Voyage en Extrême-Orient (1925)

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Pondichéry, Mer du Bengale, Détroit de Malacca

Dimanche 19 Juillet - Océan Indien

Nous appareillons à 6h du matin pour Pondichéry, en longeant les côtes de l'île. La chaleur augmente, et, avec elle, la réverberation intense d'un soleil à demi couvert sur la mer. Nous roulons et tanguons un peu. La journée se passe, un peu longue. Les gens sont mornes, après ces joyeuses journées de Colombo. L'Amiral se fait soigner à nouveau et me conte ses malheurs.

Après-midi de sieste prolongée. Vers 6h du soir, au carré nous sognons le Toulon lointain: Il est 10h du matin là-bas. Edith va à la messe aux Routes. Il fait bon sur la petite terrasse. Niquette dort dans son berceau… A moins que vous ne soyiez mortes toutes les trois: Sans nouvelles depuis 37 jours! C'est horrible. Le soir, je vais respirer sur le pont. Il fait une agréable brise. J'ai pu travailler un peu à mes bouquins.

Lundi 20 Juillet - Mer du Bengale

Nous avons failli nous échouer cette nuit! On a tourné trop court et, déporté par un courant debout, le bateau s'est engagé dans des fonds de 30m. Neujillet n'en a pas dormi. Aussi s'écarte-t-il de plus en plus des côtes, ce qui est fâcheux, car les cartes mentionnent des temples hindous en quantité, de la jungle, des vieilles tours… Nos machines tournent bien et le charbon est bon: All right!

L'après-midi est lourde et humide; j'ai un peu mal à la tête, étant resté sur le pont sans mes lunettes fumées. Taéra me demande de l'aider à écrire une "réponse par l'amiral au discours du maire de Pondichéry". Je l'écris, pour rigoler, en style créole: "Monsieur le Maïe - Les paôles côdiales que vous venez de prononcé… etc." Taéra la trouve si bien qu'il l'envoie à l'Amiral et celui-ci me le fait lire en présence du chef d'état-major et de son fils qui se tordent. Il le garde et va s'en inspirer demain.

Cependant le Ct Neujillet devient de plus en plus impopulaire. Il distribue les arrêts à tous les officiers, qui sont furieux. Ca va mal. Il est lui-même de plus en plus maigre et nerveux.

Mardi 21 Juillet - Arrivée à Pondichéry (6h du matin)

Mardi 21 Juillet - Pondichéry

Curieuse ville, assez peu sympathique. Le bord est entouré d'Indiens au corps de bronze dans de petites pirogues-radeaux ou dans des barcasses faites de morceaux cousus à la main. Pour accoster sur la longue jetée métallique, il faut risquer sa vie, tellement il y a de la l?? avec énormes vagues déferlantes. l'Amiral a failli se casser le pied… et c'est, parait-il, un temps calme. Il décommande le bal qu'il voulait donner demain soir!

La jetée est noire d'indiens et de "citoyens français" maintenus par la police des cipayes dans une haie de petits drapeaux tricolores. Une grande plage, à droite et à gauche, avec des huttes d'Indiens. L'intérieur de la ville consiste dans des terrains vagues, un ruisseau du temps de Dupleix, ressemblant à une "rivière des amoureux" de Toulon (dans laquelle on jetterait les détritus et les chats crevés), quelques rues où passent des voitures sans cheval, poussées comme des pousses - mais avec quelle lenteur - par des indigènes!

Plus loin, la ville indienne, sale mais pittoresque, avec des marchés! Place aux poissons, pleine de mouettes vertes, et qui pue. Marchands de ferraille, de l??, de tissus, de cuivres grossiers. Les marchands appartenant à telle ou telle caste (d'où une petite pastille rose sur le front ou tel ou tel caractère dessiné sur la physionomie) évitent votre contact impur. Le marché se fait ici en "roupies, fanons et annas". Il faut marchander beaucoup, mais c'est beaucoup moins cher qu'à Colombo.

Je fais une visite à l'Hôpital militaire, à deux camarades coloniaux ??: Noel, plus jeune que moi, qui a eu ici une situation intéressante mais est furieux de se l'avoir vu souffler par son chef, récemment arrivé, et de Goyon, gros et sûr de lui, ancien élève de Pitres et qui a fait l'an dernier un stage à Paris chez Brindeau: Il connaît Marthe, Malon, Réglade, etc… Nous causons longtemps et je l'invite à dîner pour demain à bord.

Que cela doit être pénible de vivre dans cette ville sale, si lointaine!
Qq. impressions amusantes: Des maisons vides (la crise du loyer est ici inverse: pas assez de locataires, les maisons tombent en ruine!); de loin en loin une construction en balustres, colonnes et chapiteaux Louis XVI, de l'époque, mais d'une vétusté sale et lamentable. Et quel milieu! Des électeurs forbans; des bandits qui ont pris de nos moeurs parlementaires tout ce qu'il y a de plus infect. Tous se jalousent, se détestent.

J'achèterai ici quelques cuivres et partirai de ce patelin avec plaisir. Il y fait d'ailleurs une chaleur lourde assez pénible.

J'ai cherché à voir le maire,Gaebelé, ami de Laforgue et de Paulette: Absent. Je me trouve être le professeur à Bordeaux du fils du gouverneur, Gerbinis, d'ailleurs beau garçon, distingué, major de promotion, et l'un de nos meilleurs élèves de l'an dernier. Le Gouverneur, invité le soir chez l'Amiral me fait demander pour me parler de son fils, je prends le café avec lui. Demain je vais représenter le carré chez lui à déjeuner.

Mercredi 22 Juillet - Pondichéry

Nous partirons demain soir pour Singapour.

Journée pittoresque: Le matin nous descendons avec l'Amiral et ses officiers d'ordonnance, déjeuner chez le Gouverneur, père de mon élève Gerbinis. De somptueuses autos nous attendent sur le quai. - Chez le Gouverneur, qui habite un très beau palais, il fait frais dans ses immenses appartements.

Déjeuner délicieux: foie gras, dindes, lièvre, etc, arrosé de vins généreux. Après le café nous partons en auto à travers le territoire. Il fait chaud et lourd mais les limousines filent sur les routes rouges, entre les plantations, au milieu d'une population dense et misérable, dont les hommes sont vêtus seulement d'un ??.-

On arrive après une heure à la grande Pagode de Vilnour, ancienne, avec grande cour, piscine sacrée, magasins d'accessoires de procession où sont rangés: des chars aux roues pleines, des grands chevaux de bois dorés, des diables rouges cornus et moustachus, des vaches à tête de femme, etc…

Un millier de personnes nous attend et une musique glapissante commence, menée par des tambourins, des cymbales, des clochettes et une clarinette endiablée dans laquelle souffle un musicien au front bariolé et d'une mimique physionomique extravagante. Des chanteurs à la voix aigre, des chanteurs accompagnent ce charivari…

Après, visite de la pagode, on nous passe à tous de grands colliers de jasmin rouge et blanc pour l'Amiral et le Gouverneur, et blancs pour nous. Nous nous asseyons sur des fauteuils rangés en deux files se faisant vis-à-vis sur le parvis de la pagode.

Les bayadères commencent leur danse infatigable: silencieuses et immobiles sauf les mains dont elles contorsionnent lentement les doigts désossés, elles sourient d'un air étrange en se convulsant les yeux, puis soudain des secousses rythmées du cou, des lèvres, du front et des yeux. Puis elles chantent sur le rythme de la musique, s'avancent successivement vers chacun d'entre-nous, font des grimaces, des moues de mépris, agitent les bras, s'accroupissent, se lèvent, reculent en frappant des pieds... Après une minute d'épilepsie, elles s'arrêtent tout à coup, prennent un air absent. Puis après quelques secondes de repos, elles recommencent, excitées par les musiciens et les chanteurs.

Il fallait voir la tête amusée de Bornie considérant ce tableau! (Il parait que certaines poses symbolisaient les extases de l'amour!)

Après une ou deux heures de ces danses, retour en auto. On s'arrête à la Mairie où nos matelots sont invités. Discours du maire, à voix hésitante (c'est un demi-nègre), réponse de l' Amiral. Puis on s'abreuve de champagne et un véritable repas nous est servi pendant que la musique des citoyens de Pondichéry fait entendre (ou plutôt deviner) La Marseillaise, le Chant du Départ, Sambre et Meuse, La Madelon, etc… Nous dégustons des hanches de dinde farcie, de la salade russe, du jambon fumé, des patisseries, du Ste Croix du Mont et du Moulin-à-Vent.

Pour rentrer à bord vers 7h c'est toute une histoire. Le vent a fraîchi, il y a de la mer. On ne peut accoster que des baleinières indiennes. L' Amiral est inquiet, Flot manque de se foutre à l'eau. Il faut faire une gymnastique formidable. En accostant le bord, l' Amiral s'appuie sur moi, je glisse sur la coupée et me flanque dans l'échelle de tout mon long, sans me faire de mal, ni sans laisser ni ma cigarette, ni le collier de fleurs que l'Amiral m'avait confié…

Pendant ce temps un vapeur plein d'officiers reste 2h en avarie dans la nuit. Un marin est tombé à l'eau, heureusement rattrapé par ses camarades.

Jeudi 23 Juillet - Pondichéry

La mer s'est calmée. Je descends après la visite et vais dans la ville indienne acheter quelques cuivres et je remonte à bord avec nos invités: le Dr. et Mme Noel, M. Gaebelé et sa fille, mariée au chef de la filature de Savana. Je promène mes invités à bord, les fais boire. Mme Noel est une petite femme épaisse et méprisante, se disant parisienne, et qui doit avoir un triste caractère… Je descends avec eux vers 3h et vais me promener seul sur le rivage au milieu des maisons indigènes de pêcheurs, sous de maigres cocotiers, au milieu de gosses nus et drôles. Je reviens par la plage. Ma promenade, poursuivie au-delà du centre de la ville pendant que notre musique donne un concert sur la place, est interrompue par un orage terrible: Ciel d'encre, vent, pluie à grains énormes. Je me réfugie à la poste où je fais venir un pousse. C'est malheureusement un pousse à quatre roues sans aucune protection. J'arrive chez Noel trempé et il me prête un veston de médecin colonial à 3 galons. Nous dînons fort bien, avec des plats indigères: des crevettes à la sauce poivrée, un carry merveilleux qui sent l'anis et le cumin…

Après dîner, Gaillard et moi rallions le gouvernement où a lieu le grand bal. J'y fais connaissance de Mme de Goyon, qui est amusante avec son culot monstre et sa façon de se moquer de l' Amiral, en face. L'Amiral lui pousse quelques attaques mais il en est pour ses frais. Nous soupons par petites tables vers minuit et nous rentrons à bord sur une mer relativement calme à 3h du matin… appareillage aussitôt. J'ai beaucoup causé de Paulette Laforgue avec la fille de M. Gaebelé, Président de la Chambre de Commerce.

On m'a raconté les moeurs du pays: Tout ici se fait à force de pourboires et de pots de vin. Des gens demandent aux médecins des congés en leur remettant une enveloppe pleine de billets, etc…! Quel pays!

En rentrant j'ai la joie d'avoir mon premier courrier: 4 lettres de Yet, dont la dernière du 29 Juin. Enfin!!

Vendredi 24 Juillet - Mer du Bengale

Nous partons de bon matin. J'essaie de dormir après la visite, sans succès, dérangé tout le temps. Après-midi longue et pénible: Il fait une chaleur lourde et humide, la mer éblouit. Nous tanguons et nous roulons assez pour avoir un peu de nausée. Je fais une sieste alourdie dans l'air chaud. Musique sur le pont après dîner. Que le temps passe lentement!

Samedi 25 Juillet - Mer du Bengale

Journée interminable et chaude. Les gens se lamentent, Taéra regrette d'être parti. Coulon voudrait être rapatrié. Le commissaire Schwab qui a tant fait pour embarquer à bord, veut qu'on le rapatrie par le "Jules Ferry". Le Cdt Neujillet n'a pas bonne presse, il est trop raide avec ses officiers.

Nous buvons. Le matin, inspection interminable du Ct. Il engueule tous les maîtres. L'après-midi je travaille un peu dans la chaleur humide. Le soir, concert sur le pont. Maxime arrange le cinéma. Lui-aussi est dégoûté et veut partir sur une canonnière de Chine.

Dimanche 26 Juillet. Mer du Bengale

Le temps est un peu plus frais. Maxime me montre les emplettes pour sa fiancée: un coupon de soie et 2 tentures de cretonne indienne (il en est fier). Je lui offre l'apéritif et il me confie son anxiété de ne pouvoir étaler, marié, n'ayant, dit-il, ou sa fiancée aucun argent.

Après midi longue, sur le pont. Je travaille un peu. Le soir, nous invitons deux officiers à dîner, dont le commissaire Schwab. L'après midi il y a un bal de l'équipage sur le pont: Les matelots tournoient par couples avec une agilité de singes, sur l'air "Tu verras Montmartre".

Le temps passe lentement. Heureusement, voici Singapour bientôt et Saïgon derrière: Quel soupir de soulagement je pousserai au retour!

Je suis heureux d'avoir eu des nouvelles des miens jusqu'au 29 Juin, cela m'a un peu tranquillisé.

Lundi 27 Juillet - En vue de Poulo-Wek

Poulo Rondo
La mer se calme. La matinée se passe en soins donnés à l' Amiral qui a une grosse angine. L'après-midi on aperçoit la terre: Poulo Wek à droite, le petit îlot de Poulo Rondo à gauche, feuillu, vert, avec une suite de petits rochers amusants.

Une longue houle nous poursuit jusqu'au détroit, qui fait osciller lentement le bateau. Je prends un pique-?? avec Maxime et je travaille.
Enfin nous approchons l'Extrême-Orient!

Mardi 28 Juillet - Détroit de Malacca

Une jonque vue à hauteur de
mon sabord
Nous avançons lentement grâce à un courant sur le nez. Nous n'arriverons à Singapour que Jeudi matin. C'est long!
Nous avons eu pour la première fois communication avec le "Jules Ferry" qui est du côté de Hong-Kong et descend vers nous. Enfin!
La mer est plate. Il fait terriblement chaud. L'Amiral souffre beaucoup de la gorge. Je suis fatigué.
Les gens s'alcoolisent par ennui et cafard. Taéra suce son vermouth mélancoliquement deux fois par jour; il éclate et ses yeux ont des poches; son teint passe au violacé.

(Une jonque vue à hauteur de mon sabord)

Encore une inspection ce matin. Ce Neujillet est complètement fou! Il nous a tenus une heure sur le pont cuirassé pour inspecter le matériel. Nous sommes tous remontés, la tête lourde, ruisselants de sueur et défaillants.
Quel métier!!

Le soir, coucher de soleil grandiose, violet, jaune et rouge.

Mercredi 29 Juillet - Détroit de Malacca

Mer platte et ruisselante de soleil. On aperçoit au dessus de l'horizon - par effet de mirage - des monts boisés, des anguilles de roches.

Détroit de Malacca

Nous croisons un vapeur de la compagnie péninsulaire. Les points de vue changent rapidement. Malheureusement, le Ct nous fait naviguer loin des terres, ayant une frousse terrible des rochers.

Cap Rachado

Cette nuit, nous avons eu des nouvelles du "Jules Ferry". Il est à Shanghaï et non à Hong-Kong. Nous serons probablement obligés d'aller là-bas pour le trouver. Malgré l'attrait des voyages, c'est une déception pour moi, car il me tarde de rentrer et cela va allonger mon absence…

Jeudi 30 Juillet - Arrivée à Singapour

 

 

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Version : 19.12.2004 - Contents : Martine Bernard-Hesnard

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