Voyage en Extrême-Orient (1925)

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Le "Jules Ferry" à Saïgon

Jeudi 10 Septembre. Midi

Je viens du "Jules Ferry"; j'ai vu Lesson et le Ct de Maubeuge, qui m'a paru singulièrement vieilli (Il a un rétrécissement de l'aorte, et toutes sortes de choses encore: encore un qui a eu bien tort de faire cette fatigante campagne). La plupart des officiers sont abrutis; l'un, Desforges, très brillant jadis, est tabétique, les autres sont alcooliques, plusieurs ont ramassé de terribles maladies vénériennes: Quelle tristesse!!

Il a été décidé que j'embarquerai Lundi matin. Le plus tôt sera le mieux.- Mais je crois que notre traversée de retour sera sacrifiée. On dit que l'amiral Frochet veut aller directement de Saïgon et Poulo-Houé à Aden!!

De retour à bord, je trouve 3 lettres d'Yet, la dernière du 26 Juillet qui m'annonce une probabilité de son départ pour Paimboeuf en Septembre.

Déjeuner à midi avec Taéra au Continental, invités par le Directeur et sa femme, les créoles pondichéryiens ??. La femme, de Toulon, a son fils là-bas et me demande d'aller le voir au retour. Déjeuner exquis avec un de ces carrys comme jamais je n'en ai mangé: Tranches de citron confit dans l'huile pimentée, rougaille d'aubergines, etc. mais c'est un plat incendiaire qui emporte la gueugeule à 75 mètres! - Après nous rentrons faire une courte sieste.

L'Amiral m'envoie à l'Institut Pasteur prendre de la souche de yogurt, puis m'emmène avec lui à Niabé (??, derrière la rizière, qu'on franchit par un bac). Là nous trouvons le gardien du lazaret, vieux fonctionnaire français, la tête recouverte d'un fez (?), qui nous met au courant d'une idée fixe qui le travaille depuis 20 ans: Il se croit "Hydroscope" et avec des baguettes de roseau réunies en V dont il prend une branche dans chaque main, il se tourne vers un corps quelconque à reconnaître et le reconnaît à la rotation qu'il imprime (inconsciemment) aux baguettes. Il croit ainsi reconnaître à 25 kilomètres le fer, l'acier, le cuivre, le charbon, le pétrole, les plantes vénéneuses, etc… tout! C'est un vieux fou qui détraque ses deux filles, lesquelles ont le "don du père". L' Amiral, intrigué, essaie de faire tourner les baguettes; moi, je "neutralise". C'est bien drôle. Retour après l'orage; il fait bon.

Vendredi 11 Septembre. Saïgon

Matin: je rentre de l'Hôpital dans l'auto de Lerminier. Le Commandant geint: qu'il se dépêche de me déranger, car c'est une des dernières fois. On attend la réponse de Paris au sujet du remplacement de Gaillard.- Je vais à bord du "Ferry" et Lesson me présente au joyeux carré: Tous alcooliques. 23 bouteilles de vermouth à 5 le mois dernier! Tous les soirs, champagne à 10h. On dîne au vieux Bourgogne! Il y a 40.000f d'économies à la gamelle!

Ma future chambre est magnifique, en face du carré. Notre programme compte: Batavia - Poulo-Houé (peut-être), Aden directement (16 jours de mer) et Port-Saïd.

Je déjeune avec Taéra et Feral au carré puis sieste lourde (Il fait chaud!!) Après je vais faire un tour rue Caténat, je rencontre Dufossé chez le marchand d'Hanoï où je marchande une table gigogne. Puis je vais à la réunion médicale mensuelle à l'Hôpital où nous nous trouvons 7 médecins de la Marine. Retour en auto à bord. Le soir avec Taéra et Feral bock à la "pointe aux blagueurs", à côté du "Porthos" qui va emmener Dimanche Maxime à Hang-Kéou avec une Cie de mitrailleurs: Il est enchanté. Tant mieux pour lui! - Il me confie un paquet pour sa fiancée qui vient, me dit-il, de recevoir un galet sur la tête à la mer et s'est blessée.

Samedi 12 Septembre. Saïgon

Ce matin, Lesson est venu à bord se présenter à l'Hôpital et me demande de lui passer le service. Un télégramme de Paris nomme comme adjoint sur le "Michelet" le jeune Barrat. D'ici là gardera-t-on Gaillard (qui rentrerait dans 1 mois 1/2 par paquebot?) - Je coupe à l' Inspection en allant avec Lesson voir à l'Hôpital le commissaire Celanère, toujours couché. Le mécanicien Coulon va rentrer par le prochain paquebot.

Je suis invité à dîner chez les Warnod Dimanche, on doit me faire causer de la psychanalyse, la lecture de l'observation de Cécile (de Bordeaux) ayant passionné tous les ingénieurs et leurs femmes.

Ce soir nous pendons la crémaillière dans la nouvelle maison de Gallet. Nombreuse compagnie. On va rigoler.

Samedi 12 Septembre. Saïgon (Suite)

Le soir, je vais voir mon client Clavel et cause avec lui. La soirée est écourtée par l'arrivée du Dr. Lasserre, qui me parle de Bordeaux et de la prospérité de ses affaires (Il a une magnifique Talbot qui le démontre). Puis nous allons pendre la crémaillière en face chez les Gallet. Dîner somptueux, servi par des soldats et matelots annamites du gouvernement, dans une salle à manger fraîchement décorée à la chinoise. Après dîner, musique, chants par Mme Clavel, danse au gramophone, qui se prolonge jusqu'après minuit. De minuit à minuit 30 petite promenade en auto: Clavel conduit sa Delage en casse cou, j'ai hâte d'en avoir fini! A l'arrivée chez les Clavel, souper avec hors d'oeuvre, pâté, champagne… Et l'on redanse avec animation jusqu'à 9h du matin. Nous rentrons par la Rotonde. Taéra s'attarde à un bock. Je rentre fatigué mais assez content.

Dimanche 13 Septembre. Saïgon

Je passe la visite avec un peu de g. de bois. C'est la dernière! Gaillard vient de recevoir l'ordre de rester attendre ici le jeune Barrat jusqu'en Octobre, il rentrera par paquebot. Il n'a pas l'air mécontent, vu ses projets.

L'Amiral va mieux. Je finis mes malles et vais à la salle des ventes. J'achète un plateau incrusté de nacre pour 1 piastre. Puis je vais déjeuner à bord du "Ferry" où je suis reçu avec la plus cordiale gaieté: Champagne beuverie du Ct en second, etc. Ce sont des types un peu gosses pour leur âge mais très drôles. Je vais être admirablement. Ils sont tous au courant de mes travaux, me manifestent une sympathie nuancée de respect qui m'amuse fort! Après déjeuner, sieste à bord du "Michelet" et je finis mes malles.

A 5h au Continental où nous avons, avec Douval, rendez-vous avec le Colonel Sée. Nous filons chez lui, sur le territoire de Cholon, près d'un bois d'aréquier, dans une charmante villa admirablement meublée. Deux heures dans sa fumerie tendue de rouge et or et de lampes Daum donnant une lumière tamisée. Il nous raconte sa vie, sa direction de l'Ecole de Joinville (où j'ai connu son successeur, le Colonel Bonvallot), sa vie au Maroc comme Directeur de l'Instruction physique à la Légion, en Indochine du temps du deTan, etc. - A 8h j'arrive dans sa belle auto chez les Warnod, un peu étourdi. Dîner classique avec le menu saïgonnais: Consommé. Poisson à l'anglaise. Viande aux pommes. Dinde. Foie gras et salade d'arequiers. Assistance assez brillante, quelques officiers du "Ferry". Je suis à côté de la charmante (et sérieuse) Mme Courthiel, qui se promène avec moi au jardin pendant le bridge et me fais les honneurs de son parc, à côté, boulevard Luro. Elle adore Saïgon et voudrait y vivre toute sa vie, mais son mari en a horreur!

Après le bridge on se couche: Minuit passé.

Lundi 14 Septembre. Saïgon.

Aujourd'hui je tire un trait car mon existence change du tout au tout: Je passe sur le "Ferry"…


Passage sur le "Jules Ferry". Quelle différence!! Magnifique chambre, lit meilleur. Bateau confortable. Carré frais. Le Commandant fiche la paix au docteur. On ignore l'Amiral. Pas d'histoires. Tout est propre. La salle de bain est à deux pas. La gamelle est riche. Les gens sont souriants. Quelle bonne affaire j'ai faite en passant sur ce bateau!!! Mes misères sont finies, sans doute.- Après les visites officielles, je m'installe dans ma chambre, je place la belle photo d'Yet accrochée à l'armoire centrale, mes livres et papiers rangés. Que je vais être heureux sur ce bateau! - Déjeuner au Champagne précédé de cocktail: C'est l'habitude de la maison. On me fait fête au carré.

Le carré est charmant: Desforges, Président, distingué et gai.- de Cambourg, le frère de celui de Tunisie, jovial, un peu bête; Pitous, charmant garçon du Gen et de Bordeaux, frère de médecin, fumeur.- Un commissaire effacé mais brave; le mécanicien Baillé, joyeux et faiseur de cocktails, un aumônier éteint et brave homme.

Cependant sur le "Michelet" des drames se préparent.

Le soir, je suis installé. Je dîne chez le Directeur du s. de santé Leconte, mon compatriote du lycée de Pontivy, qui me raconte ses retours en Bretagne. Je montre à sa femme les photos d'Yet et de nos deux filles qui obtiennent le plus grand succès.

Mardi 15 Septembre. Saïgon

Je parachève mon installation à bord où je suis admirablement bien. Déjeuner très amusant, encore au Pommery! Décidément, il va falloir mettre un frein à ces défauts. Après la visite, je travaille puis je vais faire une promenade au marché chinois. En rentrant, je croise l'auto de l'Amiral qui m'emmène avec lui promener sur le quai et acheter une malle; il continue à être malade et songe à rentrer.

Mon successeur sur le "Michelet", Lesson, n'a pas l'air enchanté du changement. Il s'est déjà engueulé avec le Ct Neujillet…- Je vais dîner à bord du "Michelet" avec les Sourges. A 10h je vais chez les Warnod où l'on danse. Brillante assistance. Douval est plein de verve et fait scandale. Nous rentrons vers 1h du matin mais Douval, de Cambourg et Desforges s'éclipsent dans la nuit et je rentre à l'Hôpital .

Mercredi 16 Septembre. Saïgon

Journée d'orage. Les Clavel, venus me voir à bord, sont surpris par une pluie effroyable après le cocktail et nous les invitons à déjeuner, qui est très gai. Après la sieste, promenade au Jardin et retour par les magasins de la rue Caténat. Le soir avec de Cambourg et Desforges, nous recevons les Courthiel, les Warnod et un ménage de capitaine d'artillerie de l'x (annamite), Soun et sa femme! Jolie réception sur la plage arrière, prêtée par l'Amiral Frochet, et dans son appartement, dans la fraîcheur, au milieu des pavillons et des plantes vertes.- Je dors à bord pour la première fois; ça va mais le lit est un peu dur et je me réveille courbaturé.

Après le déjeuner, très gai, je rentre en pousse à bord. L'après-midi je vais demander à la manufacture d'opium l'autorisation de faire des photos pour le J. de Med. de Bordeaux.

Le soir, dîner chez l'Amiral Basire avec les généraux et amiraux. Brillante soirée officielle mais sans femme. Mes pantalons à bords d'or sont inutiles. Je cause avec Lesson.

Jeudi 17 Septembre. Saïgon

Ce matin, je vais à la manufacture d'opium parler au chimiste qui n'y est pas et que je trouve au laboratoire du gouvernement. J'ai envie d'écrire un article sur l'opium à Saïgon.

En rentrant à bord, j'examine le Ct de Cambourg, puis le Ct de Maubeuge, dont je prends la tension artérielle. Le pauvre homme a une lésion aortique et, pour le rassurer, on lui dit que c'est nerveux… Il me parle avec attendrissement de ses gosses et de sa villa du Mourillon qu'il connait à peine.- Quelle paix sur ce bateau!! Et qu'on est tranquille!

Après-midi: Orage. Promenade en ville. J'ai un long entretien avec Neujillet, au "Michelet". On dit qu'on va le faire rentrer, la vie à bord étant impossible à cause de ses colères.

Soir: Visite rue Richaud chez les Gallet avec Taéra et Coulon. Puis à 8h j'arrive en pousse chez les Rollin (ingénieur des chemins de fer) où je dîne avec les Warnod et le jeune d'Estienne, du "Michelet". Mme Warnod, maigre et nerveuse, voulait user de la fumerie derrière le salon, mais son mari lui lance un oeil sévère et elle n'insiste pas. Je rentre en pousse à l' Hôpital militaire à 11h.

Samedi 19 Septembre. Saïgon

Le matin je vais avec le second-maître Godepin prendre les photos à la manufacture au milieu des chinois nus et suants; très pittoresque.

A 10h la commission de santé se réunit: Lesson, Feret et moi sous la présidence de de Vigouroux d'Arcier. J'expose le cas, Neujillet a bien pris la chose, affirme vouloir rentrer (et attribue dans ses conversations avec moi cette aventure à l'hostilité de l'Amiral envers lui).

L'après-midi je vais compléter les photos. A 5h à l'Hôpital, cérémonie de remise de décorations aux camarades Vidal, Pons. Le médecin-chef L'Herminier, la poitrine couverte d'ordres étincelants, est très ému et bafouille un peu. Les infirmières assistent. Après, coupe de champagne à la salle du Conseil de Santé et je rentre en auto avec Chestel.

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Le soir, dîner avec Taéra, Coulon, le fils Mardine et un couple fraîchement débarqué (ingénieur d'Hanoï et sa femme médecin) chez des Annamites. Dîner annamite aux baguettes, arrosé de vin fins, d'alcool de Pékin à la cannelle, de champagne; plats innombrables tous fort bien préparés, avec nioc-man additionné (heureusement) de vinaigre aux échalottes.

Après je reste bavarder avec deux annamites délégués du gouvernement, qui me racontent leur vie. (L'un est d'une localité près de Vinh Long, l'autre de Thuduc). L'un d'eux est plein d'entrain, boit, chante la "Marseillaise de la cuisine" et de vieilles chansons annamites, accompagné par un violon monocorde aux gémissements très agréables et de 2 cithares, appuyées d'une claquette de bois. C'est bien amusant.

Je rentre en pousse vers Minuit et, peu avant l'Hôpital, un autre pousse accoste le mien sans façon. C'est une assez jolie métisse qui me dit d'aller chez elle, près du marché chinois, me prend la main, ordonne à mon pousse de la suivre!! Je suis obligé d'engueuler mon pousse pour lui faire reprendre la bonne direction.

Si Yet avait vu cette scène, elle aurait compris combien son mari est sérieux et fidèle…

Je rentre dormir à l'Hôpital et rentre le matin à bord avec une légère migraine.

Dimanche 20 Septembre. Saïgon.

Ce matin, déjeuner d'adieu au "Michelet". Ce soir, dîner chez les Courthiel. Demain Lundi, départ à midi pour Batavia et la France!

Dimanche 20 Septembre. Saïgon.

Encore une journée bien employée! Le matin j'achète quelques emplettes et à bord je trouve la petite table gigogne, puis un plateau de bois incrusté de nacre acheté à la salle des ventes que j'ai fait retaper.- Je passe la matinée à bord du "Michelet" faire mes visites d'adieu. Je déjeune au carré des officiers où l'on me comble d'honneurs. Au champagne, le Président Saunier, très ému, me fait un charmant discours où il célèbre "non seulement l'écrivain universellement connu, le Professeur écouté… mais encore l'ami charmant, le camarade exquis, etc, etc." Je réponds qq mots affectueux et ils me poussent un "Hip Hip Hourrah" bien senti.

Beaucoup me regrettent certainement de façon très sincère, comme le Commissaire Schwab qui m'a confié un précieux manuscrit pour l'éditeur Grasset. Je prends congé d'eux vers 2h - Sieste - A 4h je file avec Taéra, Orsini et le chinois Hong-Titch à Tudut où notre ami le Délégué nous fait visiter sa maison, nous convie à une collation d'arômes exquis et de bananes dorées, puis nous emmène chez un de ses amis qui vient d'acheter une plantation de caoutchouc dans laquelle il réalise une sorte de Versailles annamite de nouveau riche: Piscine, énorme canalisation d'eau au ruisseau faisant marcher une… boîte à musique (!), une cage à fauves au milieu du parc, une cage à oiseaux rares, des portiques ornés de dragons en cay-nay, etc. Nous revenons à la nuit. Il fait bon, sur la route obscure, au coucher de soleil empourprant les bosquets d'aréquiers.

Dîner chez les Courtheil, très cordial, avec les amis habituels:Tries, Popy, les Warnod, les officiers du "Ferry", etc. A 10h je m'esquive et vais danser chez les Gallet. Mme Gallet m'a ménagé deux surprises: une délicieuse boîte de dînette en petites faïences chinoises pour Didite et un panneau de soie rouge où s'étalent en caractères chinois:

"Dr Hesnard, médecin des fous"

Littéralement:
"des gens malades par excès de chim-chim"

Quant aux Clavel, ils m'ont fait porter à bord une boîte pleine de petites figurines en terre colorée pour Didite: Sampan - Jonque - personnages - etc, etc; c'est charmant.

Retour en auto vers 1 h du matin. Bock à la Rotonde avec Taéra et les camarades du "Ferry", que nous buvons en train de prendre des oeufs durs et du vin du Rhin!

 

 

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Version : 01.04.2005 - Contents : Martine Bernard-Hesnard

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