Mars 1920: Coup de force à Berlin

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Pendant les derniers mois de cette année 1919, on vit arriver à Berlin les premiers éléments interalliés, chargés de préparer l'installation des diverses commissions militaires et civiles prévues par le traité de Paix. Quelques grands hôtels furent affectés à la future commission de contrôle militaire, au comité berlinois de la commission des réparations, etc... Pendant l'hiver, ces vastes bâtisses organisées en un grand nombre de bureaux virent arriver un personnel de plus en plus désireux d'entrer en fonctions. Un chargé d'affaires s'installa à l'Ambassade de France avec quelques collaborateurs. Peu à peu, l'aspect du centre de Berlin changea, le public berlinois s'était habitué très vite à voir circuler des uniformes étrangers. Il est difficile de sonder les coeurs. En l'apparence du moins, la population contemplait ces nouveautés avec une sorte de fatalisme fatigué, son comportement ne devait changer que lors de l'occupation de la Ruhr.

Le calme du moins extérieur où vivait Berlin fut brusquement soumis à une secousse qui révéla quel trouble profond subsistait encore en ce fièvreux pays. Je veux parler du coup de force de Mars 1920.

Notre mission s'était provisoirement installée dans une villa située à peu près au milieu de la Bendlerstrasse. A l'extrémité près d'un pont était le Ministère de la Guerre. Je m'étais installé sommairement à l'étage supérieur de cette villa. Un beau matin, j'étais encore seul, je reçus la visite d'un journaliste allemand qui paraissait fort ému, il m'apprit que pendant la nuit, les troupes, amenées non sans peine des pays baltiques et qu'on avait cantonnées avant leur dissolution dans la grande banlieue de Berlin, avaient envahi la capitale, le Gouvernement était parti pour Stuttgart. Je voulus téléphoner aussitôt à la rédaction d'un journal. Réponse: "occupé militairement". Je sortis donc un instant pour voir où nous en étions. Je vis arriver des détachements d'hommes en armes, des cuisines de campagne, quelques fourgons d'outils. Dans le cours de la journée, la rue était barrée à chaque bout par des fils de fer, un poste d'une demi-douzaine d'hommes avec une mitrailleuse se tenait prêt à toute éventualité. Un énorme écriteau prévenait les passants: "Qui s'avisera de franchir cette ligne sera fusillé." Je pris mon livret d'officier de réserve. Le sous-officier de garde après un attentif examen de mes papiers s'inclina; je pus donc sortir librement de ma geôle et rester en contact avec mes amis du Pariser Platz.

Pendant l'après-midi, des patrouilles inspectèrent les jardins, par lequels on pouvait à la rigueur passer de notre rue à telle autre, parallèle. Je sortis dans ces jardins et ne fus aucunement mollesté. Nous avions du être dès la première heure "passés en consigne". Il ne fallait pas que le "gouvernement nouveau" indisposat les "représentants de l'Entente".

Mais quel était ce Gouvernement nouveau? Je ne tardai pas à pouvoir m'en faire une idée. Dès le lendemain matin, une voiture s'arrêtait devant la porte de notre maison; un homme fort correct, que j'avais déjà rencontré dans les milieux de Droite me fit demander quelques instants d'entretien. Il venait nous proposer de me faire renseigner par les chefs du mouvement eux-mêmes. J'étais seul. La curiosité était grande, j'acceptais. Je fus conduit par mon visiteur au Ministère de la Guerre où je trouvai petitement installé dans un bureau assez solitaire le Général von Luttwitz.

C'était un général, c'était un homme plein d'entrain, tout rose et blanc, mobile, pétulant. Tout le contraire d'un rebelle rongé de soucis. Puisqu'il était là, tout allait bien. Les soldats s'étaient révoltés contre un gouvernement de lâches et de fourbes. Seule l'Allemagne représentant les qualités morales, traditionnelles du pays pouvait reconquérir la confiance à l'étranger. La signature de ces parlementaires corrompus n'avait pas de valeur; le dégoût et la honte provoquaient en ce moment en Allemagne une puissante réaction contre l'insincérité, la veulerie, la corruption des Parlementaires et des ministres choisis par eux.

Le général eut beau varier ce thème, il ne s'en dégageait ni une idée concrète, ni un plan d'actions véritable. Je commençais à me faire une opinion, on n'improvise pas ainsi un nouveau régime. De cet entretien, il me resta un grand scepticisme. Mes impressions du lendemain ne firent que le renforcer.

Le même intermédiaire qui m'avait fait connaître le général von Luttwitz me demanda si je ne voulais pas revoir Ludendorf.

J'ouvre ici une parenthèse. L'illustre homme de guerre n'était pas un inconnu pour moi; quelques mois auparavant, j'avais eu avec lui un entretien, d'ailleurs purement privé, dépourvu de tout caractère politique, j'avais voulu seulement voir de près l'homme qui avait joué une pareille partie jusqu'à la catastrophe. Nous avions conversé à bâtons rompus. Cependant, j'étais resté attentif à certains côtés du caractère de cet homme et j'avais essayé de mieux le comprendre. Je ne crois pas qu'il soit possible de trouver un militaire aussi totalement, aussi absolument militaire que Ludendorf. Quand il en est venu à ce degré d'exclusivisme, un soldat de ce genre n'a plus rien d'humain. C'est un technicien de la guerre pour lequel les autres valeurs n'existent pas. Les destructions, les dévastations, les incendies, les vergers coupés? Toutes mesures commandées par le souci de dévoiler les gestes de l'ennemi ou d'entraver son ravitaillement. Tout cela s'est vu partout, aussi bien en Roumanie que sur d'autres fronts... On fait la guerre, oui ou non.

Je rappelais au général certains faits dont j'avais été témoin en 1917. Je me souvenais de quelques défaillances bien significatives.

J'avais vu se livrer à nous des soldats allemands d'élite. Des hommes qui avaient participé aux plus rudes offensives, titulaires des plus flatteuses citations, je les avais vus déserter. Hâvres, fiévreux, nourris de marmelade de betteraves et de pain indigeste, ils n'étaient plus que de pauvres machines détraquées. On les sentait indifférents à tout, insensibles, inertes. N'y a-t-il donc pas une limite physiologique pour l'action de l'être humain? Mis dans cet état, peut-il encore avoir recours à une énergie morale qu'en quelque sorte, il ne fabrique plus?

Le général écartait d'un geste de pareilles explications. Tant qu'il est soldat, un homme ne connait que la victoire ou la mort. Son moral est tout à fait indépendant des conditions matérielles où il se trouve. Si des troupes allemandes ont faibli, c'est qu'elles étaient travaillées par des influences révolutionnaires. C'est la trahison de l'arrière qui a provoqué la défaillance du front...
J'entendais formuler pour la première fois la légende du "coup de poignard dans le dos" qui devait devenir dans la suite un des articles essentiels de la Foi nationaliste.

Je me suis trouvé plusieurs fois en présence du Maréchal Hindenburg. Ses traits massifs n'exprimaient pas de sentiments bien complexes. Son attitude, ses démarches révélaient cependant une vie personnelle moins sauvagement concentrée sur le dogme. Il était capable de quelque bonhommie. Tout sentiment tendre ne devait pas lui être étranger, des deux militaires allemands, c'était certainement Ludendorf qui avait, si je puis dire, le style le plus monumental. L'effroyable jeu qui consiste à lancer les divisions à travers l'Europe, à les regrouper, à les rebrasser, à recommencer inlassablement un même coup de boutoir, ce duel constant avec le hasard avait fini par éteindre chez cet homme toute autre flamme humaine.

Tel je le retrouvais dans un bureau de la Bendlerstrasse. Il n'était pas à la tête du mouvement. Il y aidait sans aucun doute. Lui-aussi voulait "nettoyer la place". C'était visiblement tout son programe. Il me montra quelques télégrammes de provinces, vaguement favorables au développement de l'action. A tout prendre, il me parut fort loin des réalités.

En rentrant chez moi, j'essayais de faire le plan. Je voyais d'un côté des militaires exaltés et qui étaient loin de représenter une fraction sérieuse de l'armée. Les politiques, les raisonneurs de l'Etat-Major dont j'ai parlé plus haut se tenaient visiblement à l'écart. Autour du général Luttwitz, je ne voyais personne qui put prendre la tête d'un mouvement national. De l'autre côté, je voyais des fonctionnaires défiants, qui n'ouvraient aux nouveaux venus, ni leurs dossiers, ni leurs coffres; un public fatigué, hostile aux troubles, et, en somme, désireux de continuer la tentative parlementaire; enfin, des millions d'ouvriers organisés, fidèles à la discipline syndicaliste. La situation intérieure étant telle, l'issue ne pouvait pas être douteuse. Je m'efforçais de le démontrer autour de moi, nos missions et commissions enfermées dans leurs bureaux étaient avides de nouvelles. L'inévitable eut lieu, la grève générale éclata. Le nouveau "Gouvernement" ne put obtenir d'argent, ce fut bientôt la fin. En quelques jours, Berlin était débarrassé de ces hôtes incommodes, les troupes s'en allèrent à petit bruit, non sans quelques fusillades vengeresses.

Ce furent des journées pittoresques mais qui ne furent supportables qu'à force d'humour. Privé de lumière, de combustible, d'eau, j'essayais le soir de gagner à tâton quelque restaurant, pas trop loin de chez moi. L'épouvantable cuisine qu'on m'y servit me repoussa chez moi où je pouvais au moins déguster une boîte de sardines avec un morceau de la "boule" due à la générosité de la mission militaire. Mes collaborateurs, habitant loin et privés de tramway ne faisaient à la villa que de brèves apparitions. J'écrivais le soir, tête à tête avec une bougie piquée dans une bouteille. Ce drame politique qui tourna si vite à la farce, fut vite oublié, j'eus la satisfaction d'apprendre que le Ministre avait félicité l'Ambassade de France de la perspicacité dont elle avait fait preuve en ces délicates circonstances.

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Weimar

L'opinion en Allemagne

 

 

Version : 10.01.2005 - Contents : Marzina Bernez-Hesnard

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