Gênes et Rapallo

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C'est à peu près dans de telles dispositions d'esprit que Rathenau prépara la Conférence de Gênes. Jusqu'ici, il avait essayé vainement d'entamer avec Paris une véritable conversation directe et, si l'on peut dire, complète et globale. Il était impatient d'agir. On sait où cette impatience le mena: à Rapallo.

Il avait fait de la situation en Russie, l'étude la plus poussée qu'aient pu lui permettre les informations de son ministère et tous les renseignements que ses relations déjà anciennes avec le marché russe avaient pu lui fournir. Il était de ceux qui faisaient assez facilement le départ entre le pays russe et la forme temporaire de son gouvernement. La Révolution cherchait sa voie, elle y mettrait encore du temps. Elle évoluerait. En tous cas, il y avait là un immense pays ayant des besoins massifs, offrant des possibilités d'échange illimitées. L'Allemagne marquerait sa place. Le champ d'actions était tellement vaste que tout le monde pouvait y trouver son compte. A commencer par la Russie elle-même.

La politique russe du ministre était soutenue par de monbreux personnages influents, au Parlement comme dans les bureaux. Le besoin d'affaires tempérait chez les députés représentant "l'économie" leur antibolchevisme fanatique. Bien des généraux, profondément convaincus que tout arrangement avec la France était impossible, préconisaient, par ressentiment "l'explication" prudente mais concrète avec Moscou. Enfin, à la Wilhelmstraße, les plus hauts fonctionnaires considéraient les négociations avec les soviets comme un acte de clairvoyante diplomatie. On ne pouvait faire front à la fois contre une France hostile, décidée à employer tous les moyens de pression, et contre une Russie qui ne souffrirait pas longtemps d'être isolée. Par là, la doctrine des bureaux coïncidait avec celle des militaires comme Von Seeckt. Quand il vint à la Wilhelmstraße, Rathenau trouva donc des études complètes, un plan de travail, et le fonctionnaire qui allait devenir, par sa situation, son premier collaborateur, put lui assurer qu'on pourrait désormais aller de l'avant.

Un projet d'accord fut donc rédigé, avant la Conférence de Gênes. Les Russes étaient au courant et attendaient. Ils furent tout de suite à Gênes l'objet de la plus véhémente curiosité. Tschitchérine proclamait la bonne volonté internationale des soviets et demandait seulement qu'on leur accorda des crédits. Rakovsky déployait dans son rôle de propagandiste et d'animateur de la Presse une fantastique ingéniosité. Toutes les puissances faisaient d'ailleurs en ces matières les plus brillants efforts. Nos bureaux de presse étaient équipés d'incomparable façon. Les Italiens déployaient une hospitalité qui revêtait les formes les plus séduisantes. Des fêtes organisées avec faste permettaient à tout le monde de considérer de près Messieurs les diplomates russes. On défilait aux lumières en des décors magnifiquement historiques; on bouillonnait d'idées, de projets ou faisait circuler des bruits. Extérieurement, ce vaste rendez-vous avait vraiment l'air d'une conférence destinée enfin à rompre la glace. Au bout de quelques jours, la stérilité des discussions montra que de part et d'autre on ne voulait pas aborder sérieusement le problème, la plupart des gouvernements seraient satisfaits si leur représentants à force de prudence réussisaient seulement à maintenir leur point de vue et à s'informer peut-être un peu mieux des dispositions de l'adversaire.

J'ai toujours eu l'impression que de lui-même Barton aurait souhaité davantage. Savoir que Wirth et Rathenau étaient à deux pas et qu'on aurait pu "causer" lui donna certainement quelques tentations. D'autre part, les deux Allemands se seraient volontiers prudemment rapprochés. Mais quand des partenaires se trouvent éloignés les uns des autres par de pareilles distances, quand l'univers est au courant de cet éloignement, le moindre rapprochement doit faire sensation. A moins d'avoir un plan, un vrai thème de conversation, les uns et les autres hésitent devant une pareille initiative. Il est certain que Paris était loin d'encourager la prise de contact. De quoi parlerait-on? Au fait, il n'y avait pas de sujet de conversation. Les réparations? Un grand organisme central s'en occupait. La question ne serait pas posée.

On ne se vit donc pas, en dehors des interminables séances fixées par le programme. La délégation allemande sortait peu. Elle n'en était que plus sensible au prétendu "isolement" dont de bonnes âmes venaient hypocritement la plaindre. Les Russes s'efforçaient d'exciter les ministres allemands par le récit des tentatives diplomatiques qu'on faisait, parait-il, auprès d'eux. Monsieur Wirth, que je rencontrais parfois, affirmait que le récit des préparatifs qu'on faisait de divers côtés pour s'entendre allait obliger l'Allemagne à sortir de sa réserve; "on prépare, parait-il, des banquets où d'excellentes choses seront servies, mais on n'a pas l'intention de nous y inviter. C'est à nous de prévenir des manifestations si peu honorables pour nous."

C'est par ces enigmatiques paroles que me fut annoncé, quarante-huit heures avant sa signature le traité germano russe de Rapallo.

On se rappelle le vacarme qui s'en suivit: certaines délégations menaçant de s'en aller sur l'heure, des ministres indignés annonçant qu'ils faisaient leurs valises pour protester contre cet affront, contre cet accord perfide négocié dans l'ombre, à l'insu de tous. On se rappelle aussi que la Conférence continua. Il est vrai qu'elle était désormais frappée à mort. La confiance n'avait jamais régné. L'ombre même en avait disparu. Il ne fallait plus compter sur la moindre possibilité d'une conversation franco-allemande.

En Allemagne même, l'impression fut très diverse selon les partis. On peut dire que pourtant, en général, elle fut plutôt favorable. En somme, le traité, qui prévoyait une sorte de modus vivendi assez lâche entre l'Allemagne et la Russie ne soulevait nulle part d'objections très passionnées. Chacun s'en faisait un peu l'idée qui lui convenait le mieux. Pour les sceptiques, pour les tièdes, pour tous ceux que les Soviets inquiétaient, il n'en restait pas moins une convention générale venait d'être passée, qui, au moins à l'égard d'un des adversaires de la Grande Guerre en finissait avec les réclamations réciproques, et en quelque sorte "nettoyait l'ardoise". Beaucoup de libéraux allemands n'ayant aucune sympathie particulière pour la Russie étaient heureux de constater que de ce côté-là du moins, les railleries, les remontrances, les conflits d'argent étaient terminés. C'était "un ennemi de moins". Et d'autre part, les engagements réciproques étaient de sorte tellement générale qu'ils n'étaient pas de nature à imposer aux contractants d'obligations gênantes. On n'engageait pas l'avenir.

Il n'est guère utile d'ajouter que dans certains milieux allemands, on espérait bien que ce traité ne serait qu'une préface, et qu'on avait maintenant tout le loisir d'écrire le livre lui-même. Parmi les partisans passionnés d'un rapprochement beaucoup plus étroit avec les Soviets, on sait que l'Ambassadeur d'Allemagne à Moscou, jouait un des premiers rôles. Le Comte de Brockdorff-Rantzau était devenu depuis les terribles journées de Versailles de plus en plus "rouge". Il avait accepté les Soviets et les Soviets l'avaient adopté. Cet aristocrate hautain, assez décadent, usait de toute son influence pour recommander à Berlin la carte russe. Qu'entrevoyait-il dans ses rêveries d'homme malade et qui, désormais, n'était guère soutenu que par des toxiques. Son imagination surexcitée lui montrait peut-être l'irrésistible poussée germano-russe contre un Occident coupable d'avoir infligé à l'Allemagne l'infâmant "diktat" de Versailles. L'infortuné devait disparaître sans avoir vu le Gouvernement du Reich céder à de pareilles suggestions.

Quand Stresemann vint au pouvoir, s'en fut fait définitivement de "l'orientation" russe. Elle n'était pas du tout dans la ligne de celui qui allait lancer l'idée de Locarno. Les nouveaux "cours" professaient à l'égard de la Russie une politique de correction, d'équilibre, de juste milieu, intéressé avant tout au règlement amiable avec l'Occident. Dès son arrivée à la Wilhelmstraße, Stresemann s'efforçait sans bruit de soustraire la diplomatie à l'influence des russophiles.

Le Baron Von Maltzahn fut nommé Ambassadeur aux Etats-Unis. Pendant plusieurs années, comme Directeur des Affaires Politiques, il avait ouvertement favorisé la conversation germano-russe, il avait poussé de toutes ses forces à la conclusion du traité dont il attendait un renforcement de la position de l'Allemagne dans le monde. Il parlait des Russes avec jovialité. Il était plein de confiance et d'entrain. Bien qu'il fut loin d'être de nos amis, il nous est pénible de nous rappeler l'accident d'avion où il devait bientôt trouver la mort.

Pour des hommes de cette sorte, le "coup" était de ceux qu'on risque impunément, en attendant d'autres revanches. Pour Rathenau, ce fut une initiative destinée à montrer que pour l'Allemagne toutes les portes de sorties n'étaient point barrées. L'accord donnerait dans la suite ce qu'il donnerait. Il prouverait du moins dès maintenant que la diplomatie du Reich n'était pas condamnée à l'inertie et que pour un chef, il y a d' autres moyens d'agir que la monotone guerre de tranchées. L'amour-propre joua aussi son rôle dans l'affaire, avec le désir d'attacher son nom à une action personnelle et ce besoin d'estime si impérieux chez les hommes dans la situation "nationale" de Rathenau. En même temps qu'il se sentait et s'affirmait l'homme des négociations générales, il souhaitait que ses actes fussent des appels, des questions à l'adresse d'un peuple par lequel il ne sentait pas entièrement adopté. On sait quelle tragique réponse il reçut.

 

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Rathenau

L'occupation de la Ruhr

 

Version : 11.01.2005 - Contents : Marzina Bernez-Hesnard

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