Il me sembla que ce moment approchait quand des hommes comme Wirth et Rathenau prirent le pouvoir. Le premier était un Badois, poussé en avant par le Centre Catholique et des libéraux et qui semblait facile à vivre. Quant au second, sa personnalité fut telle qu'il faut prendre le temps de la caractériser un peu. On a beaucoup écrit sur son rôle d'industriel, sur l'économie de guerre dont il fut l'inspirateur. Un aristocrate de vieille souche, comme Harry Kessler, lui a consacré une biographie aussi sincère qu'admirative. Mon témoignage n'aura de valeur que si, ignorant volontairement ce que j'ai pu lire à son sujet, je m'en tiens strictement à mes expériences personnelles.
J'ai connu à peu près tout ce que l'Allemagne d'après-guerre mit aux postes les plus importants dans la politique et dans les affaires. Aucun Allemand ne m'a semblé égaler Rathenau par l'ampleur de la culture spirituelle et par la qualité des idées morales. Si l'on ne tenait pas à agiter la question des réparations ou telle autre de caractère actuel, on pouvait entreprendre sur la XVIIIième dynastie égyptienne ou sur les traces de l'Hindouisme dans l'Inde. Un jour, ayant rencontré le Ministre dans la Wilhelmstraße, je me promenais de long en large une demi-heure avec lui en évoquant l'âge des études humanistiques dans l'Allemagne du Sud. Il n'ignorait rien du Séminaire de Tubingue, berceau de la critique des textes. Il était l'ami de nombreux artistes et avait affiné son goût artistique à leur contact.
Il m'intéressait davantage par la gravité en quelque sorte religieuse avec laquelle il envisageait les problèmes que les bouleversements de la guerre posaient à l'individu en tant qu'être social. Il vivait avec une rigoureuse simplicité. Ses réflexions sur la répartition des ressources alimentaires, sur le luxe, etc... portaient la marque d'une conscience qui était un Maître exigeant et peu facile à satisfaire. A ce sujet, un des hommes qui l'ont le mieux connu, bon psychologue, m'a cité de lui le trait suivant qui fut important pour la formation de son caractère. Il était âgé de treize à quatorze ans, faisait au lycée d'assez bonnes études. Vers la fin de l'année, son professeur principal le fit venir et lui tint ce language: "Tu es un mauvais garçon, avec l'éducation que tu reçois, tu n'es pas l'exemple que tu devrais être pour tes camarades. Avec tes dons intellectuels, tu restes dans l'honnête moyenne. Tu n'es pas digne des avantages que tu as reçus de la nature et de ton milieu social."
Ces paroles bouleversèrent l'écolier. Il rentra chez lui, en pleine crise. On dût tout essayer pour venir à bout de son désespoir. Ce fut une véritable maladie dont il ne surmonta qu'après plusieurs mois de repos. Il revint au lycée, complètement transformé. Il était devenu silencieux, volontaire, recherchant la difficulté, le sacrifice. De cette aventure, qui fut une date dans son évolution, Rathenau garda ce je ne sais quoi d'apostolique, de prophétique qui donna prétexte dans certains milieux berlinois gouailleurs à des définitions dans le genre de: "Le Christ en gilet blanc", etc.
Rathenau recevait volontiers dans le cabinet de travail qu'avait occupé dans les bâtiments de la A.E.G. de son père, le véritable créateur de la maison. Il y avait tout laissé en place. Rien n'avait été changé à l'ameublement extrêmement modeste et un peu archaïque de ce cabinet. On y était tranquille et Rathenau y philosophait sans hâte, analysant la situation avec une fermeté volontaire et sans illusion. On pouvait lui parler des Reconstructions. Il avait lui-même mis au point des plans de travaux. Mais comme il savait prévoir objections et résistances!
"Il y aurait là", disait-il, "une grande oeuvre à tenter. Mais étant donné l'état des esprits, comment pourrait-on se mettre en avant? J'entends d'ici tel ou tel représentant de groupements industriels français crier au scandale. Comment? L'industrie allemande, ayant profité des destructions, profiterait encore des reconstructions! Il y aurait bien des choses à répondre. La notion de profit n'est pas immuable et l'Etat nouveau est assez armé pour maintenir aisément le bénéfice de l'entreprise dans les limites rationnelles. D'autre part, s'il y a des articles importants que l'Allemagne peut fournir à meilleur compte, plus facilement et sans gêner la production française, il n'est que de s'entendre ce qu'il y a lieu de nous demander, pour le bien général."
On sentait bien qu'en ces matières, Rathenau eut été facilement inépuisable. Mais il s'interrompait bientôt avec un geste qui voulait dire: "A quoi bon!". Il ne voulait pas se laisser emporter par son imagination. A cet égard, il paraissait chatouilleux à l'extrême, décidé à ne pas ressembler à ces gens pressés, dont la patience se nourrit d'illusions quotidiennes. Il prétendait voir clair.
"L'opinion française," disait-il, "n'est pas mûre. Vous êtes encore trop nerveux, les questions militaires vous trottent toujours dans la tête et vous empêchent de voir plus loin. Vous paraissez scandalisés parce que dans des caves de casernes ou dans des granges d'usines on découvre de temps en temps des caisses de fusils et de mitrailleuses. Qu'est-ce que cela prouve? Cela prouve que nos militaires trichent. Bon. C'est entendu, ils trichent. Mais l'importance, vraie de tout cela? Des manquements de ce genre, les bruits qui circulent sur les corps francs, etc... prouvent que ce pays n'a pas encore retrouvé, avec son équilibre politique, la notion d'obéissance absolue envers de véritables chefs. Jamais vous n'empêcherez les restes d'une grande armée de tout faire pour maintenir la cohésion de ce qui existe, et, s'il est possible de se constituer pour les moments durs (poussées communistes) une réserve quelconque s'il le faut, j'ajouterai que nul contrôle, nulle surveillance n'est en mesure d'empêcher ce travail qui est pour des militaires de carrière et de vocation le caractère d'une obligation transcendante. A ce point de vue aussi, il faudrait essayer de voir large, les Alliés vont-ils se résigner à monter la garde, à user leurs forces dans le rôle stérile de surveillant, de garde-chiourme? Pendant que le temps s'écoule au milieu de contestations de tous genres, les tâches fécondes sont laissées de côté et le monde ne fait rien pour se relever. Car je ne veux pas parler seulement de l'Allemagne. Si vous prétendez la maintenir durablement sous votre contrôle, vous y épuiserez vos forces. Ce pays est indestructible. Il est fait d'une étoffe inusable et, si j'avais à être inquiet, je le serais davantage au sujet de votre position, à vous autres Français, en Europe et dans le monde."
Je n'oubliais pas que Rathenau avait, par ses talents d'organisateur puissamment aidé l'Etat-Major allemand dans les questions de ravitaillement, d'acquisitions et de répartitions des matières premières. Je n'oubliais pas non plus son attitude au moment du fléchissement du front, son cri spontané pour la levée en masse; et pourtant, cet homme, dépourvu de rêveries humanitaires, aurait pu être un Européen, un actif artisan d'une organisation européenne. Il avait un immense amour-propre. Il tendait ardemment aux vastes desseins; le goût des grandes choses l'aurait lancé au travail, et je crois qu'il se serait fait suivre par un public féru lui-aussi de grands projets.
Il gardait pour lui la plus grande part de ses plans car la monotonie de la politique quotidienne ne l'encourageait pas aux larges pensées. Quand on lui confia l'étude des Reconstructions, il multiplia certes ses efforts, mais en se défendant toujours de céder à l'optimisme; ce qu'il finit par mettre sur pied à Wiesbaden avec Loucheur n'a certes pas été la grande oeuvre dont il rêvait dans sa solitude. Le résultat alors acquis n'en montra pas moins qu'une négociation plus ample était possible avec cet homme si froidement raisonneur et dont les dons d'enthousiasme sont restés sans leur véritable emploi.
Il aurait voulu sortir du marais où s'empêtraient les gouvernants, paralysés par la défiance. Il aurait voulu "sortir de là", donner à la politique internationale de la confiance et de l'élan, séduire l'imagination des masses par un programme de travail, créateur de prospérité qu'accompagnerait la détente morale indispensable; le travail auquel il s'astreignait ne comptait guère au regard des réalisations qu'il entrevoyait et qu'il n'atteindrait sans doute jamais.
"Oui, "me disait-il,"vous occuperez la Ruhr. J'en suis sûr. Tout me prouve que vous pensez constamment à cette opération qui vous reste à faire, venez donc vous installer au siège même de nos plus importantes industries. Pour moi, c'est une épreuve qu'il vous reste à subir. Vous n'y gagnerez pas grand'chose, l'Allemagne aura à traverser une nouvelle période de ruine et de troubles sociaux, l'occupation nous sera funeste aux uns et aux autres, vous accumulerez dans ce pays des rancunes d'une violence toute nouvelle. Où cela nous mènera-t-il? A de nouveaux bouleversements. Quand le gâchis aura assez duré, nos peuples s'aviseront peut-être de rappeler au pouvoir des hommes de bonne volonté que l'ignorance et la crainte avaient éliminés de la scène politique. On ira chercher dans leurs retraites des hommes comme Briand, comme Rathenau aussi peut-être. Puisse-t-il ne pas être trop tard!"
Les hommes politiques |
Gênes et Rapallo |
Version : 11.01.2005 - Contents : Marzina Bernez-Hesnard
Codewriter: Visual Basic Application - Programmed by : Marzina Bernez
Webdesign & Copyright : Marzina Bernez
URL http://bernard.hesnard.free.fr/Hesnard/Oswald/oHesnard12.html