L'opinion en Allemagne

Index

Le gouvernement régulier revenu à Berlin, victorieux sur toute la ligne, la République Allemande poursuivit une carrière dont il était inutile d'essayer de prévoir le développement. Les ouvriers organisés, les population catholiques par ressentiment contre l'ancien Empire et quelques fractions des classes moyennes: tels étaient les soutiens principaux du nouveau régime. Les éléments sociaux étaient pour la République parce qu'elle allait sans doute "améliorer la situation". On était en général Républicain, non par un enthousiasme quelconque, pour un idéal mais par le dégoût qu'avait laissé dans les coeurs un régime abimé dans le sang de la honte. On faisait crédit aux nouveaux dirigeants, en espérant qu'ils sauraient mieux s'y prendre. On ne s'irritait pas trop des pertes d'argent qu'on continuait à subir par le début de l'inflation, puisqu'au total les affaires, réagissant au coup de fouet, se remettaient en train. C'est la situation extérieure qui déprimait surtout l'opinion publique; que les représentants de l'Allemagne nouvelle n'eussent pas encore été admis à de vraies conversations concrétes, positives avec l'ennemi d'hier, voilà la grave inquiétude qui entretenait chez la plupart une sorte de découragement, chez les autres une rébellion intérieure qui n'avait besoin que d'une symbolique nouvelle pour s'accroître follement.

Peu à peu, le tableau qu'offrait Berlin se régularisait en quelque sorte et se normalisait. En somme, il s'agissait de vendre et d'acheter, sans interception pour qu'il restât quelque chose à tout auteur de ces manipulations commerciales. Tout le monde s'y appliquait plus ou moins, l'argent, vite dépensé, circulait. Par la trouée de l'ouest, beaucoup de marchandises affluaient. Les magasins dont j'avais constaté en Mars 1919 la pauvreté, la disette, reprenaient peu à peu un aspect presque normal. On recommençait à pouvoir s'approvisionner sans contrôle policier. On respirait.

Le retour à des conditions plus régulières d'existence s'accompagnait naturellement d'un relâchement très visible dans le comportement de la population berlinoise. Ce qu'on gagnait à toutes les combinaisons possibles du Comerce et de la Bourse, on l'échangeait immédiatement contre toutes satisfactions longtemps désirées. Des gens ayant connu de dures privations se ruaient dans les "boîtes à liqueurs", dans les lieux de plaisirs. Il en naissait de nouveaux chaque jour. Il s'en créait pour les clientèles les plus "spéciales". Le raccroc s'exerçait ouvertement. Je n'ai aucunement envie d'insister sur ces aspects de la vie berlinoise, il a été si facile de les observer que pas un voyageur, professionnel ou amateur du journalisme, n'y manqua. Comme il arrive, on a plutôt rajouté que retranché au tableau.

Il était parfois agaçant d'entendre des compatriotes ou des alliés s'ébaudir de ces outrances et de ces singularités germaniques, leur correspondance devait être pleine de descriptions truculentes, quand nos militaires voyaient passer sous les Linden * de jeunes matelots suspects ou découvraient quelque part dans le Berlin ouest un dancing exclusivement fréquenté par des dames en smokings, ils en concluaient avec indignation ou gai cynisme, selon le tempérament que l'Allemagne, perdue de vices, foncièrement perverse était sur la pente fatale et y glissait à vive allure. Je ne voyais d'ailleurs pas très bien, comment d'honnêtes esprits pouvaient concilier cette opinion avec celle qu'ils avaient du danger militaire et des armements secrets.

Nos observateurs improvisés se souciaient peu de conséquence; l'essentiel était que leurs remarques correspondissent toujours à un certain ordre de sentiments: défiance, mépris, joie ironique, satisfaction victorieuse mêlée à de vagues craintes d'avenir. On faisait son travail correctement, on exerçait sa perspicacité sur les journaux, les statistiques, les publications de banques ou de sociétés industrielles. Une fois fait ce petit travail, on était libre de regarder autour de soi, et, naturellement, on s'arrêtait aux surfaces. Elles étaient assez variées pour occuper un étranger pourvu de quelques mois, peut-être davantage d'honorables loisirs. On faisait donc à peu de frais le tour des établissements de plaisir, on était heureux de constater, à la visite des grandes brasseries que le couplet sur la goinfrerie allemande allait pouvoir bientôt être repris avec le succès habituel. Quand un intermédiaire amical ouvrait à l'étranger la porte d'un petit cénacle quasi-familial dont quelques jeunes personnes d'excellentes familles mais démoralisées par la misère, faisaient l'ornement, on se félicitait de pouvoir pénétrer ainsi dans les régions les plus instructives de la société berlinoise. Le reste du temps, si l'on était un homme avisé, on le consacrait à la recherche et l'avantageuse acquisition des collections de timbres-poste, des bahuts anciens, des vieilles bagues et des montres en or. Il y avaient aussi les bibliophiles. De belles occasions se présentaient à eux. Tant de collectionneurs et d'érudits "lavaient" discrètement leur trésor pour payer leur terme.

Si ces messieurs n'avaient pas eu ces différents soucis et s'ils avaient pris plus le temps de réfléchir, ils auraient peut-être soupçonné que toute la vérité n'était pas là; ils auraient pu se dire que les surfaces qu'ils avaient sous les yeux ne devaient pas en somme signifier grand'chose, pas plus que les tableaux de moeurs si intéressants par leur nouveauté. Que pouvait-on savoir de cette vaste "Province"? S'ils avaient pu y pénétrer, se faire admettre, ils auraient sans doute observé que le changement était insignifiant dans les moeurs. Ils auraient trouvé des familles où règnaient certainement plus de soucis et d'angoisses qu'autrefois, mais dont les principes de morale et les idées religieuses n'avaient aucunement varié. Même sans quitter Berlin des observateurs analogues se seraient imposés à des hommes assez réfléchis et assez patients pour faire leur enquête personnelle dans ces immuables milieux bourgeois où la morale kantienne n'avait cessé de régner, même à supposer qu'on eût négligé la lecture que la critique de la raison pratique.

A quelque point de vue qu'on se plaçât, politique ou moral, on s'apercevait que ce vaste pays, à peu près complètement ignoré, n'avait pas été modifié dans sa vraie nature et qu'il se trouvait tout entier en état d'attente...

Physiquement, la résistance de la race avait été mise à l'épreuve, rien n'indiquait que sa santé eût subi une atteinte profonde. Dans les grandes villes, dans les agglomérations industrielles, les mines étaient sombres, les teints plombés. Mais ces populations qui n'avaient jamais été délicates dans leurs goûts s'étaient en somme accommodées de régimes alimentaires assez répugnants. On leur avait fait manger toutes sortes de graisses, de denrées de dernier choix, de miel artificiel, etc... au prix d'une débilité visible, l'organisme avait résisté. Il restait capable de reprendre son élan. L'enfance avait souffert. Les cas de tuberculose infantile s'étaient multipliés, moins cependant que ne le proclamaient les patriotes désireux d'inspirer la pitié. L'état de guerre avait déjà suscité parmi les jeunes hommes un remarquable commencement d'élan sportif. J'allais voir de mes yeux plusieurs grandes manifestations gymnastiques. Elles n'avaient certes pas la magnificence théâtrale qu'elles ont pris depuis, elles n'en révélaient pas moins un entrain, une vigueur disciplinée qui donnaient la plus haute idée des résultats déjà obtenus. Physiologiquement parlant, on pouvait comparer l'Allemagne à un lutteur diminué passagèrement par un régime insuffisant mais tout à fait capable de reprendre sa classe dès que les circonstances redeviendraient favorables.

Mais la leçon de la guerre et de la défaite, comme ce peuple l'avait-il subie? Il n'était pas aisé de le dire clairement. Dans de très larges milieux régnait une sorte d'abattement, rarement interrompue par quelque accès de rage subite et brève. En général, on ne comprenait pas grand'chose à la situation, pendant des années, une presse docile avait nourri son public d'illusions; on n'avait pas la moindre idée du mal commis. On s'était bravement battu. Il fallait donc une paix juste et humaine. Si elle s'annonçait cruelle, c'est que les Alliés trahissaient la pensée de Wilson.

J'entendis alors quelques rares berlinois particulièrement éclairés déplorer sur le ton le plus pathétique et la plus sincère que nous laissions sans aucune explication de nos gestes une opinion publique, qui pour opaque qu'elle fût, n'en était pas moins en mesure de comprendre nos griefs, nos besoins et nos vues d'avenir. Un de ces hommes, occupant une très haute situation dans le monde des affaires, et qui avait longtemps rongé son frein, me surprit un jour par la véhémence de ses conseils: "Parlez en maître," me dit-il, "mais parlez. Vous ne dites rien, tout se passe en notes plus ou moins menaçantes, dites avec qui vous voulez négocier, mais dites que vous voulez négocier. Ecartez brutalement tel ou tel personnage d'ancien régime à qui l'on accorde par faiblesse le droit de surveiller nos intérêts nationaux. Repoussez sévèrement tout ce qui rappelle un régime failli. Au lieu d'épiloguer sans fin sur quelques wagons de charbon et d'augmenter la stupeur et l'incompréhension de nos masses populaires, envoyez-leur donc, pour l'amour de Dieu, de véritables missionnaires qui les instruisent, qui les éclairent. Je les connais bien, mes compatriotes. Croyez-moi, ils ne sont pas méchants, mais en toute chose qui touche à la politique internationale, ils sont séculairement abrutis. Des missionnaires, entendez-vous, des missionnaires, voilà ce qu'il nous faudrait."

Pour le moment, une guerre sourde avait commencé qui ne s'atténuerait que plus tard et pour peu de temps. Le grand pays muet attendait les évènements avec une sorte de scepticisme parfois gouailleur, parfois irrité, il continuait à ne rien comprendre et accusait, sans toujours y croire le "sadisme" des Alliés. Il lui manquait quelque chose: un espoir, une foi quelconque, un motif de "relèvement" ou de "fierté". Des gouvernements républicains que le soulèvement d'après la défaite portait successivement au pouvoir n'augmentaient guère le prestige de la République, les vagues étanches de réunions internationales leur réservaient des rôles à peu près muets et peu décoratifs. Une droite parlementaire encore puissante dénonçait sauvagement leurs échecs, l'extrême-gauche communisante les chargeait de sarcasmes, de perfides feuilles illustrées montraient le président Ebert en costume de bain, sortant du lac, dans la gauche attitude d'un homme-singe. On se vengeait ainsi de la vigilance que ce brave homme pratiquait à l'égard de la "Révolution". Tout cela conspirait à entretenir dans les masses l'état de défiance, de doute, dont j'ai parlé. Il s'y joignait visiblement de douloureuses incertitudes morales. On se sentait sans appui, sans représentants puissants et honorés, sans maîtres, sans guides, et peut-être sans avenir. Cet état d'esprit eût abouti beaucoup plus vite à une violente réaction si ce public désenchanté, démoralisé par ses déceptions d'hier, avait été doué de réflexes plus rapides. Mais on peut dire que dès 1920, le national-socialisme était dans l'air. Le besoin de croire et d'espérer en préparait sourdement la venue. De nouveaux désastres financiers et l'occupation de la Ruhr devaient faire mûrir cette mystique jusqu'à l'heure attendue par le ?? (illisible).

A notre égard, il est certain que l'opinion allemande suivit depuis l'Armistice, une évolution qui me parut désastreuse. A Munich, à Berlin, à Weimar, j'observais d'abord que les haines s'adressaient surtout à l'Angleterre. Dans tous les milieux, des gens me disaient spontanément: "Nous ne haïssons pas la France. Elle est l'adversaire qui, avec nous, a lutté dans les conditions les plus tragiques et avec une valeur égale à la nôtre. Mais nous haïssons l'Angleterre qui nous a encerclés, bloqués, affamés." Certes, il ne fallait pas aller trop loin, ni s'imaginer que ce sentiment était général, surtout dans le Nord où les natures sont plus âpres et plus fermées. Pourtant, l'on pouvait faire les mêmes expériences partout où on consentait à s'entretenir avec les gens sans prendre les airs avantageux de vainqueur. Quoiqu'on en dise, n'était-il pas un peu significatif que tel grand journal berlinois poursuivit avec vigueur, malgré toutes les difficultés quotidiennes, son action en faveur d'une politique "continentale", dont le principe devait être l'entente avec Paris. Pendant des mois et même des années, nous n'avons pas semblé comprendre la portée de semblables faits.

Plus les mois s'ajoutaient aux mois, plus la guerre des notes diplomatiques, des mises en demeure, des réclamations chiffrées se prolongeait et plus les positions diplomatiques respectives se modifiaient. Les grandes agences anglaises opérèrent avec une grande virtuosité, et peu à peu l'Angleterre cessa d'être l'ennemi No 1.

Un souvenir familier illustre de façon amusante cette évolution. Me trouvant à Munich pour quelques jours au cours de l'été 1919, j'allais passer la soirée dans un théâtre populaire, le "Platzl", * où l'on jouait des pièces paysannes, dans le décor le plus champêtre. C'était des tableaux de moeurs rustiques présentés par d'excellents acteurs, possédant sûrement de naissance, le dialecte bavarois le plus pur. Ce soir-là, une farce villageoise pleine de saveur précédait un petit spectacle politique qui m'intéressa encore davantage. Il se terminait par une sorte de match de boxe qui mettait aux prises l'Anglais et l'Allemand. Le match comportait un dialogue des plus vifs. Finalement, l'Anglais s'écroulait sous les coups. A chaque swing ou uppercut, l'Allemand rugissait: "Tiens! Voilà pour les colonies que tu nous as enlevées, tiens! Voilà pour les bateaux que tu nous as volés". Et la liste des griefs s'allongeait, pendant que délirait la foule.

Quelques mois après, des manifestations de ce genre n'étaient plus de mise. Les communiqués de Londres, tenus dans une note, généralement réservée, d'un ton souvent obligeant, inclinaient peu à peu l'opinion allemande à de bien meilleures dispositions. Les ressentiments prenaient de plus en plus pour objet Paris et la "politique de tracasseries" et de "chicanes" qu'on y dénonçait. Nos "partisans", si je puis dire, ne perdaient pas courage, mais il était visible que moralement, nous perdions du terrain. Peu à peu, s'ancrait dans les cerveaux cette idée que pour les Anglais la guerre était bien finie tandis que les Français voulaient la continuer jusqu'à l'anéantissement de l'adversaire.

 

p/fgOHesnard44.gif

 

Mars 1920: Coup de force à Berlin

Les hommes politiques

 

* sous les Linden = Unter den Linden, "sous les tilleuls", les "Champs-Elysées" de Berlin

* Platzl: Restaurant-théâtre de pure tradition bavaroise, situé dans le centre de Munich près de la Marienplatz. L'un de ses membres dut faire de la prison pour avoir osé critiquer sur scène le régime national-socialiste. A son retour, il se présenta avec un porcelet sous le bras et déclara "Et à cause de ce cochon, (und wegen dieser Sau...), je ne me laisserais pas emprisonner de nouveau!". Le Platzl existe toujours. (Marzina Bernez-Hesnard)

Version : 11.01.2005 - Contents : Marzina Bernez-Hesnard

Codewriter: Visual Basic Application - Programmed by : Marzina Bernez
Webdesign & Copyright : Marzina Bernez

URL http://bernard.hesnard.free.fr/Hesnard/Oswald/oHesnard10.html