Voyage en Extrême-Orient (1925)

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Saïgon (3)

Samedi 29 Août

Ce matin après la visite et les soins à l'Amiral, qui ne va pas bien, je cours à la salle des ventes pour noter qq bibelots à vendre demain. Déjeuner à bord après une interminable inspection de Neujillet. Douval est à bout: Il pique des rognes subites, déclare qu'il en a assez! Je le plains!

L'Amiral est pessimiste. Il m'a fait une longue profession de foi religieuse (!!).

Il croit que sa femme défunte le protège et qu'elle l'empêche d'aller en Chine, sur les instances de son oncle!!
Quel état d'esprit!

Après-midi: Pons vient me chercher en auto pour me montrer les béribériques de Siyannah, traités à Cholon à l'Hôpital d'Alung-Bromer. Après la consultation, je flâne à pied parmi les boutiques de Cholon: Luxe criard, boutiques profondes et cossues, habitées par des Chinois ventrus, replets et rigolards en caleçon de bain. Bazar de toute catégorie, magasins d'alimentation, fumeries d'opium, commerces invraisemblables de pacotille européenne et chinoise mélangée. Des barques, des maisons riches ornées avec un mauvais goût à hurler. Quelle ville! Et que de piastres roulent là dedans!

Je reviens en auto et trouve au Continental avec Gaillard de nos anciens élèves de Bordeaux, l'un pharmacien colonial à Pnom Penh, l'autre médecin de l'assistance dans la brousse. J'y rencontre aussi le Dr Augagneur, le psychiatre que j'ai vu à Paris en Juin et qui vient succéder à Rouvry à l'asile de Bien-Hoa. C'est le fils du député gouverneur Augagneur.

Le soir, bal à la Société Corse à la Philharmonique. J'y fais un tour rapide et vais me coucher.

Dimanche 30 Août

Ce matin, salle des ventes. J'attends 9h et fais un tour à bord en pousse pour masser le Commandant, par reconnaissance pour la proposition d'officier de la Légion d'Honneur qu'il m'a faite. Je reviens à la salle des ventes et j'achète qq petites assiettes chinoises à suspendre.

On prend le cocktail, les gens sont mornes. Féral silencieux, Douval irrité et nerveux, Taéra dégoûté: Tout le monde attend. Hier soir, un télégramme de Paris prescrit à l'Amiral "d'attendre des instructions". Quelles instructions? On s'énerve. Il fait chaud. Le moral ne va pas.-

Je sors de 5 à 7h avec Taéra dans l'auto de son ami Orsini, faire un tour d'Inspection par Cholon à la fraîcheur. Mon bouquin sur les Instincts est presque terminé: c'est ma consolation.

Le soir je dors mal. Brusquement, de temps à autre, je pense à mes trois chéries dont je suis séparé par la moitié du monde: Pas de nouvelles d'elles depuis près de deux mois!! J'hésite à télégraphier, vu le prix exorbitant. Sont-elles en vie? Que font-elles? Sont-elles à Toulon? Quelle situation pénible!!
Si cela continuait encore longtemps je deviendrais fou ou je mourrais de tristesse.

Lundi 31 Août

Bravo! Un télégramme de Paris vient d'arriver: La relève du Commandant se fera ici, c'est donc incessamment, dans quelques jours, l'arrivée ici du "Jules Ferry". Enfin! De joie, je prends l'apéritif avec Taéra qui, seul, a conservé sa bonne humeur. L'Amiral m'inquiète: il est de plus en plus déprimé moralement. Husson a eu hier à l'Eglise une sorte de crise d'angoisse et est rentré se coucher avec des palpitations: il est, au fond, dégoûté de son inaction et voit son avenir de bel officier de marine compromis…
Tous détraqués, tous fous sur ce bateau!

C'est aujourd'hui la solde. Le Commissaire Schwab, épuisé, jongle de façon désabusée avec d'énormes liasses de billets et de piastres.

Visite à Mme Feret dont c'est le jour. Je vais chez les Warnod leur prêter l'Evolution psychiatrique, dont une observation (celle de Cécile, ma petite malade de Bordeaux) les intéresse. Après dîner le soir, bock avec Douval au Continental.

Mardi 1er Septembre.

Le "Jules Ferry" arrive le 11. Encore 10 jours à attendre mon courrier. L'Amiral Frochet, malgré la fatique de son équipage, doit aller à Poulo-condor, Com-Rerh, etc. Quel type! Cela va nous faire arriver seulement fin octobre en France. Que c'est long!!

L'Amiral va mieux. Il va aller qq jours au Cap St Jacques et m'a invité à aller le voir, mettant son auto à ma disposition: Cela passera le temps, qui me parait terriblement long.

Tous les matins, je rentre à bord vers 71/2 masser le Commandant, qui est charmant ces temps-ci et m'a promis de me recommander à son camarade Descottes, Ct. le "Paris". A 11h Taéra arrive, les yeux suppliants, pour que je l'autorise à absorber deux doigts de vermouth! Maxime, qui s'est abîmé les doigts en tombant de motocyclette, va mieux.

Après-midi: De 5 à 7h avec Douval chez les Sourges. Sa femme et ses deux grosses filles sont de retour du Cap. Nous fumons dans sa chambre à coucher, devant les trois femmes: C'est roulant!

Rentrons à bord en pousse pour le dîner cocktail. Coktail, grand service… C'est très bien. Après dîner je promène les Courthiel sur le pont. Tries nous accompagne en auto faire le tour de l' Inspection et je rentre à minuit à l'Hôpital.

Mercredi 2 Septembre

Ce matin conférence des chefs de service pour l'arrivée du "Jules Ferry". Le Dr. Seznec, mon ancien élève, va rentrer en France avec nous. Le Dr. Margin, médecin à 2 galons, vient me voir, il est sur l'"Aldebarran" qui vient d'arriver à Saïgon.

Incident comique: Le chef de musique vient d'attraper une "petite maladie" carabinée avec une jeune fille (?) dans la famille où il descendait.
Il est venu, tout honteux, d'apporter ça. Je l'hospitalise à terre, soi-disant pour adénite, suite d'une blessure au pied car son chef, le beau Ct Husson, confit en distinction, n'admettrait pas une pareille faiblesse chez un de ses subordonnés!

Cette après-midi, je vais à la salle des ventes: Il y a qq bibelots amusants. Après, je rencontre Saunier et vais passer avec lui et de Corney une heure dans le "compartiment" qu'ils ont loué, derrière les casernes. Nous causons agréablement et rentrons à pied à bord. Après dîner, je vais avec Taéra prendre un bock à la "pointe des blagueurs", petit café avec terrasse s'avançant sur la rivière, où il fait délicieusement frais. Puis je vais coucher dans la villa de l'Amiral, sur son invitation.

Jeudi 3 Septembre

Ce matin salle des ventes. J'achète pour 1 piastre un magnifique panneau incrusté de nacre et pour 2 piastres le vase semblable à celui que j'ai déjà. Avec des petits tables gigognes et une tenture cela fera pour Yet les éléments d'un petit salon chinois pour elle. Les journées sont chaudes et passent lentement. Rien à faire pour coucher désormais à la villa: Quand ils ont vu que nous avions été y coucher, Neujillet et Husson ont décidé d'y aller (C'est bien là la courtoisie maritime).

Après-midi, promenade en auto avec Taéra. Après, bock au Continental. Un orage brusque éclate, suivi de court-circuits qui jette la rue Catenat dans l'obscurité. Je rentre à tâtons dans la nuit.

Vendredi 4 Septembre.

Je m'attarde le matin à l'Hôpital, voir Coulon qui y est entré pour son rapatriement et le fils Lerminier que son père, inquiet, passe à la radioscopie. Lerminier père me prête sa Renault pour aller chercher mes achats à la salle des ventes. Nous avons Sourges à déjeuner.

Après-midi: Je travaille pour finir mon manuscrit des "Instincts". Ouf!

L'Amiral rentre ce soir, il n'a pas dû s'amuser au Cap. Les routes sont coupées par une crue du Donaï. Le soir, bock avec Taéra à la Pointe aux blagueurs, où l'on voit à quelques 50 mètres le "Paul Lecat" retour du Japon.

Samedi 5 Septembre

En rentrant j'ai l'heureuse surprise d'avoir une lettre de Yet du 12 Juillet (celle où elle m'annonce une contravention pour m'être promené en auto sans lumière le 14 Juin: j'ai beau me creuser la tête, je ne me rappelle plus cette histoire, ayant toujours fait très attention.

L'Amiral est rentré fatigué et ayant de nouveau la cliche. Décidément, il n'ira pas en Chine, comme ses précisions le lui font prévoir! Il va consulter Viel, le spécialiste… Viel vient d'être opéré de l'appendicite… Je le console et vais le resoigner. Tantôt j'irai chercher des bacilles lactiques à Pasteur pour lui. L'état de l'Amiral défraie la gazette, Husson, le Ct Douguet, en clabaudent, comme de vieilles commères.

Ce matin on a décoré le Lieutenant de Vaisseau Herbout sur la plage arrière. J'ai "porté armes" pendant au moins 10 bonnes minutes avec la réverbération de la rivière en plein dans l'oeil. A 11h nous apprenons que la Colonie a signé l'arrêté qui nous donne 60 piastres de supplément par mois. Pour fêter la nouvelle, nous prenons le cocktail.

Ce soir, je vais à la salle des ventes. Dîner chez le Ct La Marine et après, bal des anciens combattants.

Chez les Douguet, brillante assistance d'officiers: le Ct de l'"Aldebarran", les officiers en service au port, etc.

Je me vois placé à côté d'un charmant garçon, le Lieutenant de Vaisseau de la Forest-Dionne, qui a connu Oswald à Berlin et me parle de lui comme d'un type merveilleux. Il a lu un de mes livres et depuis, demandait à tout venant:

"Est-ce le frère du Prof. Hesnard de Berlin?"

Il m'est doux d'entendre parler à Saïgon de mon vieux frère.

Après dîner, Bal à l'Hôtel de Ville. Salle brillante. Qq jolies femmes et d'autres de connaissance: Mmes Courtheil, Warnod, Gallet, Feret, etc… Mme Gallet, femme un peu mûre mais encore bien d'un avocat boîteux qui la trompe avec une métisse, me témoigne une sympathie assez vive et s'abandonne dans des tangos somptueux. Drapée dans une robe lamée d'or, très peinte et enduite d'une épaisse couche de poudre ocre, les yeux très agrandis et qqs brillants remarquables autour du cou, elle se trémousse d'un corps encore assez plastique et danse fort bien. On nous lorgne beaucoup. Si Yet était là, elle serait jalouse. Et pourtant!!! Cette belle madame ne me cause pas le moindre désir. Je fais un mari épatant, extrêmement sérieux.
En pousse-pousse. Détail d'une lettre à
Yet.

A 3h du matin, Taéra et moi allons boire un demi et prendre un sandwich avec elle et une amie, qui va me consulter demain pour son mari. Puis nous allons reconduire ces dames en pousse pour finir cette vertueuse soirée. Je me suis beaucoup amusé: l'annonce de l'arrivée très proche du "Ferry" y était pour quelque chose.

Nuit à l'Hôpital. Je rentre à bord le matin à 8h en pantalon doré et escarpins. Gaillard a dû danser jusqu'à 6h du matin: C'en est un qui ne s'embête pas, il se rattrape de ses années de Rochefort.

Demain: déjeuner chez Tries à Cholon.

Dimanche 6 Septembre. Saïgon

Réveil avec un peu de migraine, car à la suite du bal des anciens combattants, j'ai peu dormi. Je passe la visite avec deux infirmiers, le maître étant couché pour… maladie vénérienne, dont il est très honteux. A 10h l'auto de Tries vient nous prendre Douval et moi et nous mène à Cholon où nous visitons la rizière et la vaste usine dont Tries est le directeur. Je baille et suis fatigué mais on ne me fait grâce ni d'une salle de décortiquage ni d'un appareil sélectionneur de balle de paddy! A 1h on se décide à manger! Excellent déjeuner. Puis nous allons voir la fête annamite dans un atelier, car c'est le jour des morts et la fête commémorative des ouvriers morts à l'usine:

Un public pittoresque de ??hiaquoués, hommes, femmes et enfants, d'ailleurs tous très sages, presque silencieux. Une énorme table surchargée de fruits (pommes cannelle, mangues, bananes, letchis, etc), de patisseries, de riz, de plats annamites, de gélatines de diverses couleurs, et, couronnant le tout, de gros cochons rôtis en entier et laqués dans lesquels on a enfoncé des drapeaux en papier... A des ficelles, au plafond pendent des quantités de morceaux de papier à caractères annamites, figurant les habits des morts qu'on doit brûler tout à l'heure. L'encens brûle et le bois de santal grésille sur les brûle-parfums. Le bonze arrive, rosé et miteux, le sourire jésuite et les yeux méfiants. Par groupe de trois, femmes ou hommes, les annamites viennent devant la petite table où brûle l'encens, se prosternent, font des "layo" et retournent à leur place. Quand on a fini ce "chemchim Bouddha", tout le monde s'empiffre.

Après déjeuner, sieste lourde dans la chambre de Tries avec Douval. A 4h je me mets sur mon séant, m'habille après un tub froid et rentre à Saïgon dans l'auto qui attend à la porte, à travers les rizières et la ville de Cholon. Une demi heure après, je suis avec Taéra dans l'auto de Mme Gallet, qui m'a prié de voir en consultation le mari de son amie, M. Clavel, jeune neuropathe, fils à Papa, fils d'un agent de change de Marseille, qui nous reçoit chez lui en pyjama de soie rouge et noir. C'est encore un type à psychanalyser. Dès la première minute de conversation il me dit que seul je l'ai compris et va venir me voir à bord.- Nous prenons l'apéro sur la terrasse en regardant l'orage, puis nous rentrons à bord.

A 8h dîner, invités Taéra et moi par Orsini, au Continental. Journée bien employée! Dîner fin au foie gras, truffes, écrevisses, etc. le tout arrosé de vins fins et précédé du cocktail "La Caresse". Tous ces types dépensent en luxe de tables leurs nombreuses piastres. Petite promenade en auto sur le quai des Messageries pour digérer.

Lundi 7 Septembre. Saïgon

J'ai reçu par cable l'ordre d'embarquer Vendredi sur le "Ferry". L' Amiral a télégraphié pour le remplacement de Gaillard. Le matin, usant de l'auto de Lerminier, j'examine son fils à l'hôpital puis je rentre à bord.

Après-midi promenade au jardin zoologique puis dans les rues de Saïgon derrière la cathédrale. Dîner à bord: il fait bon; il a plu toute la journée. A 8h la petite Madame Clavel, en larmes, arrive à bord: Son mari, ami des Gallet, vient de se brûler en débouchant le radiateur de son auto! Je me précipite dans une petite auto Citroën et je trouve chez lui le Dr Lasserre, ancien bordelais, qui a suivi nos cours chez Verger et est très heureux de me voir. Je ramène le malade, qui n'a que des blessures superficielles mais qui, grand nerveux, a une espèce de crise d'hystérie. Le Dr Lasserre parti, je lui fais une première séance de psychanalyse en buvant un Cognac-soda au frais. C'est le fils d'un agent de change de Marseille, accablé par les responsabilités depuis la mort de son père, qui était tout pour lui. Je reviens en pousse vers 11h.

Mardi 8 Septembre. Saïgon

Ce matin j'assiste au Conseil de Santé à l'Hôpital pour le rapatriement de Coulon. Il me remercie avec effusion car il a passé grâce à moi comme une lettre à la poste! Je reviens dans l'auto de Lerminier. L'Amiral va mieux et reprend sa bonne humeur. Inspection du Commandant qui, lui, inversement (comme c'est curieux!) recommence ses puériles colères; Douval n'en peut plus et est prêt à tout casser…

Après-midi: Je vais visiter qq magasins à 5h avec Taéra et nous dînerons chez les Clavel.

Mon bouquin sur les Instincts étant terminé, je me mets sérieusement à celui sur les "Névroses". J'ai commencé mon déménagement.

Mercredi 9 Septembre.

Le "Jules Ferry" arrive demain matin jeudi. Bravo!

Ce matin je vais voir à l'Hôpital le frère de mon camarade Pons qui, après avoir mangé des fruits, est très malade et fait des selles de pus absolument pur. Rentré à bord, je m'occupe de répartir les jeunes médecins des cannonnières d'Extrême-Orient au cas de départ de l'Amiral, qui va mieux. C'est le tour du Commandant d'être éreinté et nerveux. Il déclare regretter d'être venu avec Basire: il parle de démissionner ou de prendre sa retraite tellement peu il s'entend avec l' Amiral! Tous fous!

Après-déjeuner, je travaille dans l'air chaud. Je fais mes malles pour demain. A 5h je fais un tour à la salle des ventes puis je vais flâner au marché chinois où j'achète des bols chinois de Cholon dont je ferai des rinces-bouche, et un petit bracelet chinois laqué d'or rouge pour Didite.

Le soir, grand dîner à bord: Tries, des rizières de Cholon, Piot (ancien x lui-aussi), Gosselin, directeur des Magasins Charrer et le Colonel Sée, ancien danseur, Commandeur de la Légion d'Honneur, tous très amusants et pleins d'entrain. Je fais deux ordonnances d'Yohimbine - quoique ces messieurs soient mariés, leurs femmes étant en France! - Ils donnent à Taéra la liste de tous les mauvais lieux de Saïgon avec les adresses!

Nous sortons vers 11h en auto. Bock au Continental. La bande ensuite se disperse et je rentre à l'Hôpital.

Jeudi 10 Septembre

Je rentre dans l'auto de Pons. Gaillard lance sa demande et me prie de le faire pistonner auprès du Gouverneur Monguillot par l'Amiral, qui accepte.

A 10h on signale le "Jules Ferry" qui passe devant nous, saluant la terre au canon. L'Amiral n'est pas à bord, étant en tournée sur les côtes d'Indo-Chine.

Mon coeur tressaille en apercevant le bateau que je vais désormais habiter. Tout à l'heure, je vais aller voir Lesson et le Ct de Maubeuge.

 

 

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Version : 01.04.2005 - Contents : Martine Bernard-Hesnard

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