Voyage en Extrême-Orient (1925)

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Batavia

Lundi 21 Septembre. Départ de Saïgon

Voici enfin venu le jour du départ!!

En rentrant de l'Hôpital, après avoir laissé un mot de p.p.c. aux Drs Lecomte et L'Herminier, je passe par le marché chinois. J'achète 2 paires de bas de soie à Yet, 1 lanterne chinoise, du thé et je rallie le bord. Visite au "Michelet" pour les derniers adieux. Dans ma chambre s'accumulent les commissions pour France. Pour me remercier de lui emporter une commission précieuse, Ferierr me fait cadeau de 2 pots chinois à thé et d'un petit vase bleu.- Nous avons à déjeuner le Ct de l'Aldebarran et comme hôte jusqu'au Cap St Jacques le colonel Sée.

Nous appareillons à 19h, nous allons tourner au Point A, puis, après avoir viré le cap dans la vase, nous prenons le chemin du retour: Au passage devant le "Jules Michelet", 19 coups de canon, Marseillaise, chant du Départ… Tout Saïgon est là sur le quai. Des autos nous suivent jusqu'au bout du quai des Messageries… Le "Ferry" laisse ici tant d'amis et d'amies!! Et nous nous éloignons, suivis des mouchoirs qui s'agitent, dans la rivière jaune. En avant pour le Cap St Jacques.

la
Rivière à Nhiabé

Le soir, le Colonel Sée et Douguet, mis en joie par de nombreux apéritifs, nous quittent par l'embarcation du pilote, devant les lumières de la plage. Et nous filons.

Dîner au complet: c'est la première fois que nous sommes réunis.- On se couche de bonne heure. Mon lit est un peu dur.

Mardi 22 Septembre. En mer vers Java

Charmant réveil: Le maître d'hôtel vient déposer le thé bouillant dans une jolie théière à mon chevet. Que cela me change de l'affreux "Michelet".

Je m'habille lentement, vais prendre mon bain tiède au savon puis manger un rond de saucisson au carré pendant que mon adjoint Gay passe la visite. Petite conversation avec de Maubeuge, promenade sur le pont, travail dans ma chambre. Apéritif. Déjeuner. L'on parle de Batavia et des curiosités du pays.

Le soleil chauffe babord le matin, ma chambre est insupportable à 11 h. Mais vers 2h de l'après-midi, c'est l'inverse et je fais une excellente sieste, rêvant que je suis à la cour du roi Makoko, qu'il m'offre une décoration et… sa femme!

J'ai examiné l'abbé, qui a de la bronchite chronique et commencé un traitement au bismuth à de Cambourg.- Soirée agréable, fraîche. Magnifique coucher de soleil sur le pont avec des nuages noirs et grimaçants comme des dragons annamites, dans un océan pourpre, doré et violet. Bon sommeil, j'ai fait doubler mon matelas.

Mercredi 23 Septembre. En mer vers Java.

Qq îlots ou atolls en vue. Nous passons la ligne dans la nuit. Il fait bon depuis un orage ce matin. Mer calme. Confort appréciable: petit déjeuner au lit, bain tiède, déjeuner au saucisson au carré, peu de malades. De Maubeuge va mieux et parait souriant. Ses officiers l'aiment beaucoup et admirent ses qualités de marin (Quelle différence avec ce pauvre "Michelet"!)

Je lis beaucoup, dévorant toute la bibliothèque du carré!... Je travaille très régulièrement.

Par le sabord: mer plate et gris-bleu

Archipels d'atolls

Ciel nuageux. Des archipels d'atolls de loin en loin.

Le soir, la nuit qui tombe vite est précédée de merveilleux couchers de soleil. C'est la grande distraction qui précède l'apéritif.

Jeudi 24 Septembre. En mer vers Java. Passage de l'Equateur

Au réveil, nous venons de passer la ligne. Mais de Maubeuge ne veut faire la fête traditionnelle qu'au retour, de Batavia vers Colombo: Ce sera, dit-il, une distraction: Tous les midships et les nombreux officiers passagers préparent activement cette solennité.

Aujourd'hui: soleil implacable sur une mer d'huile. Il fait chaud. Réverbération terrible par les sabords: Au loin, de temps en temps, quelques îlots verdoyants et quelques atolls pelés, où l'on aperçcoit qq. cocotiers. Des bandes de poissons qui sautent, se montrent de temps à autre. A midi, nous traversons une région où la mer est, jusqu'à l'horizon, recouverte d'un enduit jaunâtre: c'est du frai de poisson.

A déjeuner, nous avons trois jeunes enseignes qui nous racontent leurs souvenirs de Chine.

Le soir vers 7h nous mouillons dans le détroit de Banka, afin de pouvoir naviguer de jour demain dans les passages dangereux qui précédent l'arrivée à Java. La brise se lève, il fait bon.

Avant de me coucher, on vient me chercher pour vider qq. bouteilles de champagne frappé. Nous buvons frais, que c'est bon!! - Et comme nous sommes loin, sur ce bateau confortable, de ce pauvre "Michelet"!!

Vendredi 25 Septembre. Détroit de Banka, vers Java.

Le temps continue à être excellent, quoique chaud. Mer d'huile. Brise légère. Nous appareillons à 6h du matin après avoir mouillé la nuit sur un plateau rocheux.

Quelle vie charmante à bord de ce bateau! Si j'avais Yet et nos deux poulettes, je demanderais à y passer ma vie. Rien à faire, bonne table, confort, etc.

Je travaille à ravir. J'ai fini pour le livre de Laforgue de Saussure mon chapitre sur les Rêves. J'attaque un nouveau chapitre de mon traité des névroses. Ca va.

Je fais la causette sur le pont avec le jeune ??, le fils du Commandant. C'est un garçon charmant, gros rouquin à l'esprit fin, élevé dans de solides principes mais brave garçon et agréable camarade.

A midi, au carré, discussion entre le mécanicien et le commissaire chef de gamelle sur le biftek qui est un peu trop plat et dur. Comme cela tourne à l'aigre, on commande du champagne extra-dry.

J'écris à Gastinel car je commence à songer à mon deuxième embarquement en France. Quel sera-t-il? Le Ct de Maubeuge est calme et souriant (Cela me change de ce pauvre agité de Neujillet!!) Il va mieux depuis que je le traite.

Samedi 26 Septembre. Arrivée à Batavia

Le
port de Batavia

Arrivée dans le soleil radieux en rade de Batavia à 7 h 30. 21 coups de canon pour saluer la terre. La flotte néerlandaise répond. Le gouverneur de l'île et l'Amiral, venant de Sarabaya, vont venir saluer l'amiral Frochet. Des avions viennent survoler le bord.

Samedi 26 Septembre. Arrivée à Batavia (suite)

Ce matin à bord, visite des autorités néerlandaises avec coups de canon, sonneries de clairon, Marseillaise, hymne hollandais. J'envoie mon manuscrit des rêves à Laforgue et une lettre à Gastinel.

A déjeuner nous avons un capitaine de corvette hollandais, très gentil et parlant bien français, qui doit servir d'officier de liaison pendant le séjour du bateau ici: On le reçoit, bien entendu!, au coktail (bis) et champagne.

Après-midi: Je descends au port de Batavia (B322), grand entrepôt banal mais où il y a d'un côté un quartier chinois pittoresque de boutiques de fruits et de tentures indiennes très curieuses, de l'autre, à 4 kilomètres, près d'une plage noire et assez laide, une petite ville indienne: petites maisons en bambou tressé avec de petits jardinets où poussent des palmiers vert tendre, de toutes petites rues, où la voirie laisse à désirer et où s'ébattent des gosses nus. Les indigènes sont couleur de bronze clair, plus timides et plus ?? que les indiens de Colombo. Les femmes sont vêtues d'un pagne de couleur vive qui est retenu par la masse des seins, toujours très gros et assez baladeurs. Quelques bonnes femmes ignobles me font des signes dans une petite rue. Plus loin, à l'angle de deux grandes voies, un marché de fruits, pittoresque dans le rougeoiment du soleil couchant. Sans les cocotiers c'est une vision de la Martinique. Je reviens à l'arsenal sur une drôle de petite voiture à deux places (sado) que traine un petit cheval malais blond et piaffant.- En somme, pays laid, mais où çà et là quelques scènes exotiques curieuses attachent le regard.

Le soir, de Cambourg, qui a promis d'y aller, voulait me trainer au Cercle militaire "Concordia" en tenue de soirée. Mais come il y a 10 Kilomètres de chemin de fer la nuit, je préfère me coucher tranquillement.

Dimanche 27 Septembre. Batavia.

Ce matin, la rade est lumineuse et la brise exquise. Sur l'eau verte les avisos blancs hollandais apparaissent, délicats à l'oeil. Des européens se promènent en petite barques autour du bord.

C'est dimanche: On dresse à l'Abbé dans la batterie un autel et une église entre des pavillons de timonerie, et il dit sa Messe. Nous y assistons, de Maubeuge, le chef d'état-major, le père de Vigouroux, Défforges et moi.
Ce petit incident ne manque pas d'allure avec les voix des matelots et la musique de l' Amiral:
C'est certainement le dernier bateau où cela se fait!

Après-midi: Nous descendons avec Baillé et de Vigouroux dans la petite vedette. Auto rapide de Tawjonk-Priok jusqu'à Weltwreden (Batavia - ville haute): vaste ville coloniale genre Saïgon mais avec des maisons toutes séparées par de grands espaces, une surface de 15 kilomètres!, des canaux comme en Hollande et de belles brasseries où l'on boit de bonne bière sur des tonneaux en guise de tables. Charcuterie hollandaise, enseignes français, bazars boches: Mélange très curieux.

Nous nous promenons, j'achète un hochet pour Annik dans un bazar japonais. Nous rentrons en auto à la fraîcheur le long d'une petite rivière aux eaux moins boueuses que celles de Saïgon. La température est douce en ce pays, exquise. On peut circuler à l'aise à pied. Pas de pousses mais beaucoup de petites voitures à chevaux. De retour à Priok nous rencontrons l'Abbé et le commissaire et nous faisons quelques bazars chinois et indiens autour du port, où l'on vend de jolies toiles batik.

Lundi 28 Septembre. Batavia

Température délicieuse le matin mais qui devient brusquement torride vers 11h. Ecrivant un chapître sur la Psychosthenie, j'en râle. Déjeuner avec le Commodore Dormann, officier néerlandais de liaison. Après midi: Je prends un sado et vais flâner dans la ville indienne. Quelques femmes vêtues d'un pagne en batik multicolore m'interpellent: "Come in": elles perdent, sans s'en douter, leur temps. Chez les chinois je marchande des batik, des singes et différents objets. Bain à la plage sous les cocotiers au coucher du soleil. Bock à un établissement européen de bains à côté. Retour à la nuit. J'achète en rentrant un oiseau en corne blanche, pour 1 gulden. Les jours passent vite, mais j'ai hâte de rentrer chez moi. Je suis désigné avec 8 officiers pour aller danser demain soir à Weltwreden chez le Vice Amiral hollandais.

Mardi 29 Septembre. Batavia

Aurjourd'hui jour de charbon! Une fine poussière se répand sur mes livres, ce journal de route, mes pantalons blancs etc.- A 10h nous allons en visite à bord du croiseur hollandais "Pelikan" où nous sommes admirablement reçus et, quand nous partons, on nous glisse sous les bras 2 bouteilles de Gin "Bols" de Skiedam.

Après-midi: je me promène autour du port et flâne le long des boutiques. J'ai bien envie d'acheter un petit singe avec sa cage pour Edith? -

Le soir après le dîner, bal chez le Vice Amiral à Weltwreden. Tenue en smoking, pantalons à bande d'or. Avec le smoking prêté par Defforges, je suis merveilleux. Le monocle couronne le tableau. C'est probablement la dernière fois que je porte ce rare et séduisant uniforme.
Le courrier pour la France part demain matin.

Mercredi 29 Septembre. Batavia

Soirée chez l'amiral hollandais très brillante. La plupart des officiers ayant été prévenus trop tard sont arrivés en veston. Seuls l'amiral, de Maubeuge et moi étions en grande tenue: escarpins et chaussettes de soie blanche, pantalon doré, smoking (prêté par Desforges), décorations, monocle. Entrée au son de la Marseillaise dans un grand hall avec tous les officiers en tenue de drap noir et des attitudes de cour. J'ai un grand succès. J'entens chuchoter: "C'est un médecin, c'est le médecin de la division…" Mon monocle produit le meilleur effet sur l' Amiral Frochet d'abord (qui en porte un aussi), sur l'amiral hollandais et sur la société. On me présente à toutes les dames et je me mets à fox-trotter. Vers 11 1/2 je fais la connaissance d'une femme assez bien, de vieille famille hollandaise mariée à un jeune juif journaliste, directeur du grand journal de Batavia, et qui, lui, ne danse pas. La conversation comme par hasard tombe sur la psychanalyse, qu'elle connait bien. Peu à peu la voici qui s'anime, me raconte sa vie, me laisse entendre que son ménage ne marche pas, me serre et me fait une cour manifeste - Mais voilà: Au début, ça m'amusait. Maintenant qu'elle m'a traité en médecin je suis refroidi et Yet peut dormir tranquille: C'est un danger qui s'en est allé aussi vite qu'il est venu…

Soirée charmante de fraîcheur dans le grand jardin, dans l'intervalle des danses. On boit du whisky soda et on mange des sandwichs, assis dans d'immenses fauteuils, sous les cocotiers. Je rentre en auto à 2h du matin, dans la brise délicieusement fraîche.

Jeudi 30 Septembre. Batavia

L'amiral est venu en personne m'inviter à dîner ce soir. Heureusement Desforges qui savait que j'étais rentré tard m'a évité de recevoir le cérémonieux Frochet dans une chambre en désordre, moi à poil sur le lit! C'est évidemment mon succès hier soir qui m'a valu cette invitation car ce soir il s'agit d'un dîner très officiel et très cérémonieux.

Après midi: Je pars à 2h dans une auto du commissaire, l'accompagne à la banque, puis chez Mme Salomonsen près du jardin zoologique; je prends le thé sous les cocotiers, caresse les deux gosses, puis avec le mari (Rédacteur en chef du "Java Bode") le whisky-soda. Par une chaleur terrible je vais avec lui, après les avoir invités à dîner, voir le cercle militaire et l'Ecole de Médecine indigène. Puis je rentre à Priok par le tram électrique.

Vendredi 1er Octobre. Batavia

Je pars à 5h du matin avec l'amiral Frochet et le Ct de Maubeuge à la gare: Nous allons à Buitenjorg (- ville délicieuse au pied des montagnes), voir le jardin botanique, le plus célèbre du monde. Après un confortable déjeuner à l'hôtel, nous allons au jardin sous la conduite du Dr Bernard, suisse botaniste: nous voyons un immense parc plein de merveilles: Paysage tropicaux s'étendant à l'infini vers les montagnes, canaux, lacs pleins de lotus et de feuilles en forme de plateaux de cuivre, collections admirables d'orchidées, arbres immenses, de toutes les essences, enchevêtrés, étagés, plein de fruits curieux (arbre à saucisse, etc) ou de fleurs bizarres.

Nous rentrons par le musée zoologique: admirable collection de serpents, de poissons, de bêtes féroces, dont un buffle géant de 2m et une quantité de grands singes roux porteurs de nez absolument humains!

Le soir, j'ai deux invités: Mme et M. Salomonsen. Cocktail, excellent repas. Après je fais visiter le bateau à Mme Salomonsen.

Demain samedi à midi: Départ pour Aden et la France.

 

 

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Version : 19.12.2004 - Contents : Martine Bernard-Hesnard

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