Cher Maître,
J'ai l'avantage d'accuser réception de votre lettre du 8 courant, dans laquelle vous me demandez des renseignements sur le "MARTINIERE", navire spécialement aménagé pour le transport des condamnés.
C'est en 1886 que la COMPAGNIE NANTAISE DE NAVIGATION A VAPEUR a été déclarée adjudicataire pour ce trafic, ceci à la suite d'un appel d'offres présenté par le Ministère de la Marine et des Colonies (il n'y avait qu'un seul ministère qui groupait ces deux départements).
Antérieurement, le transport des forçats et relégués était assuré par le Ministère de la Marine et des Colonies, avec des transports mixtes (voile et vapeur); l'embarquement s'effectuait sur la rade de l'Ile d'Aix (le pénitencier était à ce moment à ROCHEFORT); le navire empruntait à l'aller la route du Cap de Bonne Espérance (durée 80 jours) pour atteindre l'Ile Nou (à proximité de NOUMEA); le retour se faisait par le Cap Horn.
Si toutefois vous désiriez obtenir des renseignements sur les premiers contingents, vous pourriez vous adresser aux Ministères: Marine Nationale et des Pays d'Outre-Mer.
C'est donc en 1886 que la COMPAGNIE NANTAISE DE NAVIGATION A VAPEUR commence ce service.
Le premier navire transformé a été le "VILLE DE SAINT NAZAIRE", 1.900 Tonnes avec embarquement à l'Ile d'Aix pour NOUMEA via le Cap de Bonne Espérance (durée 65 jours).
Il prenait 300 condamnés hommes et 30 femmes, plus l'équipage et le personnel d'accompagnement qui comprenait en dehors des surveillants, deux médecins capitaines des Troupes Coloniales; le plus ancien avait les fonctions de Commissaire du Gouvernement à qui appartenait le soin de dresser le rapport du voyage qu'il transmettait ensuite au Ministère.
Une remarque: les femmes condamnées ont été envoyées à la colonie jusque vers 1900.
Au deuxième voyage, le "VILLE DE SAINT NAZAIRE" escalait à ALGER où il prenait des forçats algériens; il empruntait le Canal de SUEZ - nouvellement ouvert - pour aller en Calédonie.
En 1890, ce navire se révélant de trop faible tonnage pour des traversées aussi longues, la COMPAGNIE NANTAISE DE NAVIGATION A VAPEUR a fait l'acquisition du cargo anglais "SIRDAR" qui a pris le nom de "CALEDONIE".
Ce navire a été transformé à ST NAZAIRE; il a assuré le transport des condamnés sur NOUMEA pendant que "VILLE DE SAINT NAZAIRE" effectuait encore quelques traversées vers le MARONI.
En GUYANE, les condamnés débarquaient aux Iles du Salut ou à ST LAURENT (forçats), les relégués allant par la terre au pénitencier de ST JOSEPH DU MARONI.
Ensuite la NANTAISE a fait construire un transport de 6.000 tonnes qui a porté le nom de "LA LOIRE". Il a été mis en service en 1902; à ce moment les voyages sur la CALEDONIE ont été abandonnés. Le nouveau navire effectuait uniquement des convois sur la GUYANE. En principe, il exécutait deux convois annuellement. Entre-temps, il était désarmé dans le bassin de ST NAZAIRE.
"LA LOIRE"a été torpillé en 1917 dans la baie d'ABOUKIR; il revenait de MADAGASCAR.
La guerre de 1914-1918 a interrompu le transport des condamnés; il y a donc eu une coupure entre 1914 et 1921.
C'est maintenant que le "MARTINIERE" rentre en ligne.
En effet, ce vapeur construit en Angleterreen 1911 portait le nom d'"ARMANISTAN" (pavillon anglais). Les armateurs l'ont cédé à une Compagnie allemande qui l'appela "DUALA"; il avait une portée en lourd de 5.500 tonnes. Son tirant d'eau avait été retenu pour permettre la montée du MARONI jusqu'au pénitencier de ST LAURENT.
A la suite du traité de paix en Juin 1919 avec l'ALLEMAGNE, une partie de la flotte marchande a été remise aux Alliés. Dans les navires attribués à la FRANCE se trouvait le "DUALA"; le Ministère des Colonies a cédé ce cargo à la COMPAGNIE NANTAISE DE NAVIGATION A VAPEUR qui l'a baptisé "MARTINIERE".
Le nom de "MARTINIERE" est celui d'un village dépendant de LE PELLERIN (L.A.) qui est situé à l'entrée du Canal Maritime de la Basse-Loire (côté amont). Celui-était utilisé pour la montée des cargos sur NANTES.
Entre les deux guerres, des travaux de draguage ont été entrepris pour permettre aux navires d'atteindre NANTES directement par le fleuve dans une seule marée, tandis que par le Canal il en fallait deux: le trajet Carnet (écluse aval) à l'écluse de la Martinière demandait 2 h. 20 (17 km).
Le canal n'ayant plus aucune utilité pour la navigation, il a été abandonné; il sert maintenant de remisage pour le matériel flottant des Ponts et Chaussées.
En accord avec le Ministère des Colonies, le "MARTINIERE" a été transformé en bagne flottant par l'Arsenal de LORIENT après réception des travaux par l'Administration en Mai 1921, moment où son exploitation a commencé.
A ses débuts, le "MARTINIERE" a exécuté six voyages consécutifs sur ST LAURENT DU MARONI car il fallait décongestionner les Centrales de la Métropole et de l'Algérie, les transports des condamnés ayant été interrompus, comme déjà dit, pendant 7 ans.
Ensuite, les voyages se sont effectués à une cadence normale de un ou deux par an suivant les contingents. Certains étaient mixtes: Pénitencier de la Citadelle de l'Ile de Ré et de la Maison Carrée (ALGER).
Les forçats et les relégués de la Métropole étaient rassemblés à la Citadelle de l'Ile de Ré.
L'embarquement s'effectuait sur la rade de LA PALLICE. Les condamnés arrivaient de ST MARTIN DE RE sur des remorqueurs qui accostaient le transport.
Les forçats prenaient l'échelle de coupée; ils étaient ensuite répartis par bagne. Il y avait 8 cages (deux par faux-pont).
On distinguait les forçats (coiffés du bonnet) des relégués qui portaient un chapeau de feutre mou, qui en passant était acheté par l'Intendance Maritime dans les magasins de ROCHEFORT qui se débarassaient, bien entendu, des formes démodées. Quant à leur couleur, cela importait peu.
Chaque compartiment possédait des grilles, avec deux ouvertures, la porte d'accès et un guichet pour le passage des plats. Un gardien assurait la surveillance des deux bagnes tribord et babord, dans chaque cale, il existait un banc de bois fixé aux membrures.
Les condamnés couchaient dans des hamacs accrochés aux barrots, sous le pont principal. Si certains jouissaient d'une relative liberté dans la journée, le soir ils devaient regagner leur bagne; à ce moment le gardien vérifiait la fermeture.
De plus, et par sécurité, le 2ème Capitaine avait la consigne d'effectuer un contre-verrouillage à l'aide d'un dispositif spécial placé sur le pont principal.
Lorsqu'il y avait des récalcitrants, la première punition étaient les fers; le patient était allongé sur le panneau du faux-pont, il avait les pieds retenus dans des boucles. La 2ème punition était dans les cachots disciplinaires, assez réduits, où le condamné n'avait même pas la possibilité de s'asseoir.
Par contre, le navire disposait d'une infirmerie, avec une vingtaine de lits métalliques.
Quant à la nourriture, elle était identique à celle du soldat, avec 1/4 de vin.
En Février 1931, le "MARTINIERE", après avoir débarqué un convoi à ST LAURENT a fait route sur SAIGON par Bonne Espérance pour assurer un transport de 550 condamnés de "droit commun". Ils ont été embarqués à SAIGON, au Cap ST JACQUES et à l'Ile de Poulo-Condore (pénitencier indochinois) et dirigés sur CAYENNE. Ils ont été logés dans des baraquements situés sur le plateau de l'Inini.
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Le transport des condamnés a pris fin au printemps 1939. Le navire a été vendu à la Marine Nationale qui l'a utilisé comme atelier servant à l'entretien des sous-marins; il était ancré dans l'arsenal de LORIENT. Il a été bombardé par un avion ennemi, ensuite condamné et dépecé.
Je vous ai donné un aperçu des transports de condamnés vu du côté armateur. Peut-être vous sera-t-il possible de reueillir d'autres précisions à PARIS. Je sais que ces jours derniers la R. T. F. a donné un reportage sur la vie du bagne dont l' origine remonterait en 1854..., mais je ne l'ai pas entendu.
Veuillez agréer, Cher Maître, l'expression de mes sentiments les meilleurs.
17, Bld de la Fraternité - NANTES -
La lettre de Me Guillonneau n'indique pas le nom de la personne à qui elle est adressée et je ne dispose que d'une copie évidemment non signée. Le style est incontestablement celui de mon père, Paul BERNARD mais l'adresse indiquée 17, Bld de la Fraternité - NANTES - celle de mon grand-père, Léon BERNARD (nous habitions au 19 Fraternité) qui de toute façon avait vécu, lui, l'épopée du "MARTINIERE". Je ne peux qu'en déduire que cette lettre est le résultat d'une collaboration entre mon père et mon grand-père comme il en a été peu après pour la Conférence sur les Voiliers Nantais.
Martine Bernard-Hesnard
Réponse de Me Guillonneau à cette lettre
Version : 03.01.2008 - Contents : Martine Bernard-Hesnard
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