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Lorsqu'en Novembre 1942, se produisit l'occupation du camp retranché de Bizerte par les troupes de l'Axe, je reçus de Monsieur le Vice-Amiral, Commandant de la Marine en Tunisie, l'ordre de mettre le Service de Santé que je dirigeais à la disposition de l'occupant.
Cet ordre me fut précisé à l'issue de la réunion franco-Allemande de La Pêcherie du 12 Novembre et confirmé le 10 Décembre 1942 au moment du désarmement des troupes françaises. En même temps que m'était imposée catégoriquement la mission de faire soigner les blessés ennemis, je recevais celle de faire soigner tous les blessés et malades du camp retranché, non seulement les militaires français et indigènes français mais les civils; (Peu après, Monsieur le Résident général de FRANCE en Tunisie m'adressait la délégation, pour la région de Bizerte, du Directeur de la Santé publique de Tunis pour tout ce qui concerne l'assistance médicale, l'hygiène et l'épidémiologie).
Autant une telle mission me paraissait hautement honorable concernant l'assistance à nos marins et soldats et aux populations civiles cruellement éprouvées par le typhus et les bombardements, autant elle me paraissait douloureuse concernant l'assistance aux blessés ennemis: Bien qu'un devoir d'humanité impose aux médecins militaires la stricte obligation d'une telle assistance, cette mission de remplacer à l'égard des troupes de l'Axe leur propre service de santé, notoirement insuffisant, m'était imposée dans des conditions inhabituelles et, pour tout dire, profondément humiliantes.
C'est pourquoi, dès que je pus communiquer avec la Direction Centrale du Service de Santé et le Secrétariat d'Etat de la Marine à Vichy, je demandais que l'ordre me fut renouvelé par écrit. La lettre qui me fut adressée en réponse renouvelait formellement l'ordre local, ajoutant qu'il s'agissait là d'un devoir imprescriptible que je ne devais pas discuter. Je dus donc m'exécuter et organiser l'assistance aux blessés de l'Axe. Heureusement la convention me laissait l'initiative des modalités de cette organisation.
Le 13 Décembre 1942, les Directeurs, dont j'étais le plus ancien, se réunirent à l'arsenal de Sidi-Abdallah. L'Ingénieur Général OTTENHEIMER, qui venait d'être nommé Directeur de l'Arsenal et moi, fument immédiatement d'accord sur le principe de l'attitude à conseiller aux services techniques. Alors qu'une résistance passive ou clandestine systématique se fut imposée dans l'éventualité d'une arrivée rapide des Alliés, ces services ne pouvaient, dans la certitude où nous nous trouvions que cette consolante prévision ne se réaliserait malheureusement que dans un temps plus ou moins long, qu'accepter de continuer à fonctionner sur les bases suivantes:
Continuer le travail partout et faire vivre les services Français - lambeaux de France - dans l'autonomie et la dignité et, surtout, dans les seuls intérêts français.
Le devoir du Service de Santé était plus clair que celui des autres services: La question du sabotage secret qui était possible dans les services de l'Intendance (dissimulation des stocks), des industries Navales (avarie des outillages, désertion du travail, etc.) et même des services portuaires, ne pouvait être envisagée ni même organisée par le Service de Santé. Non seulement du fait des terribles représailles que l'absence ou la qualité intentionnellement inférieure des soins donnés aux blessés de l'Axe auraient immanquablement entraînées chez les blessés français prisonniers dans tous les pays occupés, mais du fait du devoir absolu auquel sont astreints les médecins militaires de conserver à la France le prestige moral auquel elle a droit devant l'humanité. Les opérations sanitaires se déroulèrent donc de la façon suivante:
I. | Heureusement, les modalités de l'assistance aux blessés ennemis, imposée à mon Service de Santé, avaient été laissés à mon initiative. C'est pourquoi, lorsque le délégué du Service Sanitaire Allemand se présenta à moi en m'offrant une "collaboration", je puis lui répondre, sans diminuer ma pensée, que les conditions propres au Service de Santé ne permettaient aucune espèce de collaboration. Je lui donnai à choisir entre le refus collectif et unanime de tout mon personnel - dont j'étais sûr comme de moi même - de participer aux soins aux blessés de l'Axe, ou l'admission de ces blessés dans nos postes de secours, ambulances de combat et hôpitaux fonctionnant selon une autonomie absolue du Service de Santé Français. En d'autres termes: nos formations n'admettraient dans leur personnel aucun membre du personnel sanitaire de l'Axe, sauf un médecin de liaison du grade de Médecin auxiliaire ou Lieutenant, chargé uniquement, à la porte de l'hôpital de Sidi-Abdallah, des formalités d'entrée et de sortie des blessés, et quelques brancardiers ou infirmiers auxiliaires destinés à soulager nos infirmiers pour les corvées relatives à leurs propres blessés. |
De plus, je me déclarais (faussement, mais pour sauver mon très important stock sanitaire) dans l'impossibilité de leur fournir autre chose que du matériel courant et d'urgence, de quantité limitée par la Direction du Service de Santé Français, à un tarif fixé par elle et délivré selon la procédure française de cession aux autres services (de même que le prix de la journée d'hôpital de chaque blessé de l'Axe hospitalisé devait être remboursé suivant la procédure appliquée aux militaires des Armées Etrangères en temps de paix, dite "Procédure des feuilles nominatives"). | |
Einfin j'insistais sur l'interdiction pour tout agent ou Officier de l'Axe de pénétrer dans le magasin central du Service de Santé pour la raison que j'avais reçu de Vichy (ce qui n'était pas vrai) l'ordre de réserver le matériel du magasin aux militaires français et aux populations civiles. Le délégué sanitaire, assez déçu, réserva sa réponse. Mais le Service de Santé Allemand avait besoin de nous: Dès le lendemain, les blessés Allemands affluèrent. | |
Peu à peu le Service de Santé Allemand, et plus discrètement, le Service de Santé italien nous adressèrent directement du front la plupart de leurs grands blessés (thorax et abdomen). Le mois suivant, le Médecin général, Chef du Service Sanitaire de l'armée Allemande en Tunisie, me fit demander par le Ministre d'Allemagne à Tunis à visiter les blessés Allemands. J'acceptai et pus constater, à l'issue de sa visite, qu'il appréciait fort les qualités techniques de nos médecins: Mes chirurgiens et spécialistes ne pouvaient en effet, malgré la répugnance qu'ils éprouvaient à soigner par ordre les ennemis, renoncer à leur appareillage moderne et à leur habilité technique pour traiter les Allemands très différemment des autres; surtout leur amour-propre national étant en jeu. | |
C'est pourquoi il crut devoir affirmer les marques de sa reconnaissance, qu'il accompagne d'une expression, un peu intempestive, de haute estime pour la science Française. Protestations que j'accueillis avec une correction légèrement ironique, dont il ne parut pas discerner le sens. | |
II. | Mais la conséquence en fut que, durant les semaines suivantes, le Service de Santé allemand nous inonda de blessés; le nombre total des hospitalisés à Sidi-Abdallah atteignant près de 600 et celui de tous les hôpitaux réunis de Ferryville, un nombre oscillant entre 900 et 1,000, limite de notre capacité hospitalière. |
Je protestais par message. Le lendemain, le Médecin général Allemand donna des ordres pour que des évacuations régulières fussent assurées par les soins des Médecins allemands, synchronisées avec des départs massifs de blessés sur l'Italie à l'aérodrome de Sidi-Ahmed. Evacuations souvent hâtives comprenant pêle-mêle à l'indignation de nos chirurgiens - des grands blessés à peine opérés et des blessés en voie de cicatrisation. | |
III. | De Mars à fin Août 1943, il ne se passa aucun incident notable. Nos chirurgiens, dans des conditions matérielles et morales déprimantes, mais avec un sens admirable du devoir et une parfaite discipline, travaillaient jour et nuit; quatre tables chirurgicales fonctionnant en permanence. Là encore, dans les caves de l'hôpital de Sidi-Abdallah transformées en salles d'opération, en pleine fièvre laborieuse, dans l'odeur du sang et des anesthésiques, il ne leur venait pas à l'idée de distinguer, parmi les atroces blessures chez des malheureux épuisés et couverts de boue, les Allemands des Arabes ou des blessés des autres puissances. La consigne était seulement de signaler les Français, plus rares, pour des paroles de consolation et d'espoir dans la langue de leur patrie… Tout le reste était strict et égalitaire devoir d'humanité. |
IV. | A signaler toutefois une deuxième et dernière visite du Médecin général Allemand, en Avril, pour me demander mon avis concernant les mesures épidémiologiques à prendre pour arrêter la diffusion d'une grave épidémie de typhus partie de la rive droite du canal de Bizerte, et m'offrant le concours de la troupe Allemande: Malgré mon désir d'avoir une aide dans ces conditions épouvantables dans lesquelles je me débattais (pas de médecin civil, pas de savon ni de services d'épouillage dans la zone contaminée, un lazaret d'isolement occupé par les Italiens, pas de personnel militaire disponible pour les cordons sanitaires etc…) je refusai net, dans la terreur de voir des soldats allemands faire la loi dans les villages contaminés et sur les routes. Je parvins dans la suite à faire construire par les services Français des Travaux Maritimes, au village le plus atteint, un poste d'épouillage-désinsectisation de fortune, à obtenir de l'autorité Française quelques Sénégalais et quelques civils volontaires pour la police et à assembler un vieux matériel français, sauvé des décombres de l'hôpital de Bizerte, pour l'établissement de postes mobiles de vaccination et de surveillance. |
Au cours de cette même visite, le médecin général allemand, qui arrivait de Bizerte bombardée, me manifesta son étonnement peiné d'avoir vu une ambulance de secours française installée sur mon ordre dans le sous-sol mal protégé de la caserne japy et dirigée par nos médecins se relayant tous les deux jours. Il me proposa de la supprimer en mettant à la disposition des blessés français, militaires et civils, l'ambulance allemande voisine de Koudia. Je refusai, en lui disant, que tant qu'il y aurait des familles françaises dans la ville, mes médecins tenaient à l'honneur d'y assurer les soins aux blessés et malades. | |
V. | A partir de cette date, l'autorité allemande n'insista plus dans le sens d'une impossible collaboration des Services de Santé. Elle continua néanmoins à user du nôtre, le sien étant manifestement et de plus en plus débordé au fur et à mesure de la retraite des troupes de l'Axe. |
Toutefois, durant les deux premiers mois, ils firent pression, sans me consulter, sur l'Amiral pour que des médecins de la Marine fussent rapatriés en France (un médecin allemand expliqua à quelques uns de mes collaborateurs qu'ils avaient besoin de médecins en Europe!) | |
Tous les corps ayant dû laisser partir un pourcentage d'officiers beaucoup plus important pour le corps des officiers de marine - j'obtins, à force d'insister sur les besoins du service de santé au moment de l'arrivée prochaine de l'Armée Alliée, qu'on ne rapatriât qu'un médecin ancien (dont le service avait été supprimé), un jeune médecin en surnombre et un pharmacien-chimiste malade. C'était là une proportion infime, comparée à celle des autres corps, sérieusement amputés. | |
VI. | Personnellement, je fus, le dernier mois, prié d'aller, à Tunis, voir le Ministre d'Allemagne et le médecin général Allemand qui voulurent me persuader de rentrer en France. Devant mon refus, motivé par l'impossibilité d'abandonner mon poste au moment le plus dangereux, ils usèrent de menaces dissimulées sous une apparence de gratitude pour les soins donnés à leurs blessés. Si bien que, durant la dernière quinzaine, je dus aller coucher dans la banlieue de Ferryville, circuler en civil et donner la consigne à l'hôpital de me prévenir de toute tentative suspecte de me conduire à Tunis sous le prétexte d'une nouvelle entrevue avec l'autorité allemande. |
Je suis convaincu qu'ils en auraient usé avec moi comme ils avaient fait trois mois auparavant avec mon collègue et ami Monsieur l'Ingénieur Général OTTENHEIMER, qui, à la suite de dénonciations, fut, avec sa famille, mandé à Tunis, gardé à vue et rapatrié à Vichy par l'Italie en avion. Mais la précipitation avec laquelle ils durent eux mêmes quitter la Tunisie, me sauva de la perspective de rentrer en France, avec tous les honneurs mais contrairement à ce que j'estimais être mon strict devoir. |
Je résume maintenant les résultats de ma politique concernant l'assistance du Service de Santé de la Marine aux troupes de
l'Axe:
a) | Autonomie absolue du Service de Santé, qui, en se conformant strictement aux obligations de l'article 12 de la Convention Internationale de Genève, traita les blessés ennemis qui lui furent confiés en toute liberté sans aucun contrôle ni immixtion du Service de Santé ennemi. Absence de toute "collaboration". Aucun incident de discipline à part quelques rares incartades de blessés et, une seule fois, d'un Lieutenant Allemand vite remis à sa place par ses propres médecins. |
b) | Délivrance à l'ennemi d'une quantité très réduite de matériel sanitaire courant, selon une procédure de cession régulière très onéreuse pour le cessionnaire, remboursé en argent français jusqu'à ce que le manque de temps dût interrompre les versements (ainsi qu'en fait foi la comptabilité du magasin de Sidi-Abdallah). |
c) | Remplacement par l'Axe, à peu
près en équivalence, du matériel sanitaire délivré qui risquait, dans certains articles,
plus demandés, de diminuer notre stock de matériel courant. |
d) | Principal résultat: Conservation sans que l' autorité ennemie ait eu l'occasion de se rendre compte de sa richesse, de notre très beau stock de réserve du magasin de Sidi-Abdallah = Matériel d'exploitation de toute sorte depuis les accessoires de casernement, d'ameublement, d'automobile, les articles de plats etc… jusqu'à l'habillement et le couchage; jusqu'au matériel technique de laboratoire, dont une verrerie abondante et introuvable, des réactifs chimiques, etc… et au matériel sanitaire, enfin, susceptible de ravitailler la marine extra-métropolitaine et, pour certains médicaments précieux, la Métropole au lendemain de la guerre. |
En conclusion, j'avais reçu l'ordre de mes chefs, dès le lendemain de l'armistice, et quoiqu'il dût arriver:
- de ne pas négliger l'assistance aux populations civiles, | |
- de ne réduire mon personnel que contraint et forcé, | |
- de maintenir l'autonomie et l'intégralité du Service de Santé, | |
- de rester à mon poste et de ne pas abandonner mon personnel, même sous le couvert éventuel de la Convention Internationale de Genève, mais en évitant dans toute la mesure du possible les graves inconvénients résultants de la capture du Service de Santé ou de sa mise sous une autorité ennemie, | |
- de veiller jalousement et par tous les moyens, sur le stock sanitaire de réserve, très précieux, de Sidi-Abdallah |
Lorsque je compare mon attitude et celle de mon personnel, qui fut un modèle de courage militaire et civique, de discipline, à celle de certains services français en Tunisie, où, à l'abri de la formule commode: "les boches prennent tout", les chefs et leurs délégués, tout en alléguant le prétendu devoir, très commode, de fuir tout contact avec l'ennemi, laissaient prendre par lui la Direction du Personnel et piller le matériel (réalisant ainsi la forme la plus cachée et la plus avantageuse pour eux mais la plus désastreuse pour la France, des "Collaborations"), j'estime avoir fait jusqu'au bout, et scrupuleusement, mon devoir de chef du Service de Santé et de Français.
La joie et la fierté que nous avons éprouvés en accueillant l'armée française libératrice, nous a amplement consolés, mon personnel et moi, de la froideur que nous ont montrés quelques uns de nos compatriotes, mal informés. Le Service de Santé de la Marine, à toutes les époques de notre Histoire a donné à Cherbourg, à Brest, à Lorient et, dans des conditions moralement plus difficiles encore, à Bizerte, un exemple d'abnégation trouvant sa seule récompense dans l'amour de la France, défaite mais jamais vaincue, et dans la fierté de la servir.
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La récompense unique du Service de Santé du camp retranché de Bizerte pour sa brillante conduite durant les événements ci-dessus relatés fut une cordiale poignée de main accordée par le Général Giraud au Médecin Général Hesnard, lors de son arrivée à l'arsenal maritime de Sidi-Abdallah.
Les membres du Service de Santé de la Marine de Bizerte eurent dans le grand public d'A.F.N. la réputation de "collaborateurs". La plupart furent désignés pour des postes éloignés; qquns envoyés manifestement en disgrâce. Le Médecin Général, Directeur du Service de Santé, fut la première et seule victime d'une ordonnance du Gouvernement d'Alger sur les "limites d'âge d'emploi".
Aucune des propositions de récompense (Croix de guerre notamment) qu'il a fait en faveur de son personnel, ne fut suivie d'effet. Les Officiers du Service de Santé, après leur héroïque conduite durant six mois de bombardement n'eurent que la satisfaction morale d'approuver les récompenses distribuées à leurs camarades des autres ports pour leur attitude durant les premiers jours des hostilités en A.F.N.
Mais ils n'en manifestèrent aucune rancoeur, car ils savaient qu'ils avaient fait tout leur devoir.
Version : 28.03.2005 - Contents : Martine Bernard-Hesnard
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