|
L'histoire des peuples n'est pas faite seulement de celle de ses princes et celle des navires n'est pas non plus limitée aux seuls capitaines; fussent-ils des Armand CAMMARTIN. |
Les marins avaient la vie rude, très rude même. Avant 1880, ils étaient toujours à la disposition du Capitaine ou de l' Officier de quart, ce qui n'est évidemment plus vrai aujourd'hui, hormis le cas de détresse. Ils n'avaient de repos que dans les zones encalminées. La solde mensuelle d'un matelot était alors d'environ 60 francs or.
Le temps des corsaires était dans les mémoires et les méthodes avaient peu changé.
On a rapporté à mon père l'histoire d'un refus d'appareillage sur la Côte de Coromandel. Toutes opérations terminées, le Capitaine avait ordonné l'appareillage pour le lendemain matin. Le jour se faisant, il s'étonne de ne pas entendre le bruit du guindeau. Son second lui annonce que l'équipage a refusé de virer au guindeau.
Aussitôt, le Capitaine fait rassembler l'équipage sur la dunette; il découvre rapidement le meneur qu'il abat d'un coup de révolver, puis commande: "au guindeau". Les marins obéirent.
Le recrutement des équipages constituait, on s'en doute, un problème. Aux termes du "Code du Commerce", c'est au Capitaine qu'il incombait et jusqu'en 1901 les choses ne se passaient guère autrement. Mais le progrès venant, les Capitaines prirent l'habitude de souffler un peu entre deux voyages. N'exagérons rien; ils ne prenaient guère que deux ou trois semaines de congé, et à leur compte, bien entendu. Ils n'avaient plus matériellement le temps de choisir leurs équipages. Quant au Capitaine d'armement, occupé qu'il était par les réparations, les cales sèches, les approvisionnements de toute sorte, de la voilerie à la cambuse, il avait lui aussi suffisamment de besogne; de plus, il ne pouvait être à la fois à HAMBOURG, à LIMERICK et à NANTES et comme il devait beaucoup voyager pour voir les navires, il n'était guère en mesure de faire du recrutement.
Le Capitaine devait donc s'en remettre à un intermédiaire, un "marchand d'hommes". Celui-ci voyait avant tout son profit dans la fourniture du "sac" aux marins. Le "sac" est évidemment pris au sens le plus large; il faut entendre par là les effets personnels ordinaires, mais aussi les bottes, les vêtements de mer et même les paillasses. Qu'un marin soit un brave garçon ou un forban, un excellent voilier ou un incapable, le marchand d'hommes ne s'en souciait guère.
Il faisait une affaire et se payait sur les trois mois de solde réglés d'avance aux marins. S'il était généreux, il leur laissait quelques francs pour fêter le départ.
Fête bien vite passée pour le marin, mais inconnue pour sa femme. S'il elle avait la chance de s'être vu consentir une délégation de solde, elle recevait en principe chaque troisième mois de son mari. Mais l'armateur ayant payé d'avance les trois premiers mois, ce n'est que le sixième mois après l'embarquement qui lui était envoyé. Entre-temps, il valait mieux travailler et ne pas être malade.
Le développement des flottes de voiliers et l'organisation des Compagnies vinrent toutefois adoucir la rigueur de ces usages. Aux "Voiliers Nantais", on n'avait pas recours au marchand d'hommes, sauf par exception et en dehors de France. Les avances étaient réglées devant l' Inscription Maritime et chaque marin avait la libre disposition de son argent pour compléter son sac, et, si bon lui semblait, pour faire la fête.
Si bon lui semblait, ou si loisir lui en était laissé, - car l'épouse avisée accompagnait souvent le mari au règlement des avances et gardait pour elle toutes ses chances de ramener quelque chose à la maison.
Les équipages des Voiliers Nantais se composaient pour les trois quarts de Malouins. ST MALO, PARAME, ST ENOGAT, ST LUNAIRE, ST BRIAC ont fourni la majorité des navires des Voiliers Nantais. Un quart seulement venait du Golfe du Morbihan; l'Ile aux Moines, SENE, ARRADON sont au tableau d'honneur.
Composer un équipage était une chose, l'acheminer jusqu'au voilier une autre. Si le voilier se trouvait à LIVERPOOL ou à GLASGOW, on expédiait les marins par le service ST MALO/SOUTHAMPTON de la SOUTH WESTERN. Le train pour ST MALO via REDON et RENNES partait alors de la gare de Chantenay, à 6 H. 20 du matin.
Je vous laisse le soin d'imaginer le détail des scènes illustrant ce départ. Les gendarmes jouaient en l'occurence le rôle des remorqueurs qui conduisent les voiliers hors du port. Ces remorqueurs, on les appelait effectivement ainsi, ne manquaient pas de questionner l' équipage lors du paiement des avances. Ils avaient, de plus, l'habitude des endroits fréquentés par les marins.
Pour rassembler tout le monde à la gare de Chanteany, en l'absence de tout moyen de transport, il fallait s'y prendre de bonne heure. Vers 4 heures du matin, le ramassage commençait dans les boîtes du quai de la rue Fourcroy ou de la rue des Trois Matelots. Peut-être pourrait-on trouver de bons acteurs qui sauraient nous faire revivre dans un film ces scènes du petit matin. Peut-être avez-vous vu des dessins colorés les représentant. Grâce à l'enregistrement sur disque ou bande magnétique, vous pourriez entendre à nouveau les chansons, les cris, les coups de gueule formant le fond sonore de notre tableau. Mais comment y ajouter le piment d'une odeur effroyable, mélange d'alcool, de fumée et de bien d'autres choses? Mon père se souvient d'être tombé en arrêt et la seule évocation, quelques soixante ans après, de la violence de ces parfums, lui coupe presque la respiration lorsqu'il me raconte ses ramassages en compagnie de gendarmes. Il est vrai qu'il n'avait que 17 ou 18 ans.
Renonçant au folklore, il prit l'habitude de rassembler les hommes à ST MALO. Les Morbihannais n'en éprouvaient aucun dommage et les Malouins épargnaient les frais d'un voyage. Tout se passait à ST MALO, la visite médicale chez le Docteur NOURY, le paiement des avances et l'établissement d'un rôle provisoire à la marine. Le recrutement était facilité par les relations amicales que mon père avait nouées, notamment avec le Capitaine BREGEON de ST LUNAIRE, un collègue du Capitaine CAMMARTIN, et en même temps le beau-père du Capitaine BRIAND, capitaine des Voiliers Nantais, Cap-Hornier, et qui fut, il y a encore peu d'années, Commandant du Port de ST MALO.
Arrêtons-nous un instant dans cette capitale des Cap-Horniers pour rendre hommage à ces hommes qui surent affronter l'aventure sans être aventuriers. Le commandement d'un voilier dans les mers du Sud exigeait une âme de chef; il n'est pas simple de se rendre maître des éléments ou des hommes; faire les deux à la fois et ne devoir compter que sur soi est encore plus difficile. Cela, les Capitaines Cap-Horniers l'ont fait et pour beaucoup d'entre eux avant même d'avoir trente ans lorsque le développement des flottes de voiliers donne aux jeunes toutes leurs chances. Avec le Grand Mât, Yves MENGUY, avec BRIAND et quelques autres, hélas de moins en moins nombreux, les Cap-Horniers se réunissent toujours le samedi au Café de l'Ouest à ST MALO.
Vous comprendrez sûrement que mon père ne manque pas une occasion de les y retrouver.
Les hauts-lieux de la voile: Le Cap Horn
Codewriter: Visual Basic Application - Programmed by : Marzina
Webdesign, Contents & Copyright : Martine Bernard - Version : 07.11.01