Voyage en Extrême-Orient (1925)

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Saïgon (2)

Mercredi 21 Août. Saïgon

Ce matin, obsèques de notre pauvre petit timonier, mort de méningite. Je passe la visite seul car Gaillard est à la Cie de débarquement. Après, je reçois la visite de Dufossé et de sa femme, des deux amis qui l'accompagnent et de leur gosse. Je leur fais visiter le bord pendant l'inspection.

Après la visite de l'après-midi, je vais à l'Institut Pasteur avec un jeune midship, fils d'amiral, et récente victime de Vénus! Il fait la sale tête. Nous examinons son mal au microscope et heureusement ne trouvons rien de grave.

Je décommande ma promenade avec Borel à la plantation de Siyannah. C'est trop loin.- De 5 à 7 1/2 chez Sourges avec Douval qui fume. Nous causons. Sourges est un pince-sans-rire très intéressant avec un accent catalan.

A 8h dîner très agréable chez les Courtheil avec le Ct Douguet, le Ct Husson, Taéra, Douval, Féral, deux ingénieurs civils de l'x, les Warnod et moi. Mme Warnod me confie qu'elle adore l'opium (Encore une déséquilibrée), Mme Courtheil est tout à fait charmante: Jolie, mère de famille parfaite et cultivée. Elle a des angoisses chaque fois qu'elle donne à dîner par peur de ne pas faire assez bien manger ses invités. Après dîner je fais avec elle, un ingénieur, Mme Warnod, une partie de Ma-jong, c'est assez amusant.- Bonne soirée!

Jeudi 22 Août. Saïgon

Je reste à bord à 7h vacciner l'Amiral contre son microbe. Puis je vais avec lui et Husson visiter la manufacture d'opium - accompagnés du gouverneur Cognacq, du Directeur des Douanes, de l'ingénieur chimiste et des fonctionnaires de la manufacture. Très intéressant. Nous voyons les temps successifs de la préparation dans une immense salle pleine de Chinois affairés, dans une atmosphère chaude et odorante: pâtes, galettes d'opium crues, filtration, concertation. Ensuite les dosages à la machine, les emboîtages, etc.

Un vieux chinois à lunettes, expert, est couché dans une pièce du 1er étage, sur un lit, un oreiller de porcelaine sous la nuque, sous un dais orné de caractères et dessins noirs sur fond rouge; il fume devant les visiteurs; c'est le "dégustateur" officiel: il fait la grimace dès qu'on introduit 5% d'opium de mauvaise qualité (?? ou Indes) dans le Bénarès!

Après cette intéressante visite nous sommes invités par le Directeur des Douanes d'Indochine dans sa maison: sandwiches et coupe de champagne. Nous rentrons en auto à bord avec l'Amiral.

En rentrant nous apprenons que les mécaniciens viennent de découvrir une nouvelle avarie dans la machine! Quel bateau! L'Amiral est furieux, il y a de quoi. Cela risque de nous faire rester ici encore plus longtemps. Il parle de retélégraphier à Paris, etc.

Après-midi: J'erre dans les rues, après un orage terrible. Je visite quelques magasins de bibelots. Mais je n'achète rien, voulant faire quelques économies sur ma maigre solde.

Je me couche de bonne heure à l'Hôpital.

Vendredi 23 Août. Saïgon

Matin: Je fais l'observation du mécanicien Coulon, qui cherche à être rapatrié; l'Amiral est d'ailleurs prêt à lui mettre sur le dos les responsabilités. Je déjeune ce matin chez Borel. J'irai tout à l'heure en pousse à l'Institut Pasteur. Je passerai une partie de l'après-midi avec lui.

4h. Je reviens de chez Borel où j'ai fait un excellent déjeuner. Après il m'a présenté sa métisse, jeune personne aux petits chapeaux assez parisiens et qui conduit seule sa quadrilette. Ces petits ménages sont très rigolos. Hélas! Je me fais l'effet d'un bête célibataire ou d'un veuf, seul dans la vie…

Le bruit circule à bord que ce sont des matelots communistes qui ont saboté les machines, et que nous ne pourrons appareiller.

Samedi 22 Août. Saïgon

La soirée Warnod s'est prolongée assez tard hier. L'appartement dans lequel nous avons passé la nuit, au rez-de-chaussée de leur belle villa, est tendue de tentures épatantes, de châles cambodgiens, de soies chinoises… C'est très gracieux - Nous y avons fait, Douval et moi, des connaissances intéressantes, dont un directeur de rizières, ancien polytechnicien, qui va réunir à dîner le Directeur de la plantation de Siyannah - également homme de lettres, tout en étant ancien x - et qq amis pour Jeudi.

Au matin, il fait bien chaud à bord. Pas de nouvelles de Paris. Jusqu'à quand sommes nous ici?

Après-midi: Je vais voir à l'Hôpital notre commissaire Selanère qui s'est fait prendre en écharpe hier dans une petite citroën par le tram et a été roulé plusieurs mètres: Il a une fracture de la malléole et des arrachements oraux multiples. Nous avons appris que le jeune commissaire qui avait permuté avec le nôtre s'est tué à Toulon en tombant par une fenêtre! A quoi tient la destinée!

Gaillard m'a demandé conseil: Il songe à entrer dans le cadre des médecins de colonisation d'Indochine.

Soir: Je vais en auto à Cholon avec Taéra, Coulon et le Directeur des affréteurs indochinois, Orsini, qui nous amène dans un club chinois chic. Les Chinois, tous gros commerçants enrichis, et dont deux parlent français, nous accueillent aimablement et nous flanquent un dîner chinois de 15 plats: bouillons variés, aileron de requin, coquilles de crabe hâché, canard à la sauce d'amande, plats bizarres comme un mélange de jambon, champignon, asperges dans de l'agar-agar, potages aux nids d'hirondelles, poulet en pâtes au citron, riz frit, etc, etc… Je n'en peux plus. Nous sommes servis par des petites chanteuses chinoises, dont l'une, de 13 ou 14 ans, très jolie, me rappelle Edith en plus grand. A part quelques petites caresses furtives tout se passe d'ailleurs très correctement, la discrétion étant de rigueur avec les Chinois, même dans les lieux de plaisir. Elles chantent chacune à leur tour en tapant de 2 baguettes flexibles sur une espèce de cithare en forme de petit piano. Elles servent fort mal, versant du cognac dans les coupes à champagne, du bordeaux blanc dans les verres à liqueur, et rient très fort lorsque le Président du cercle - un Chinois à lunettes - le leur fait observer. Après l'une d'elles me fait avec un art consommé une pipe d'opium que je tire, la tête sur un oreiller de porcelaine. Nous prenons congé de nos aimables hôtes et rentrons à bord nous changer.

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A minuit nous remontons en pantalon à bandes d'or, danser à l'Hôtel de ville pour les Sinistrés de Penmarc'h. La musique du "Michelet" alterne avec un jazz parisien. Nous obtenons le plus vif succès. Malheureusement, rien que des laiderons, dont quelques unes à faire peur!... Je fais un tour de fox-trott et, à 2h, je fuis en pousse à l'Hôpital où je passe une nuit bonne mais courte, et suivie de migraines!...

Dimanche 23 Août. Saïgon.

Encore rien de Paris. Je commence à être torturé par le désir de revoir les miens. Que font Yet, Didite et Niquette? Mon courrier est sur le "Ferry", je ne sais rien d'elle depuis le 8 Juillet! Quelle tristesse! Les camarades commencent à avoir pitié de moi.

Si cette situation devait continuer longtemps, je me laisserais déprimer. Je maigris et je perds mes cheveux avec rapidité. D'ailleurs ce climat est énervant et débilitant, à cause des conditions lamentables dans lesquelles nous sommes. Douval, si calme, pique des rognes subites contre l'existence qu'on lui fait mener. Feral est silencieux, jaune, et a des vertiges. Le Ct Neujillet sèche et s'émacie de plus en plus… Cette vision de la rivière, aux réverbérations terribles, est déprimante. Beaucoup de gens de l'équipage ont la cliche. Les malheureux matelots ne descendent plus à terre, ça coûte trop cher pour leur solde infime (7f50 le demi de bière au Continental)

Quelle existence que celle du marin, partagée de luxe et de misère, de grandeur et de tristesses!

Lundi 24 Août. Saïgon

Encore rien de Paris. Qu'est-ce que nous fichons ici? La vie à bord est pénible. Le matin, c'est le soleil implacable sur la rivière; l'après-midi c'est l' atmosphère lourde et étouffante de nos petites chambres. Décidé à faire des économies, je ne peux pas être toute la journée dehors, chaque déplacement en pousse et chaque station au café grève lourdement notre pauvre petit budget.

Je travaille, nu sous mon ventilateur, un linge mouillé sur les épaules, pour me distraire. L'après-midi, morne promenade avec Feral au jardin où je vais considérer les singes, les serpents, les tigres et 3 énormes crocodiles ignobles et pustuleux. Au Continental, malgré la musique à l'apéritif, il y a à peine 15 personnes.

Gaillard a eu des tuyaux sur les médecins de l'assistance. Quelques uns de mes élèves sont en Cochinchine, avec des traitements de 50-60.000f! (le double de ce que gagne notre Amiral). Il parait que ma solde est à peu près celle d'un agent de police à Saïgon! Tout ça me dégoute.

Je rentre dîner à bord avec Douval et Feral. Puis je me couche de bonne heure à l'Hôpital militaire.

Mardi 25 Août. Saïgon

Toujours rien de Paris. Jusqu'à quand cette plaisanterie va-t-elle durer? Ce matin, inspection interminable dans le bateau. A 11 heures, nous remontons des fonds, défaillants de chaleur. Un mécanicien a eu une syncope devant le Commandant, qui n'a pas conscience de la fatigue des hommes. Quel métier! On dit que les avaries sont dus à des sabotages et qu'il y a à bord une "cellule communiste". Ca ne m'étonne pas.

Dufossé est venu déjeuner à bord. Il donne des tuyaux à Gaillard, qui est fortement tenté de faire sa demande. Après-midi, orage effroyable. Je me réfugie au café. Comme je n'ai plus beaucoup de piastres, je restreins mes dépenses et supprime le pousse.

Mercredi 26 Août. Saïgon

Enfin des nouvelles! D'abord un détachement de 40 hommes avec Brossiet-Heckel part à Canton faire la police, ce qui tend à faire croire que le bateau est définitivement ici. Ensuite à la suite d'une campagne de Sourges dans son journal, il est question que la Colonie abonde une partie de notre solde en piastres, ce qui nous ferait une petite économie.

Le matin je vais à la salle des Ventes: Rien d'intéressant. Le soir, au cercle sportif lire les journaux. J'ai été à l'Institut Pasteur pour l' Amiral. Je vais lui faire du yogourt au bacille lactique.

A 5h, visite avec l'Amiral de la charmante Mme Courtheil.

En auto, il nous tient des propos drôles mais absolument cyniques. Après cette visite, nous allons voir Celanère à l'Hôpital puis il nous emmène en auto avec Taéra faire le tour de l'Inspection. A 8h, dîner à bord avec des invités, 2 couples donc 1 avocat, ami de Taéra et Coulon. Ces dames me regardent avec curiosité et respect depuis qu'elles ont lu l'analyse de mon dernier livre sur la couverture de l'Illustration-Roman.

Jeudi 27 Août. Saïgon

Les nouvelles se confirment. Un acte de Paris maintient le "Jules Michelet" pendant toutes les réparations: soit trois mois! Le "Jules Ferry" va donc rappliquer, je l'espère, sans trop tarder. L' Amiral ne sait pas s'il doit partir. Il est furieux car Paris ne lui dit rien à ce sujet et le paquebot part Dimanche matin! - Il a toujours un peu la cliche et a hâte de partir dans le Nord.
Je lui prépare: Trousse de médicaments, objets médicaux, serums, etc…

A Midi, je déjeune chez Dufossé à Cholon. Il fait un temps affreux: Pluie fine et continue, comme à Brest. Après déjeuner, gramophone, puis on revient dans son auto à bord. A 6h je vais chez Feret régler une question de service. Mme Feret est, mélancolique, avec ses deux fillettes, derrière la vitre. Elle n'a pas l'air de s'amuser follement. Lui parait regretter Toulon: Tant mieux, c'est ma petite vengeance…

A 7h une auto nous conduit, Douval et moi chez les Tries, ancien x, directeur d'usine de riz derrière Cholon, sur l'arroyo chinois. Société amusante, un avocat général versé dans les archéologues indochinois, le Directeur de Siyannah.Tous ces types me connaissent, connaissent mes livres. Présentés par qui? Je passe une soirée agréable. Je me demande parfois s'ils savent que je n'ai pas le sou, eux qui gagnent ici des fortunes? On parle de fortunes annamites et chinoises. On perd facilement à Cholon dans les maisons de jeux chinois, 500.000f, 1 million même en une soirée!

Rentré vers 11h à l'Hôpital dans l'auto de Tries. Je suis invité à aller voir une épidémie de béribéri qui vient de se déclarer à la plantation de Siyannah.

Vendredi 28 Août.

Le départ de l'Amiral se confirme: Il est dans les malles jusqu'au cou et parait fort affairé. Je le masse, lui étant à genoux sur 3 pardessus étendus sur son lit. Tout l'état-major est en ébullition.

Passé une partie de la matinée à l'Hôpital, avec Lerminier qui règle avec moi le rapatriement du mécanicien en chef Coulon et me recommande son jeune fils, fatigué.

Bonne nouvelle: La nuit dernière, la TSF a communiqué avec le "Jules Ferry" qui est à Hong-Kong! Il ne va pas tarder à rappliquer.

Après-midi: Promenade rue Catenat et au marché chinois. Je m'apprête à faire quelques emplettes à Saïgon avant de rentrer.

Soir: Je dîne à bord pour reposer mon estomac. Nous recevons des cartes pour le bal de la Société corse à la Philharmonique demain soir.

 

 

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Version : 01.04.2005 - Contents : Martine Bernard-Hesnard

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