Au commencement de Mars 1919, une mission officielle avait été désignée pour faire en Allemagne un court voyage d'études. Elle était constituée par quatre universitaires. J'acceptais d'en faire partie, comptant rester deux ou trois mois en Allemagne et satisfaire ainsi ma curiosité des plus pressantes; sur le bateau, qui nous menait à la rive allemande du Lac de Constance quelques personnages diplomatiques faisaient sans bruit la traversée. On reconnaissait aussi le vieux chef socialiste Bernstein, dont la révolution venait de faire un ministre des finances. La vénération de ses collègues du parti l'avait brusquement porté jusque-là. Il s'en étonnait un peu, avec une candide bonhommie.
Nous fûres accueillis sur terre allemande par un petit lieutenant, qu'un brassard rouge désignait comme officier révolutionnaire et dont la tenue impeccable rappelait les plus pures traditions de l'ancienne armée. Un chef de gare, râpé, mais correct se joignit à nous et nous désigna un wagon de 1ière classe, dont un compartiment nous avait été réservé. Il faisait déjà nuit. L'éclairage fort défectueux nous permit cependant de constater le délabrement du matériel. Tout ce qui était cuir, cuivre, tout ce qui pouvait se couper ou s'arracher facilement avait disparu. Dans les autres compartiments, les glaces manquaient presque partout. Quelques voyageurs conversaient sur un ton assez morne, l'unique objet de leurs entretiens était la question alimentaire et les moyens plus ou moins utopiques de la résoudre par adresse et par ruse.
Salués à la gare de Munich par un groupe de fonctionnaires, nous fûmes installés à l'hôtel, avec toutes sortes d'égards. On nous donnait du linge, alors qu'il était remplacé généralement par du papier. La bonne chargée de préparer mon lit me montra un visage si éprouvé qu'elle m'apitoya. J'avais apporté de Suisse quelques magnifiques tablettes de chocolat au lait. Je lui en tendis une, elle me regarda d'abord sans comprendre, comme pétrifiée, depuis combien d'années n'avait-elle pas vu de chocolat? Brusquement, elle s'empara de la tablette et la fourra dans son corsage avec des remerciements entrecoupés de sanglots.
Les jours qui suivirent me donnèrent maintes occasions de préciser les conditions de vie de la population munichoise. Je tins à visiter les cuisines populaires. On m'y expliqua comment on retapait les farines avariées, comment on modifiait le goût du poisson de Hambourg qui, par suite des embarras ferroviaires, avait un peu trop traîné sur les voies de garage. Enfin, je voulus "goûter de la soupe", deux jours de coliques et de nausées me punirent de ma curiosité. Je n'oublierai jamais le spectacle de ces ouvriers de forte race, conservant encore quelque allure athlétique, mais débilités et se plaignant avec une sorte d'apathie sur un ton trainant monotone. Le soir, on les trouvait dans les grandes salles de réunions brandissant selon le rite leur "grès" d'un demi-litre. Mais la bière était fade. L'orateur, sous-alimenté, ne brillait pas par la cohérence de ses propos. Il se laissait aller au mécanisme. Ses formules, cent fois répétées, ne provoquaient plus que des adhésions fatiguées. Ces manifestations quotidiennes ne me laissèrent pas l'impression d'un vif enthousiasme révolutionnaire.
D'autre part, la bourgeoisie, grande et moyenne, se réservait. Elle faisait le moins de bruit possible, s'arrangeait pour durer, très convaincue que "tout ce bolchevisme" ne durerait pas longtemps. Il y avait les familles, pourvues de traitements ou d'économies qui profitaient de leurs relations "à la campagne" pour s'approvisionner en toute discrétion. Enfin, quelques bonnes maisons, bien protégées par des doubles volets accueillaient volontiers les consommateurs distingués au portefeuille bien garni. Dans une salle agréable, décorée, douillettement chauffée, on pouvait déguster le plus copieux rumsteak arrosé d'un vin du Rhin, doré comme la topaze. Les crèmes les plus savoureuses ne manquaient non plus que les fins gâteaux. Et je lisais couramment dans les journaux qu'on rationnait durement le lait aux nouveaux-nés.
Pour qui ne faisait pas le tour de ces réalités, une illusion était inévitable. A lire la copieuse presse socialiste d'extrême-gauche, à fréquenter les théoriciens, professeurs, économistes, conseillers du gouvernement bavarois, on s'imaginait facilement que l'Allemagne se livrait de plus en plus à une gigantesque expérience socialiste. Les jeunes gens qui avaient formé la garde du corps d'Eisner écrivaient beaucoup, et avec feu. L'universitaire appliqué qui travaille sur du document écrit a son optique particulière. Quelle joie de se trouver dans un pays où les publications sont nombreuses, consciencieuses, "exhaustives"! La Socialisation était l'objet de toutes nos curiosités. Elle avait ses partisans dans presque tous les groupes politiques, y compris ceux dont les rusés leaders étaient toujours prêts à d'habiles concessions qu'on formulait aujourd'hui avec l'intention de les renier demain si la situation évoluait.
Quand les grands patrons se trouvaient en face des délégués ouvriers, ils les écoutaient avec une grande tolérance. Socialiser, étatiser, communaliser, telle ou telle industrie? Pourqoi pas? Ce serait à voir, à étudier de près, sans hâte excessive, l'économie de guerre avait déjà, en un sens, préparé le terrain... etc.
Mais quand j'avais la chance de bavarder librement avec quelque directeur général d'une grande exploitation, quelle différence je trouvais dans la thèse comme dans le ton. Un surtout me frappa par son assurance. Cet homme bien vêtu affectait une confiance parfaite dans l'avenir. Tout çà, disait-il avec un geste évasif de la main est une question de physiologie. Ces braves gens déraisonnent parce qu'ils sont sous-alimentés. Quand la fibre nerveuse n'a pas la gaine graisseuse qui lui est nécessaire, tout le système est compromis. Si nous pouvions faire consommer à nos prolétaires assez de lard, de margarine et de beurre, ils ne penseraient plus à ces billeversées. Plus le ravitaillement redeviendra normal, et plus nos ouvriers redeviendront dociles à la discipline de leur bon vieux syndicat et au mot d'ordre du vieux parti social-démocrate qui, comme vous le savez, ne s'est jamais désintéressé de la production nationale.
Je trouvais dans les déclarations de ce genre plus de lumière que dans vingt publications d'un pédantisme partisan.
J'avais voulu consulter un employé de commerce socialiste nommé depuis peu "ministre des questions sociales", à dessein, j'avisai dans la rue un monsieur simplement mais correctement vêtu et lui demandai l'adresse de ce ministère, il me fit répéter deux fois le titre officiel qui le désignait. Il le répéta lui-même comme s'il s'était agi de quelque institution thibétaine puis, avec un geste de total désintéressement, il me fit comprendre qu'un homme sérieux ne s'occupait absolument pas de si éphémères fantaisies. Je fis pourtant ma visite. Je trouvai dans un majestueux bureau un petit homme plein de bonne volonté, un peu perdu dans ses dossiers. Il demanda du renfort: un conseiller aulique arriva courbé en deux, le sourire à la fois déférent et ironique. De ce bref entretien, je ne sortis pas non plus très fortifié dans ma confiance dans l'avenir de la république socialiste bavaroise.
Avant de quitter Munich, je pus faire encore quelques observations sur les "tendances autonomistes" du pays. Ces tendances étaient aussi répandues qu'inconsistantes. On y retrouvait de vieilles rivalités, des protestations de tempérament, des survivants historiques et enfin, un assez vif désir d'un rapprochement avec l'Entente qui eut permis d'assurer à la Bavière quelque petit traitement de faveur, qu'on ne concevait d'ailleurs pas très clairement. Dans tous les partis, on rêvait un peu de converser directement avec Paris, mais c'était dans les milieux discrets et secrets de l'aristocratie et dans la bourgeoisie cléricale que ces aspirations étaient évidemment les plus précises. Un retentissant procès qui eut lieu, deux ou trois ans après, à Munich montra que dans certains milieux parisiens on s'était vraiment imaginé qu'il y avait un séparatisme bavarois auquel nous ne pouvions pas rester indifférents. Pour en profiter, il eut fallu faire une politique contraire à toutes nos traditions républicaines; des conversations menées avec quelques uns des éléments les plus troubles et les plus méprisés de la population ne pouvaient que nous compromettre aux yeux des personnages les mieux disposés en faveur de l'influence française.
De même il aurait peut-être mieux valu au début de 1920 ne pas trop se hâter d'installer un ministre à Munich. C'était un geste d'autorité envers la Prusse et la Constitution de Weimar. Bien des personnalités bavaroises n'y étaient pas hostiles in petto. Mais un souci de loyalisme devait les éloigner de nous. Un Consul Général à caractère diplomatique eut fait beaucoup plus facilement son chemin dans les milieux bavarois, on fut venu à lui beaucoup plus librement. Mais il s'agissait alors beaucoup moins de causer que de "marquer le coup" en toutes circonstances.
Quoiqu'il en soit, la situation évolua rapidement. Nous avions à peine quitté les bords de l'Isar que la république des Soviets s'y installait. Siègeaient au gouvernement, à côté de jeunes hommes ardents et généreux, les demi-fous qui ne font jamais défaut en ces improvisations. Le gouvernement central poussa en avant quelques régiments de l'Allemagne moyenne, avec quelques canons. Tout fut réglé en quelques jours. La répression fut comme toujours atroce. La Bavière devint la forteresse de l'ordre, le pays des organisations blanches, le refuge des fauteurs de coups d'état. Munich fut le tremplin du national-socialisme.
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Mars 1919: Berlin |
Version : 09.12.2004 - Contents : Marzina Bernez-Hesnard
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