Un Témoin inconnu

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La Dépêche, Mardi 5 Janvier 1937

Une brève note qui n'a même pas été reproduite par tous les journaux, a annoncé, il y a quelques jours la mort du recteur de l'Académie de Grenoble, M. O. Hesnard.

Nouvelle banale, sans grande importance, à première vue, pour tous autres milieux que l' universitaire. Dans le public, le nom du recteur Hesnard était, on peut l'affirmer sans crainte, parfaitement inconnu. Honneur à la mémoire de celui qui eût le goût de ne pas profiter d'une situation et de relations exceptionnelles pour se faire une réclame personnelle qu'il aurait pu orchestrer fracassante à souhait. Mais on peut prédire à coup sûr que les historiens futurs auront à l'évoquer et qu'aucun travail vraiment approfondi sur la politique européenne d'après-guerre ne pourra être fait sans tenir compte de lui.

La spécialité du recteur Hesnard, c'étaient les études germaniques. Il fut agrégé d'Allemand, puis docteur ès lettres, et cela ne suffirait pas à le distinguer d'un groupe nombreux d'universitaires sérieux et travailleurs. Mais il faut souligner qu'il a eu du rôle du germaniste une conception élevée, qui lui interdisait d'enfermer étroitement son activité dans l'étude de la langue et de la littérature et dans la reconstitution du passé germanique. Par là s'explique sa carrière, par là se justifiera plus tard l'importance de sa personnalité.

Hesnard a fait partie de ce groupe de germanistes qui, à la suite des maîtres alors en exercice à la Sorbonne, Charles Andler et Henri Lichtenberger, n'ont pas borné leur études aux questions ressortissants à l'histoire de la langue et de la littérature allemandes, mais ont voulu voir dans les travaux universitaires un simple moyen de pénétrer l'esprit et l'âme germaniques, avec comme aboutissement de cette activité l'étude de l'Allemagne vivante et actuelle aux côtés de laquelle leur génération était appelée à vivre. Cette préoccupation était nouvelle et, à bien des égards, révolutionnaire. Elle introduisait à la place de la notion de culture désintéressée, chère aux humanistes, l'idée de la recherche de la vérité mise au service de la patrie. Elle a engendré des travaux et des études infiniment précieux, de nature à éclairer vraiment l'opinion et les dirigeants de notres pays. Andler et son équipe ont rendu à la France, dès avant la guerre, d'inappréciables services d'information sur l'état politique et social réel de l'empire bismarckien.

Hesnard avait reçu cette formation, sa curiosité de l'Allemagne actuelle avait été éveillée au cours de ses études. Il fut l'un des collaborateurs, à Berlin, d'un homme dont le nom n'est guère connu chez nous comme il devrait l'être en raison des services qu'il a rendus à notre pays: le professeur Haguenin. Haguenin a passé de longues années à Berlin, enseignant à l'Université et informant le gouvernement français de la situation politique et surtout économique de l'Allemagne. Il y avait acquis une situation morale étonnante, et je sais plus d'un Allemand qui, encore à l'heure actuelle, ne parle pas de lui sans émotion et ne craint pas de proclamer qu'il lui doit de n'avoir pas sur la France les idées fausses généreusement répandues outre-Rhin. Dressé et guidé par cet universitaire de premier ordre, membre, après la guerre, de la mission économique que Haguenin dirigeait à Berlin et dont les rapports constituent peut-être l'ensemble le plus complet qu'on puisse jamais avoir sur la situation de l'Allemagne après la guerre, Hesnard succéda un jour à son "patron".

Il faut bien le dire: sa connaissance de l'Allemagne et surtout du Berlin d'après-guerre était prodigieuse. Dans le monde de la politique, dans celui des affaires ou de la banque, dans le journalisme, parmi les artistes et même dans le monde tout court - sans parler, bien entendu, de la diplomatie et de l'Université - il connaissait tout et chacun. Dans cette capitale désemparée, qu'on pouvait comparer à la fois à une brousse mouvante et au traître miroir d'un lac glacé, Hesnard évoluait avec une aisance supérieure, sympathique à tous, voyant juste, comprenant à demi-mot, discernant les intentions, expliquant les actes, commentant l'opinion, agissant pour son pays et sachant admirablement n'être antipathique à personne. Il connaissait l'Allemagne aussi bien que l'Allemand.

Il a connu aussi toute la politique franco-allemande postérieure au traité de Versailles et surtout il a vu de près et suivi personnellement toute l'action de Briand. C'est par là qu'Hesnard a pris part à une activité historique, ce sont les fonctions qu'il occupa aux côtés de Briand qui obligeront les historiens à s'occuper de lui. Briand avait fait de lui son interprète dans les réunions politiques internationales. Il en avait même certainement fait, sur bien des points, son confident. Hesnard a assisté Briand dans la plupart des grandes conférences internationales de l'après-guerre, il fut un de ses conseillers les plus sûrs et les plus écoutés. Il fut, entre Briand et Stresemann, l'un des convives du déjeuner historique de Thoiry. Il fut un des artisans de la conférence de Locarno, qui fit passer sur l'Europe un souffle d'apaisement. Nul ne fut mieux placé que lui pour savoir exactement ce que furent, dans ces heures graves, les attitudes des divers hommes d'Etat en présence et pour garder le souvenir précis des propos lourds de conséquences qui y furent échangés.

Il avait ensuite regagné Berlin et s'était de nouveau employé de son mieux à amener une détente franco-allemande que la situation intérieure du Reich rendait de plus en plus difficile. C'est certainement à son action qu'on doit surtout la fondation à Berlin de cet Institut Français qui permet à de jeunes universitaires et intellectuels de chez nous d'aller se familiariser sur place avec l'esprit allemand et ses diverses manifestations, et qui est un des organismes universitaires les plus précieux que nous possédions à l'étranger. Puis, il y a quelques années, Hesnard avait renoncé à son activité d'informateur politique ou diplomatique et avait repris sa place dans notre organisation universitaire. Il n'est pas sûr que le poste de recteur à Grenoble constituât son bâton de maréchal, et c'est la mort seule qui a arrêté sa carrière.

La conversation de Hesnard, précise et fine, avait un charme insinuant et délicat qui expliquait le nombre et la variété des relations qu'il avait su se faire. Il abondait en anecdotes prestement contées et savait cependant observer sur la partie la plus intéressante de son activité la discrétion la plus diplomatique. En cela il avait bien raison. Les polémiques sont encore trop récentes, c'est plus tard qu'on pourra impartialement mettre chacun des acteurs du drame à sa vraie place.

Pour le même motif, Hesnard n'a rien publié sur la politique internationale de l'après-guerre. Il était pourtant un de ceux qu'on peut considérer comme les plus qualifiés pour le faire, ayant assisté à tous les actes importants de cette politique et pouvant en parler sans nulle préoccupation de prestige personnel à sauvegarder, puisqu'il n'a jamais eu la responsabilité des décisions. On sait qu'il possédait des notes * à l'aide desquelles il eût pu rédiger des Mémoires dont le succès de librairie était d'avance certain. Les a-t-il rédigés, ou bien avait-il remis ce travail à plus tard? D'un certain point de vue, il vaudrait mieux que ses notes fussent restées sous leur forme primitive. Elles constitueront ainsi un document de toute première main et de toute première importance, dont la sincérité ne saurait être contestée. Souhaitons que des mains pieuses et vigilantes les maintiennent provisoirement à l'abri de tous les fanatismes, du laudatif comme du dénigreur. Quand on pourra en faire une publication impartiale, ceux qui les connaîtront devront rendre l'hommage qui lui est dû au témoin discret et inconnu de tant de choses graves, dont le haut esprit et la noble conscience honorent l'Université à laquelle il appartint.

Jean Boyer

 

 

Ces notes sont en possession de la famille. Leur publication sur Internet est toutefois retardée par la difficulté de déchiffrage de l'écriture. Ceux qui connaissent l'écriture de mon grand-oncle comprendront la complexité de la tâche…

Marzina Bernez-Hesnard

 

 

Version : 09.12.2004 - Contents : Marzina Bernez-Hesnard

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