Les hommes politiques

Index

Le temps passait donc sans apporter dans les relations franco-allemandes l'amélioration que quelques uns d'entre nous souhaitaient, et que la plupart considérait comme utopique, et d'ailleurs peu souhaitable. On sentait que le mot d'ordre était à peu près le suivant: "ne pas converser, car il n'y a pas de sujet de conversation." Faire exécuter le programme des réparations, que l'Allemagne paie. On verra ensuite.

D'où un travail considérable, exécuté consciencieusement; des comptes admirablement tenus et les possibilités de la production allemande évaluées avec toute la science des techniciens. C'était de la belle besogne qu'une vaste troupe de calculateurs exécutait posément dans ces bureaux où s'entassaient les documents. De leur côté, les Allemands étageaient des chiffres impressionnants, dont le total restait éloigné de nos évaluations par des abîmes arithmétiques. Car ils faisaient entrer dans le chiffre de leurs paiements des postes que nous ne considérions pas comme des réparations proprement dites. Le débat n'était pas près de prendre fin.

Entretemps, ni à Paris, ni à Berlin, ne se rencontraient les personnes responsables qui auraient pu de temps à autre faire un tour d'horizon et échanger les solutions d'abord théoriques, puis peut-être plus concrètes et plus substantielles. De courtes visites d'informations mutuelles ne donnaient à peu près aucun résultat. A Berlin, elles étaient infiniment rares, indirectes et semblaient n'intéresser Paris à aucun point.

Si l'on n'avait eu, pourtant, quelque chose qui eût ressemblé à un programme politique, les éléments de conversations n'ont pas manqué pendant ces années qui vont de la conclusion de la Paix à l'occupation de la Ruhr. On pouvait penser qu'un Erzberger n'eût pas ce qu'il fallait pour concevoir et exécuter par exemple un projet de reconstruction des régions envahies. Sans supposer qu'un pareil projet fut exécutable avec l'ampleur et dans la totalité chimérique qu'imagina Erzberger, on pouvait cependant utiliser son zèle, étudier les moyens de mettre au point ses propositions.

D'autre part, il était soutenable qu'une négociation importante fût prématurée, tant qu'on ne serait pas plus certain de la situation politique et sociale en Allemagne; mais la prudence ne devait pas aller jusqu'à la négation pure et simple. Les hommes que nous trouvions devant nous, n'étaient pas de ces puissants hommes d'Etat dont la solidité politique ne fait pas question; mais enfin, c'était, j'en suis convaincu, pour la plupart des hommes de bonne volonté et qu'il valait mieux ne pas décourager.

Je citerai d'abord les social-démocrates. Je les avais abordés avec bien de la défiance. Leur attitude au moment de l'embrasement général et plus tard laissait planer tant de soupçons sur leur caractère. Parmi les nombreux publicistes et parlementaires que je voyais journellement, les social-démocrates étaient ceux qui faisaient preuve de la réflexion la plus humaine et qui me paraissaient, sans l'avouer, se livrer le plus courageusement à ce qu'on peut appeler l'examen de conscience. Sans avoir en vue plutôt Hermann Muller que David, Wels ou Stampfer, je parlerai du social-démocrate si je puis dire générique. L'homme n'abordait qu'avec une gravité triste ce terrible sujet des origines de la guerre. Ce que j'ai pu entendre alors de tragiques récits. On y percevait l'écho de rudes débats intérieurs et l'évocation du danger russe, du tsarisme menaçant n'était pas une feinte. Ils avaient vécu et ils vivaient dans un parti qui n'avait jamais voulu s'occuper de politique étrangère. En 1914, ils n'avaient vu qu'une chose, les armées russes, où le ?? d'une nation à demi-barbare et socialement rétrograde était à quelques journées de Berlin, capitale du socialisme occidental. Ces divisions les avaient mis moralement en déroute. Cette sorte de justification n'empêchait pas mes interlocuteurs d'être au fond terriblement sensibles aux qualificatifs de "social-patriotes" et de "social-traitres" dont les poursuivaient sans relâche les patriotes communistes. Ils n'avaient pas pour la France de particulières sympathies. Ils s'appliquaient à tenir la balance égale entre les différents pays où ils espéraient voir se constituer, enfin, une vraie Internationale Ouvrière. En tous cas, nulle part, le dégoût du regime impérial et des excès militaires qu'il avait favorisé n'était plus raisonné, plus sincère que dans cette social-démocratie. Dans la satisfaction que leur procuraient leurs succès électoraux, le gonflement de leur syndicat, ils se laissaient aller à quelques illusions. Ils n'apportaient aux masses ouvrières que des espoirs d'amélioration matérielle, or cette amélioration semblait soumise à de constantes complications d'ordre économique et monétaire et, d'autre part, leur travail de propagande ne remuait pas les sensibilités. Ils devaient s'apercevoir ensuite qu'on n'exalte pas un peuple seulement avec des discussions de tarifs et de contrats. Enfin, les gouvernements adverses semblaient ne pas même prendre note de leur existence.

Il faut d'ailleurs reconnaître qu'il n'était pas facile de rechercher un contact durable avec les représentants du nouveau Reich. Nous eûmes bientôt comme partenaires des hommes comme Simon et Fehrenbach. Ils vinrent à Spa. La personnalité du premier était nette, mais sans grand relief, c'était un homme fluet, flexible, courageux. Son dévouement à la nouvelle tâche était ardent. Ancien magistrat, sa formation était avant tout juridique. C'est dire que de nature, il n'apportait pas, dans la négociation internationale toute l'ampleur inventive qui eût sans doute été nécessaire; il avait à faire à des Millerand, à des Lloyd Georges. De toute son énergie, il s'efforçait d'une part de déconseiller des engagements qu'il ne serait pas honnête de prendre puisque tout faisait prévoir qu'on ne pourrait complètement les exécuter. Le délégué anglais faisait des allusions à la puissance du gouvernement allemand envers les formations para-militaires, on voyait le Docteur Simon se redresser comme un petit coq de combat. Il évoquait les difficultés que le gouvernement britannique avait lui-même en Irlande: Personne n'en concluait pourtant que l'Angleterre ne fût pleinement en mesure de faire librement sa politique étrangère.

Le Docteur Simon était secondé vaille que vaille par monsieur Fehrenbach, brave allemand du sud-ouest, qui ne manquait pas d'une certaine bonhomie rustique. De temps à autre, il s'exerçait à manier un français rocailleux, riche en expressions archaïques, souvenirs de lycée. A la délégation allemande pour Spa avait été joint un Bavarois, ami des camériers du Roi de Bavière, Monsieur Von Stockhammern; une figure contractée lui donnait l'air fort dangereux. Je le vis plusieurs fois, car il était grand connaisseur de l'Histoire et des Histoires bavaroises. Bien que n'ayant aucune sorte de sympathie pour le nouveau régime, il avait inspiré confiance à Erzberger qui l'avait pris comme conseiller à l'Office des Reconstructions. Serré de près, par les représentants des syndicats chrétiens et autres qui avaient leur place de collaboration ouvrière aux reconstructions du Nord de la France, il traitait tout ce monde avec une bienveillance commandée par les faits, et qu'il corrigeait, dans ses moments de bonne humeur par un peu d'ironie. Il faisait d'ailleurs, d'amusante façon, le départ entre son véritable caractère qui était celui d'un haut dignitaires bavarois et sa fonction actuelle près du gouvernement prussien. Quand j'avais besoin d'une explication, il me disait avec humour: "Est-ce au Camérier de Sa Majesté Roi de Bavière que vous vous adressez, ou bien au Chef de Cabinet d'un Ministre du Reich?"

En somme, des consultations comme celles de Spa représentaient des tentatives d'explications qu'aucun contact humain ne pouvait venir vérifier et qui devaient rester à peu près stériles. Il me semble voir encore les délégués allemands avec leurs redingotes démodées et un peu luisantes, debout, les bras ballants dans un coin obscur de la salle de réunions à l'heure du thé. Nous n'y mettions certes pas de mauvaise volonté. Mais nous étions tellement occupés de nous-mêmes et de nos alliés que dans ces moments de détente, nous oublions presque la présence de ces Allemands conviés à notre entretien. C'est à peine si nous trouvions les aimables paroles qui sont d'usage quand on offre un biscuit.

Quand ce fut le tour de Stinnes, ce fut la fin. Il faut bien avouer qu'il n'en pouvait être autrement. Les immenses combinaisons auxquelles la dépréciation du mark préparait cet industriel lui donnaient peu à peu une importance hors de proportion avec les capacités de l'homme le mieux entrainé aux affaires, il était devenu le roi du charbon. Du charbon, il allait bondir à la conquête des industries parentes puis des plus éloignées. Il était la Maison Stinnes, chef de dynastie, en position de regarder un empereur en face. La fortune de sa maison l'identifiait inconsciemment avec celle du pays. Noir, barbu, vêtu d'un complet de confection, le col orné d'une cravate toute faite, ce capitaine d'industrie écrasé de travail, se raidissait dans son instinct de puissance. Il eût souscrit à un arrangement qui eût accru au crédit de son entreprise et lui eût encore laissé les mains plus libres à l'égard des nouveaux dirigeants du Reich. Dans ces conditions, tout arrangement véritable n'était guère possible. Plus tard, aux plus mauvais jours de la Ruhr, nous devions le retrouver, et avec lui quelques puissants hommes d'affaires, assez disposés quand les choses vont très mal à négocier sans se soucier du Gouvernement Central. Cette politique de négociation isolée avec une partie seulement de l'Allemagne était du domaine de l'utopie. C'est ce que nous comprîmes. Le moment d'une conversation fructueuse avec les vrais représentants de l'Allemagne nouvelle n'était pas encore venu.

 

p/fgOHesnard44.gif

 

L'opinion en Allemagne

Rathenau

 

Version : 11.01.2005 - Contents : Marzina Bernez-Hesnard

Codewriter: Visual Basic Application - Programmed by : Marzina Bernez
Webdesign & Copyright : Marzina Bernez

URL http://bernard.hesnard.free.fr/Hesnard/Oswald/oHesnard11.html