Voyage en Extrême-Orient (1925)

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Océan Indien - Baptême de la Ligne - Aden

Vendredi 2 Octobre - Départ de Batavia

Le matin je descends par un soleil implacable chercher la Santé et je rentre, après avoir erré dans le vaste port de commerce, au milieu des innombrables autos pilotées par des indiens, par le moyen du canot du capitaine du port. Nous prenons congé, au carré, de Dormann, l'aimable officier de liaison hollandais.

A midi, appareillage. Nous défilons devant les navires hollandais qui nous font des signes d'amitié au son de l'hymne hollandais, de la Marseillaise et de la Madelon. Sur la passerelle, de Maubeuge jubile: Enfin il commence à se sentir amusé de rentrer!

Volcan de Krakatoa
L'après-midi passe vite, il fait bon. - A la nuit nous devinons le célèbre volcan de Krakatoa par tribord couronné de fumée blanche, puis plus rien que la nuit. Forte brise agréable. Je m'endors avec une chemise, pour la première fois depuis trois mois!

Samedi 3 octobre - Détroit de la Sonde

Traversée longue commencée. Einfin nous voici sur le chemin de la France! La gaieté règne, on sirote le champagne.- Je me mets au travail et recopie mon Introduction au livre des Instincts: J'ai des loisirs devant moi… J'ai chipé une quantité de papier blanc au bureau des fourriers.

Après-midi fraîche. Je travaille. Le soir, grande discussion au carré sur: la politique extérieure, les miracles de Lourdes, l'Hystérie, les névroses, etc…

Dimanche 4 Octobre - Océan Indien

Le temps passe, mais il est long. Quelle traversée en perspective! Mais les gens sont contents. Pas ou peu de malades. Gay passe la visite, je n'ai rien à faire et travaille pour moi.

Ce matin, messe par l'aumônier: Spectacle rare et qui ne se reproduira plus désormais dans la marine française. L'amiral y assiste, très digne, lisant son livre de messe. Qqs officiers au nom aristocratique… même de Cambourg qui pourtant tient à ce pauvre abbé au carré des discours obscènes et athées (De même, il ne croit pas aux miracles mais il croit aux sorciers!) - Aujourd'hui Dimanche, l'équipage se reposes. Il y aura musique.
Le soir, je vais voir chez le Commissaire des broderies chinoises. Dîner animé, whisky-soda.

Lundi 5 Octobre - Océan Indien

On prépare pour demain la fête du passage de la ligne (Equateur vers 8h du matin). Ca amuse beaucoup les midships, beaucoup moins l'aumônier et les vieux officiers!

Emploi du temps monotone: Thé à 8h, laver, petit tour à l'infirmerie, bain à 9h, 9h30, travail jusqu'à 11h, promenade sur le pont, porto, déjeuner. Sieste, travail, promenade sur le pont aux couleurs, coucher de soleil, apéritif, dîner, discussion, coucher… Malgré notre grand confort, c'est bien long. Dieu merci, les gens sont gais…

Au carré, violente discussion entre le mécanicien Baille et le commissaire chef de gamelle Regnoni, à propos du bifstek: La mer excite ces Messieurs! - Nuits fraîches et agréables. Cette température équatoriale, le ciel couvert, parfois brumeux, n'a rien d'antipathique.

Mardi 6 octobre - Equateur - Fête de la ligne

Passage de la
ligne
Toute la journée est occupée à préparer la traditionelle fête du père la Ligne. A 2h, désordre et bruit dans tout le bateau.
Le cortège se forme au carré des officiers, composé du roi,
de la reine, de l'évêque des Tropiques, de l' astrologue, du Commissaire des Tropiques, de sauvages et de gendarmes.
Photo sur la plage arrière: Le cortège m'invite à prendre avec eux le cognac-soda. La fête commence sur le pont par un défilé grotesque au milieu des rires, sur l'air du Pélican. 2 vaches portant des plumes d'autruche trainent les chars. Puis le cortège prend place sur une esplanace au son de la musique. Le curé des Tropiques se hisse dans une petite guérite de toile au dessus d'une immense baille d'eau dans laquelle barbotent les sauvages, noircis à la mine de plomb. Après son discours qui est très amusant, on le baptise et tous nous passons au baptême: Je passe le deuxième après le mécanicien en chef.
On me fait asseoir sur le bord de la baille, on me savonne la barbe à la farine délayée, le barbier me rase avec un fantastique rasoir en bois, puis je me sens basculer et me retrouve dans la baille, les cheveux collés et les yeux pleins d'eau de mer aux acclamations frénétiques de l'équipage. On me relève, et, tandis que je sors de ce baptême, on me couvre de farine.

Chaque officier passe à son tour au milieu des rires, puis les maîtres, puis l'équipage! Les matelots s'amusent follement. Pendant 2 heures durant, toutes les manches à incendies déversent sur les assistants un torrent d'eau salée. Du haut de la passerelle, l'amiral et de Maubeuge contemplent la scène en souriant.- J'en ai pour 20 minutes ensuite à me savonner les cheveux, collés par l'amidon. Je suis baptisé! - Dans cette longue traversée, c'est un instant de distraction et de joie puérile et honnête.

Mercredi 7 Octobre - Océan Indien

Nous venons de recevoir la nouvelle par T.S.F. que nous allons désarmer à Brest après avoir relâché à Bizerte. J'avais prévenu les gens de cette possibilité dont ils avaient ri! Maintenant que la nouvelle est officielle, la plupart des officiers sont navrés. De Maubeuge est atterré!! Adieu la facilité de déposer chez lui ses curiosités, ses colombes, ses palmiers. Ce qu'on va grelotter, dit-il!! Que va faire sa femme, etc…

Les gens tirent des plans, consultent des indicateurs. chacun pense à ses affaires, à sa famille. Télégraphiera-t-on de Port-Saïd? L' amiral veut télégraphier pour demander de ne pas s'arrêter à Bizerte: C'est un retard de 8 jours au moins…

Moi, au fond, ça m'est égal. Mais que fera Yet? Où est-elle? Si elle est à Paimboeuf, rien de plus simple. Mais a-t-elle eu le courage de partir avec nos deux gosses?

Mer toujours excellente, temps aéré et charmant. Vie délicieuse, si ce n'était la hâte furieuse de rentrer.

Jeudi 8 octobre - Océan Indien

Nous sommes au large de Colombo mais n'y irons pas. On ne devine même pas la terre. Et dire que des amies devaient me donner au retour un gros paquet de thé de Ceylan et du curry!!

Je travaille très régulièrement et recopie avec activité mon livre. Beau temps, avec un peu de mousson fraîche et de grosses averses. Je dors ma fenêtre presque fermée, et avec une chemise!!

Vendredi 9 octobre - Océan indien

Il recommence à faire chaud. Heureusement la mousson nous rafraîchit un peu. Il fait bon chez moi. Le bateau roule peu. Je travaille. On s'alcoolise ferme par désoeuvrement, surtout de Cambourg, Pitors, Baille et de Vigouroux. Le vermouth coule à flots. Ce soir, beuverie au champagne brut jusqu'à 11h du soir; nous sommes tous un peu saoûls.

Dimanche 11 octobre - Océan Indien.

Réveil en migraine (C'est bien fait!). A 9h, messe de l'aumônier en musique dans la batterie. On parie sur le jour de l'arrivée à Aden. Cette traversée est bien longue! Je lis successivement tous les livres du carré, en particulier les oeuvres d'A. France, dans lesquelles je trouve des exergues pour mes chapitres de "l'Instinct". Il fait bien chaud. A déjeuner: 2 invités, dont un enseigne de Rouen, Aubin, qui connait très bien les Raymond, mes cousins (Le monde est petit!) - On a ce matin deviné MimiKoi.

Lundi 12 octobre - Océan Indien

Il fait bon, malgré les escarbilles sur le pont. Température supportable. Mon ventilateur ne sert plus. Nous avançons avec une vitesse honorable et nous marquons tous les matins au déjeuner le point sur la carte. Les cartes à jouer jouent un grand rôle ainsi que, le soir, les discussions animées entre de Cambourg et Baille sur des sujets plus ou moins idiots. Si je n'avais pas mon bouquin pour m'occuper!

Mardi 13 octobre - Océan Indien

Nous roulons à 10 noeuds. Ca va. Que c'est plus agréable d'être ici que sur le "Michelet" dans les mêmes parages, à cette époque de Juillet où nous crevions de chaud et de misère! Ici, c'est la tranquillité, le bien-être.- Il fait de nouveau un peu chaud. Je passe une bonne heure sur la passerelle à voir à la tombée de la nuit des phosphorescences curieuses et intermittentes de la mer.

Mercredi 10 octobre - Océan Indien

Nous approchons. Nous verrons la terre après-demain. C'est long, long!! Il recommence à faire chaud mais ça ne ressemble pas au "Michelet". Je dévore tous les bouquins de la bibliothèque. Les camarades jouent aux cartes et s'alcoolisent. Au dîner on dit de plus en plus d'obscénités énormes devant le pauvre abbé: Il est habitué! De temps à autre il sourit tristement… Je travaille dur: j'ai déjà recopié la moitié de mon livre sur l'Instinct.

Paris vient de nous demander par T.S.F. quelles mesures nous comptons prendre pour libérer ceux des hommes qui vont finir leurs 2 ans de service les premiers jours de Novembre: Cela pourrait faire changer la décision d'aller, au moins directement, à Brest!

Jeudi 15 octobre - Océan Indien

Nous approchons!! Ce n'est pas malheureux. On aperçoit la terre car nous passons par le sud de l'île Sokotra, entre elle et le cap Gandapui. Température excellente, presque fraîche. (La TSF nous apprend qu'il neige à Lourdes). Peu de malades. Les gens exultent à l'idée qu'ils rentrent en France.- L' amiral a demandé à Paris d'aller directement de Port-Saïd à Brest. Je voudrais bien être fixé. Où peut-être Yet et nos gosses?

Le soir, mer délicieusement phosphorescente par éclats subits et par fusées, comme éclairée en dessous.

Vendredi 16 octobre. Entrée du golfe d'Aden

Ca se tire! Ce matin on aperçoit des îles à babord; cette après-midi, enfin le cap Gandafin.température délicieuse. On voit des choses intéressantes qui viennent rompre la monotonie du bord: des quantités énormes de requins, qui montrent leur ailerons, un souffleur, des troupeaux de marsouins, des poissons volants, des milliers de petites méduses qui ressemblent à des cèpes.

J'ai des conversations avec le Ct de Maubeuge sur la médecine à laquelle il s'intéresse beaucoup. Le brave homme a une impatience folle de revoir les siens.

Vendredi 17 octobre. Golfe d'Aden.

Dernier jour de mer! Enfin! L'amiral a télégraphié à Aden et pense y rester deux ou trois jours pour faire du charbon et délasser l'équipage. Nous avons tous une hâte fébrile d'arriver en France. Allons nous trouver un courrier, des nouvelles?

Température assez chaude dans la journée, agréable vers 5 - 6 heures du soir. On s'alcoolise toujours ferme. Je travaille pour tuer le temps, et les autres jouent aux cartes. L'aumônier, silencieux, et le Commissaire, affolé par les engueulades que lui procurent la gestion de la gamelle, vivent à part.- Nous mouillerons probablement dans le port d'Aden demain matin au petit jour.

Samedi 18 octobre. Arrivée à Aden

Voici enfin la terre: ouf!!! - Des montagnes gris-mauve qui, éclairées par le soleil levant, paraissent violet sombre.

Port d'Aden

Nous mouillons à 3h du matin, puis à 6h30 appareillons pour entrer dans le port. On nous annonce par T.S.F. un courrier.

Dimanche 18 octobre. Aden

La ville est curieuse vue de la rade avec ses escarpements grillés par le soleil et cette lumière éblouissante. A terre, c'est un affreux bled! Le matin: messe à 9h par une température abrutissante. De Cambourg s'éponge et souffle éperduement. A midi on célèbre au carré d'en bas les galons d'or d'un jeune lieutenant de vaisseau et on nous fait boire d'horribles mixtures genre coktail.

Après une lourde sieste nous descendons. Je recherche des plages, j'en trouve une potable et me déshabille dans une sorte de masure en bambou; l'eau est tiède. Je reviens par les terrains de sport anglais. Bière au seul café du coin. Retour à la nuit au canot major.

Lundi 19 octobre. Aden

Le matin je vais à l'Hôpital général m'occuper de la patente. Des bougnouls en fez me font visiter l'hôpital, regarder dans leur microscope, etc. Joli panorama de là haut sur la rade. Je vais jusqu'à la plage chercher un endroit pour me baigner tantôt et reviens par la chaleur intense. En attendant l'embarcation je m'amuse à voir plonger les petits bougnouls sur le wharf.

Après la sieste, je reviens, gagne la grande plage. Il y a 2 seconds maîtres qui recueillent de beaux bigorneaux. Après le bain, très bon, je fais de la culture physique puis je reviens. Je croise le Ct de Vigouroux en auto qui m'emmène aux Messageries maritimes là haut chez son agent. Il n'est pas là. Nous descendons et allons boire un café puis au club anglais. Là nous rencontrons cet agent: Il connaît ma belle famille et a été reçu autrefois chez maman à Rochefort. C'est un ami des Dor et s'appelle Limage. Je l'invite à bord pour demain.

Mardi 20 octobre. Départ d'Aden

Le matin un marchand arabe s'amène à bord et nous étale sa marchandise avec une mimique impayable: plumes d'autruche, ambre, etc. J'achète un collier d'ambre agglomérée pour Didite (quand elle sera sage) et 1 collier noir avec des graines veinées de jaune et rouge brun, en déchet d'écaille de tortue, très original, pour Yet.

A midi invités au carré: le consul Candy et sa femme qui me demande une consultation pour ses migraines et des espèces de petites crises hystériques, puis Limage, l'agent des Messageries, qui me parle de Rochefort (1906). On boit.

Départ à 2h30 de l'après-midi. Beau temps.

Nous venons de recevoir l'ordre d'aller à Bizerte en allant à Brest. Je vais revoir ce beau pays de Tunisie.

 

 

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Version : 01.04.2005 - Contents : Martine Bernard-Hesnard

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