Enseigne de Vaisseau Paul Bernard

Correspondance de guerre

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Lettre à son père

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Dakar, 14 Janvier 1941

Mon cher papa,

Des irrégularités se sont produites ces derniers temps dans les courriers. Le contrôle français des cartes imprimées devient très sévère. On m'a renvoyé deux cartes qui vous étaient destinées. De même je n'ai rien reçu depuis plusieurs semaines.1)

Tout va toujours très bien à bord du «Casteaux». Je ne puis te parler ici des sorties que nous faisons.1) , mais je puis te dire qu'elles sont pour la plupart très intéressantes. La vie au mouillage s'écoule toujours très régulièrement. Je vois souvent Monsieur et Madame Beaussart, ils sont extrêmement gentils pour moi. Je ne pense pas qu'il y ait du chocolat à Marseille, mais s'il y en avait, pourrais-tu leur en envoyer par un bateau Delma s. 1) Je vais t'envoyer par la même voie du savon et du café. Je ne sais si tu pourras les passer en zone occupée: de toute façon je pense que ces produits pourront te servir en France libre pour faire plaisir à des amis. 1)

Puisque j'en suis au chapitre «approvisionnements», nous n'avons pas à nous plaindre à Dakar à ce sujet. Nous avons même du beurre danois. La question la plus embarrassante est celle de l'habillement. Lorsque tu franchis la «Demarkation Linie», pourrais-tu passer dans tes bagages quelques uns de mes vêtements (Au besoin chemise par chemise). Les choses qui me manquent le plus sont les chaussures, les chemises et les caleçons. Mon costume civil me servirait bien aussi. Je m'en suis bien fait faire un ici. Il est simplement correct et d'une étoffe médiocre et il m'a coûté 1200 francs. Les prix ont encore augmenté depuis. Les nefs de Monsieur Chartres viennent souvent ici. C'est un moyen commode de transport.

La vie est si régulière pour moi que je n'ai pas grand chose à raconter. Certes la monotonie est rompue par l'attrait de nombreux détails, mais il sont techniques ou confidentiels et je ne puis guère en parler. J'ai toujours la direction du tir des canons 1) de 37. Nous faisons assez souvent des tirs. Tu penses que je suis heureux comme un roi lorsque je règle le tir de mes engins. 1)

Il fait ici un temps magnifique. Le mois de janvier à Dakar est comparable au mois d'août à Nantes. Les nuits sont fraiches, mais sans exagération. Lorsque je fais le quart de minuit à quatre, je mets simplement un pull-over sous mon veston de drap. Il fait un peu plus froid entre quatre heures et le lever du soleil, mais il est aisé de s'en protéger.

Que deviennent tes bateaux? Le trafic est pourtant assez important ici. Comment se fait-il que ta flotte ne soit pas représentée?

Tu as du apprendre le torpillage du sous-marin «Sfax»et du pétrolier «Rhône». Trois de mes camarades se trouvaient sur le «Rhône». Moutet s'en est sorti normalement, Damaunne a été très grièvement brûlé à la figure et aux mains, le malheureux ne gardera que 4 doigts sur 10. Jacolot, mon camarade de batterie, a été porté disparu. On l'a retrouvé après qu'il se fut envoyé trois jours de biffe dans les sables du «Rio del Oro». Je ne connais pas beaucoup le R.d.O., mais le peu que j'en ai vu me suffit à imaginer les souffrances qu'a du endurer mon camarade ainsi que les 17 hommes qu'il conduisait.

Tu sais peut-être qu'une centaine de mes camarades (environ la moitié de la promotion) est embarquée sur des bâtiments de commerce pour y poursuivre leurs études en navigation. Ils ne font absolument que de la navigation et ils ne portent pas l'uniforme. J'espère que cela ne m'arrivera pas. On apprend aussi bien la navigation sur les bâtiments de guerre, mais on peut y apprendre une foule de choses inconnues au marin du commerce. Sans parler des armes, il y a la conduite envers les équipages qu'il faut apprendre, et je ne crois pas que sur un bâtiment de commerce on ait des chances d'apprendre son métier d'officier. Tu dois te souvenir de m'avoir entendu dire avant mon entrée à la Baille « Je ne me présente pas à l'Ecole Navale pour entrer dans la marine militaire, mais pour faire un marin». J'ai toujours l'intention de faire un marin et, mon ambition est qu'on puisse dire de moi lorsque j'aurai l'âge de Monsieur Allée 2) que je suis un bon marin. Mais je me suis plu à la vie militaire. J'ai toujours eu la phobie du désordre et j'ai constaté que dans la marine militaire tous s'ingéniaient à combattre le désordre. Bref, je serais chagrin de quitter la vie militaire ne fut-ce que pour quelques mois. 1) Heureusement je crois être bien attaché à mon bateau et mon éloignement s'y ajoutant j'espère échapper à la corvée.

J'espère que tous les membres de la famille sont en bonne santé à Nantes. Je m'excuse de ne pas pouvoir leur écrire. Je souhaite à tous une bonne année nouvelle.

Tante doit aller mieux maintenant. Dis-lui s'il te plait que je pense bien à elle malgré les milliers de kilomètres qui nous séparent.

Bonjour aussi à tous 1) les Parisiens.1) La vie ne doit pas être bien rose pour eux en ce moment. Mais cela n'aura qu'un temps. Ils peuvent compter sur ceux qui ne sont pas sous la botte. Nous saurons bien remonter la pente.

Je dois terminer cette lettre car l'heure du courrier approche. Embrasse bien toute la famille de Nantes.

Mes plus affectueux baisers à maman.
Ton fils qui t'embrasse fort,

Paul

 

P.S. 1) Note bien notre nouvelle adresse: Marseille Gare Etranger
P.S. 2) Modification au code valable à partir du 1er février. Au lieu de porter sur la santé, l'indication portera sur la date:
Exemples : 12/2
12 février
12 fév.
12-2
Dakar
Je descends vers le Sud
Je monte vers le Nord
Je vais vers l'Amérique

 

 

1) La lettre s est barrée, ce qui se produit dans cette lettre de façon irrégulière et apparemment sans règles: ni systématiquement à la fin d'un paragraphe, ni à la fin d'une phrase. Un code??
2) Si je ne me trompe, un Commandant de la Nantaise

 

 

Version : 20.06.2005 - Contents : Martine Bernard-Hesnard

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