discuter sur le plan philosophique ou théologique, bien que ce soit au philosophe et au théologien qu'il puisse être le plus utile. L'auteur rappelle plusieurs fois avec insistance que son interprétation de la mytho-morale du péché "ne fait appel à aucune doctrine philosophique ou religieuse", que son intention n'est nullement de "mettre en cause le principe de l'éthique religieuse et surtout chrétienne." Il ne pense pas "comme A. Camus, qu'il faille nier Dieu pour permettre à l'homme de s'accomplir, ni que la Religion soit un obstacle au progrès de l'humanité. ". Toutefois on ne voit pas bien quelle serait la spécificité d'une religion réduite à une philanthropie qui ne se soucierait plus de l'existence ou de l'inexistence de Dieu. Aussi l'idée d'un accord entre chrétiens, psychanalystes et marxistes pour réaliser la moralité en acte peut-elle paraître à la fois chimérique et simpliste. Cela donne trop l'impression qu'il pourrait exister des actes à part, comme détachés de toute intention et conciliables avec les pensées les plus diverses. Car telle est bien l'idée la plus contestable du docteur Hesnard: celle de la séparation des idées et des actes, comme si l'on pouvait diriger les actions sans tenir compte des intentions. A vrai dire, l'auteur est bien obligé de le reconnaître et, au moins en deux endroits de son ouvrage, il admet qu'il existe "une vraie culpabilité interne ou plutôt à tendance externe: l'Intention coupable" . Mais alors ne faut-il pas s'en soucier? Et comment guider l'intention sans tomber dans la rumination mentale, l'égocentrisme et le péché purement intérieur?

L'auteur répondrait sans doute que ce n'est pas son sujet et il aurait raison. Si son livre comporte quelques présupposés difficilement acceptables, (et une histoire du péché qui devrait bien logiquement condamner toute religion), il serait ridicule, contrairement à ses affirmations les plus nettes, de les systématiser et d'en tirer une philosophie. Ce dont il faut au contraire lui savoir un gré infini, c'est d' avoir décrassé la Faute en effet, d'avoir mis à nu tous l'archaïsme et l'infantilisme qui substistent dans notre conception apparemment la plus épurée de la culpabilité et d'avoir peut-être amené le chrétien à préciser et approfondir ce qu'il veut dire lorsqu'il affirme qu'il ne vit plus sous la loi du péché, mais d'après le commandement de l'amour.

 

JEAN LACROIX

 

 

(1) Cf. Morale sans péché, par le docteur A. Hesnard, P.U.F, 1954. Paul Ricoeur a consacré une excellente étude à ce livre sous le titre Morale sans péché ou péché sans moralisme? dans Esprit d'août-septembre 1954.

 

 

Version : 07.12.2004 - Contents : Martine Bernard-Hesnard

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