Mars 1919: Berlin

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Berlin, où nous arrivâmes aux premiers jours de Mars nous ouvrit des perspectives bien plus vastes. Les projets de réorganisation socialiste semblaient y avoir pris déjà quelque consistance. Il existait une presse révolutionnaire ardente et nombreuse. Il existait des conseils d'ouvriers et soldats, un comité exécutif d'énergique et brutale nature y donnait l'impression d'une véritable force volontaire. Et pourtant, que de formalisme dans cette prétendue organisation des Conseils. Ils tenaient précisément un grand congrès dans la magnifique salle lambrissée que tout le monde continuait à appeler la Chambres des Seigneurs. Quel ennui dégageaient ces débats. Chaque leader, paysan ou ouvrier, venait tout à tour à la tribune exposer sa conception particulière de l'édifice économique et social; de vastes et beaux dessins accrochés bien en vue illustraient la théorie de l'orateur. C'était toujours une pyramide, mais l'architecture en était variée; l'un se disait plus préoccupé de la production, l'autre ne sortait pas de la structure sociologique du pays. Après plusieurs jours de discussions, on se sépara en souhaitant tout le pouvoir "aux Conseils".

Cette agitation de surface ne pouvait imposer qu'à des observateurs peu attentifs ou prévenus. J'étais fort étonné quand il me revenait de Paris des compte-rendus de journaux ou d'agences où il ne s'agissait que de soviets et de bolchevisme. Nos gouvernants ont dû à ce moment subir cette contagion et s' imaginer le gouvernement du Reich aux prises avec un formidable mouvement bolchevik. Certaines concessions d'ordre militaire faites alors à l'Allemagne n'ont sans doute pas d'autre origine, ne fallait-il pas fournir à ce brave Monsieur Ebert et à ses ministres le moyen de sauver l'ordre intérieur, en maintenant le bolchevisme hors des frontières de l'Allemagne?

En réalité, les gouvernants social-démocrates ne se sont jamais senti débordés par le communisme. Ils le haïssaient en hommes d'ordre, en vieux syndicalistes plaçant les "réalités" au dessus des théories. Ils détestaient la Révolution à cause du désordre et de la misère qui en résulteraient. Et l'on pense avec quel zèle ils étaient entretenus en ces bonnes dispositions par les officiers "sans préjugés politiques" qui étaient venus se mettre à leur disposition pour la "reconstruction du pays".

Nous touchons là un des points les plus intéressants de l'histoire d'après-guerre: le rôle politique de l'armée. Au moment de la débacle des troupes allemandes, plusieurs milliers d'officiers rentrèrent dans la vie civile, y cherchèrent un emploi. Beaucoup de jeunes ne se résignèrent pas à abandonner la vie heroïque. Ils trouvèrent des commandements dans les formations de Silésie et des provinces baltiques. Pour eux, la guerre continuait, avec pour adversaires le polonais et le bolchevik. Un nombre relativement petit d'officiers, pour la plupart militaires de carrière, jugea autrement la situation. Par quel moyen pouvait-on le plus raisonnablement préparer l'avenir? La république était un fait. On "tiendrait compte" de la république. Elle avait besoin d'une troupe, elle avait surtout besoin d'un commandement nombreux, uni par les mêmes tendances profondes, disposant d'une abondante information et capable à force de patience, de ténacité, de docilité apparente, d'influencer quotidiennement les nouveaux gouvernants du Reich.

Une sorte de vaste Etat-major se constitua donc à Berlin, possédant des collaborateurs de toute sûreté dans les centres importants du pays entier. On a beau avoir des goûts militaires comme on l'assurait du ministre Noske, on a besoin de compétence si l'on veut accomplir les tâches difficiles qu'impose la sécurité nationale. Noske fut donc soigneusement entouré. Il me semble le voir encore se rendant à l'Assemblée Nationale, avec son chapeau rond, ses souliers jaunes, escorté de la troupe imposante de ses chefs de service en uniforme. On distinguait parmi eux le commandant Von Gilsa, qui passe plus tard au Parlement et le jeune capitaine Pabst, toujours actif et nerveux. Escorter un ministre républicain n'était d'ailleurs pas sa vocation, il répara vite son erreur en se jetant à corps perdu dans le mouvement des formations paramilitaires. A Munich, à Budapest, partout où il y avait des coups à tenter, il acquit une véritable célébrité.

Mais revenons à ces hommes patients et acharnés qui, ayant fait la part du feu, étaient décidés à acquérir une influence dont le pays, c'est à dire l'armée nationale, ne tarderait pas à bénéfier. Les officiers supérieurs qui firent cette politique étaient déjà ceux-la même que l'on a vus "s'accordant" avec le national-socialisme quand il devint irrésistible. Dès le début de l'année 1919 leur modération systématique alternant avec un manque total d'indulgence humaine obtenait tout doucement d'appréciables résultats. Au nom de l'ordre menacé, on arrêtait "quelques têtes brûlées". On les détenait quelque part pour les "protéger". Un massacre avait lieu dans une cour sans qu'on put très bien établir des responsabilités. Les plus "dangereux" disparaissaient au cours d'une "tentative de fuite". L'Etat-major n'était jamais en défaut. Le gouvernement prescrivait une enquête qui n'aboutissait pas. Après tout, qui avait-il de plus urgent que d'étrangler le bolchevisme?

Ce fut la terreur du communisme russe qui facilita surtout l'extraordinaire passivité des socialistes allemands et permit aux autorités militaires un début de redressement. Peu à peu, les comités révolutionnaires, fatigués, espacèrent leurs réunions. La presse d'extrême-gauche fut en butte à toutes sortes de vexations qui la menaçaient dans son existence financière. Je me trouvais un jour en visite chez un homme de lettres, directeur d'une feuille politico-littéraire à programme socialisant, ardemment pacifiste; mon interlocuteur fut demandé au téléphone par je ne sais quel bureau militaire chargé du maintien de l'ordre dans la Marche du Brandenbourg: on lui signifiait tout simplement l'interdiction de son journal. Comme il protestait avec véhémence, exigeait qu'on lui fit part du motif d'une mesure aussi désastreuse, l'officier correct chargé de l'informer lui donna cette réponse admirable: "C'est à cause de votre sentiment exagéré de la justice."

Noske était bien surveillé. Il était moins facile de mettre la main sur Erzberger. Ce gros homme, débordant d'activité, avait envers les généraux des défiances dont il n'avait pas fait mystère dès 1917. Ses voyages à Zürich, à Vienne, pendant les deux dernières années de la guerre l'avaient renseigné sur les lacunes d'ordre psychologique d'un Ludendorf. On donnait à Noske de l' "Excellence" et ce titre, avec l'attitude toute raide de respect qui l'accompagnait, ne déplaisait pas au ministre. Plus tard, Gessler, démocrate, ancien bourgmestre s'intéressera aux spéculations des hommes de guerre, prendra goût à l'équitation. Erzberger, parlementaire déjà chevronné, familier des monsignori, n'a pas le sens de ces satisfactions militaires. Il passe douze heures par jour dans les bureaux où il fait mettre déjà à l'étude des programmes de "reconstruction". Il faut bien, provisoirement, le laisser travailler. D'ailleurs, il est partout. Il se maintient en tête du parti catholique, il se livre à une propagande inlassable dans les milieux parlementaires en faveur des négociations. C'est lui, sans aucun doute, la personnalité la plus entreprenante du nouveau gouvernement.

Dans ses mémoires, le Prince de Bülow fait sentir à cet homme de peu tout le poids de son aristocratique dédain. Il lui est facile de reprocher à ce souabe sorti du peuple de n'avoir pas représenté dignement son pays lors des négociations d'armistice. On eût aimé voir quelle figure, telle ou telle, égale du Prince aurait pu faire devant le Maréchal Foch. N'écoutant que son courage, Erzberger avait fait sans se plaindre le pénible chemin qui l'avait mené devant les représentants militaires de l'Entente. Non, il n'avait pas été humilié. La France avait même fait un geste de courtoisie en le faisant conduire à travers les lignes françaises par un Comte de Bourbon. Un fait de ce genre suffisait toujours pour ranimer la confiance chez cet homme débordant de vitalité.

Il allait son chemin, répétant avec obstination sa formule: "négocier, négocier". Quand les conditions de paix furent, en gros, connues, il eut des moments d'abattement, mais qui ne furent jamais de longue durée. Il retrouvait un motif d'espérer et sa propagande recommençait. Il insista pour que je vinsse à Weimar pour la discussion qui serait longue et pénible à l'Assemblée Nationale nouvellement élue. Je me rendis à cette invitation officielle et n'en eus pas de regret.

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Mars 1919: Munich

Weimar

 

 

Version : 09.12.2004 - Contents : Marzina Bernez-Hesnard

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