L'occupation de la Ruhr

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L'inévitable s'accomplit donc et la Ruhr fut occupée. Les aspects de Berlin se modifièrent et des souvenirs encore récents rendaient sensibles par contraste ce changement pendant les mois qui avaient suivi notre arrivée à Berlin, le visage de la ville, du moins de la ville centrale où nous vivions était tel qu'un étranger pouvait avoir bien des raisons de le trouver sympathique. Le Général D..., installé à l'Ambassade de France, sur le Pariser Platz, en face de l'Hôtel Adlon, bel officier, moustaches blanches, la physionomie à la fois martiale et bienveillante venait en uniforme prendre ses repas à l'hôtel. Il lui arrivait de faire les cent pas sous les tilleuls, considéré avec déférence par les passants. Les officiers de son Etat-Major circulaient également en bleu horizon sans être l'objet de manifestations hostiles. J'eus plus d'une fois l'occasion d'aller déjeuner avec un officier venu du front dans un des restaurants les plus réputés de ce quartier. Mon ami portait toutes ses décorations; nous ne parlions que français, la correction du Directeur et du personnel fut à notre égard toujours parfaite. Elle allait jusqu'à l'empressement.

Je n'oublie pas que ces scènes se passaient au centre d'une ville qui s'était toujours déclarée cosmopolite. L'étranger y avait toujours abondé. Ces commerçants, ces directeurs d'hôtel avaient avant la guerre fait des séjours prolongés à Paris, à Londres, aux Etats-Unis. Le personnel qu'ils employaient, avait, lui-aussi, presque toujours voyagé, le milieu était pour ainsi dire exceptionnel. Mais un officier français pouvait alors circuler à Berlin, prendre le tramway, entrer dans un bureau de poste sans s'exposer à être la cible d'une attention malveillante. C'était le temps où le public allemand attendait en quelque sorte les évènements, sans être encore certain des sentiments qui se préparaient en lui.

Quand l'entrée des troupes alliées dans le bassin Westphalo-Rhénan ne fit plus de doute, l'opinion commença à s'affoler. On avait dit dès 1919 que la France envoyait des troupes noires sur le Rhin. L'émotion qui avait couvé pendant quelques années, prit un caractère beaucoup plus trouble quand on apprit que c'était surtout des troupes françaises qui s'avançaient "jusqu'au coeur de l'Allemagne". L' imagination populaire avait toujours été secouée par le souvenir des "turcos" de 1870 et de nombreux journaux n'avaient pas négligé de dénoncer de temps à autre les "excès" commis par les troupes noires en Rhénanie. "L'envahissement" du sol national, quatre ans après la paix, conférait à ces rapports encore récents une nouvelle actualité.

Au bout de quelques semaines, il ne fut guère possible d'entrer dans un milieu allemand sans risque de subir un flot de reproches indignés. Toute conversation aurait été impossible si beaucoup d'hommes politiques et de publicistes n'avaient, malgré tout, gardé l'habitude de la mesure et d'une critique qui, pour ardente qu'elle fut, savait s'abstenir de devenir jamais personnelle. Je ne rencontrais guère des Allemands que sur terrain neutre. Au cours d'une soirée donné par le représentant d'un grand journal sud-américain, je me souviens encore d'avoir entendu les réflexions d'un brillant écrivain berlinois, émigré depuis. Il faisait partie de l'Etat-Major d'une importante feuille de gauche et se piquait d'un certain parisianisme. Posément, décidé à jouer le rôle de l'ennemi courtois, il déclarait d'une voix menue et sèche: "Jusqu'ici, il ne fallait pas haïr la France. Il fallait lutter contre un pareil sentiment. Maintenant, toute résistance est impossible, la haine est nécessaire, la haine est bonne; il faut vous haïr".

Je n'écoutais pas ce petit discours sans sourire un peu. Dans le coeur de certain nombre de berlinois blasés, cette haine était obligatoire. On se conformait aux commandements, facilement d'ailleurs et la rébellion n'était pas feinte. Mais dans le Berlin éclairé, le sentiment n'était pas d'une pièce. Les commerçants se soulageaient volontiers en adoptant les pancartes vengeresses: "Ici, l'on ne reçoit ni les chiens, ni les Français." Mais quand un maître d'hôtel était à peu près certain de ne pas faire de scandale, il accueillait volontiers le client français. J'en connaissais un, qui n'osant pas me servir ouvertement une demi-bouteille de Bordeaux me l'apportait discrètement dans une carafe avec un sourire complice.

Dans une ville comme Berlin, il s'est toujours trouvé un certain nombre de nonconformistes, dont certains poussaient le courage individuel jusqu'à provoquer parfois publiquement la critique du régime et l'examen des responsabilités. Un révolté comme Maximilien Harden n'a cessé pendant ces années troubles d'exiger par la parole et par la plume que le public allemand consentit enfin à se demander si la perversité des Français était la seule cause du conflit et si les gouvernements allemands successifs avaient bien fait tout le nécessaire pour inspirer la confiance à l'étranger.

On s'eut exposé aux pires erreurs si, évitant les milieux allemands, agités par la passion patriotique, on s'était borné à fréquenter ceux où l'on pouvait toujours trouver sinon une impossible approbation de la politique française, du moins un commentaire modéré, une critique raisonnée de cette politique. Il fallait à tout prix résister à cette sorte de tentation et essayer de porter son regard jusque dans cette masse indistincte où commençait à fermenter de la plus inquiétante façon, tout un magma de passions élémentaires: haine, rancune, impulsions à la vengeance, poussées de désespoir, incertitude de soi-même, besoin forcené de "compensations", appel mystique au Sauveur, au vengeur, au chef. Une grande partie de la Presse, surtout celle de province nourrissait chaque jour cet état passionnel et le surexcitait; il faudrait relire aujourd'hui cette masse d'informations tour à tour exaltante et démoralisante pour se rendre compte de ce que fut l'opinion allemande pendant l'occupation de la Ruhr.

Les classe moyennes prises entre l'ennemi extérieur, qui faisait marcher ses divisions et la fameuse armée rouge qu'on accusait de profiter de l'occasion pour saboter le régime capitaliste et la production industrielle devenaient la proie d'une sorte de rage impuissante. On croyait même savoir que certains capitaines d'industrie, inquiets de la tournure que prenaient les choses, prenaient leurs dipositions pour se mettre sous la protection de l'ennemi, des bruits analogues circulaient touchant l' attitude des banquiers rhénans. Le mark fuyait à grande allure. Le grand public qui voyait pousser partout banques et réseaux de change se représentait la monnaie nationale dilapidée par la banque cosmopolite, et sur le point d'être complètement lâchée par les grands spéculateurs en liaison avec leurs collègues de Paris et de Londres.

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Gênes et Rapallo

Conclusion

 

Version : 05.01.2005 - Contents : Marzina Bernez-Hesnard

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