Weimar

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Erzberger avait fort à faire. La troupe n'était pas très sûre, un coup de feu était déjà venu le déranger dans son travail. Dans son propre parti, certains antagonistes ne désarmaient pas; il m'arrivait fréquemment d'échanger quelques propos avec des députés appartenant aux groupes les plus divers. Je me rappelle l'attitude d'un représentant du centre catholique que son savoir-faire et son éloquence ornée désignèrent depuis pour un poste diplomatique. Cet homme de l'ouest qui eût fait un magnifique acteur, suait l'indignation: "S'il en est ainsi, Monsieur, si vous persistez à vouloir démembrer et humilier ce grand pays, craignez sa vengeance". De pareils éclats étaient rares, l'impression générale qu'on gardait était celle du désarroi, de l'accablement.

Les socialistes-extrêmistes qui étaient les plus nombreux étaient partisans d'en finir au plus vite. La plupart étaient convaincus que la Révolution générale délivrerait du traité de Paix, les peuples vaincus, les peuples prolétaires. Les social-démocrates protestaient contre les conditions financières et économiques qui étaient, en bonne raison, inexécutables. Les objections que formulaient avec violence les leaders des partis bourgeois étaient surtout d'ordre moral. Elles mettaient Erzberger au désespoir. A chacune de nos rencontres, il me parlait des "points d'honneurs":"Comment voulez-vous," me disait-il, "que je fasse jamais accepter par de bons armements, toujours soucieux de leur dignité des clauses qui condamnent à l'extradition et à l'infamie tout ce que l'ancienne armée compte de chefs éminents, que le peuple allemand considère toujours comme des héros?... Certes, il est des conditions d'une rigueur sans précédent. Je suis convaincu que le temps en usera peu à peu la rigueur. Mais les "points d'honneurs" sont bien autre chose. Il s'agit d'une question morale. Elle est insoluble."

Le lendemain, cet homme désespéré avait repris confiance "en la raison humaine". Il laissait entendre autour de lui qu'il n'était pas sans relations à Paris, à Londres. Il se montrait convaincu que les "points d'honneur" resteraient une condition formelle, à laquelle aucun gouvernement allié ne s'obstinerait à donner une réalité. L'entrain d'Erzberger reprenait le dessus, les lamentations des pessimistes qui évoquaient pour le lendemain la "finis germaniae" exaltaient son ardeur. Au lieu de se consumer en regrets ou en révoltes inutiles, il fallait, disait-il "qu'il fut sauvé ce qui restait à sauver."

Les deux semaines que je passais à Weimar furent assez dramatiques, si l'on peut appliquer seulement ce terme aux choses morales et si je puis dire au monde intérieur sans m'imposer nulle part, j'eus l'occasion de converser avec des représentants de tous les partis, depuis le Comte Bodorowsky, jusqu'à Hase, leaders de la gauche socialiste (indépendante), en passant par quelques publicistes du tout jeune parti des Démocrates. Le vieux Comte, avec son nez courbe et son poil blanc faisait songer à quelque noble oiseau de proie que la vieillesse ne laisse plus guère déserter son aire. Il vivait dans le passé. Son devoir le maintenait à son poste parlementaire. Il tâchait d'y faire entendre une voix indignée. Il avait été l'ami de Guillaume II. Il le défendait encore avec passion: "Non, jamais l'Empereur n'avait voulu la guerre, jamais." Dans toute cette affaire, il ne voyait plus qu'une accusation inique.

A l'autre extrémité de la carte parlementaire, le sensible et nerveux Hase s'épouvantait des haines que la guerre allemande avait provoquées dans l'univers et dont le traité de Paix apportait de nouvelles preuves écrasantes. C'était par des transformations internes et profondes que l'Allemagne reprendrait moralement son rang. Hase avait souffert de la guerre autant que personne. Son ressentiment était émouvant, plus il était contenu.

Quelques démocrates républicains selon la formule occidentale était parmi les plus ardemment prostestataires. L'un ou l'autre avait fait de longs séjours à Paris, parlaient français, s'étaient imprégnés de goûts parisiens. Ils ne pouvaient admettre dans leur coeur que, par leurs exigenes, l'âpreté de leur mépris, les alliés agissent comme s'ils avaient voulu discréditer à l'avance le Reich allemand républicain, briser l'élan encore maladroit des masses républicaines et les rejeter soit dans le scepticisme, soit dans les réactions du désespoir. Il y avait de la sincérité dans ces milieux. Il n'était pas facile de leur faire comprendre que quatre années d'une guerre atroce ne disposent pas à la douceur évangélique un peuple envahi, cruellement traité et dévasté par un adversaire impitoyable. En somme, ces braves gens nous demandaient d'être des anges, des êtres purs, soustraits aux fatalités historiques.

Bien que le tableau de la politique Weimarienne fût assez confus, il me parut bientôt extrêmement problable qu'une majorité quelconque finirait par s'en dégager en faveur de la Signature. Les formations militaires qui avaient échappé à la décomposition n'étaient pas sûres. Il y avait un grand effort à fournir d'urgence: assurer l'ordre, garder à la tête des affaires un gouvernement capable de reprendre en main l'administration, d'empêcher le pays de se déchirer en factions rivales. Même les députés qui vingt fois par jour déclaraient la Paix inacceptable et ne voulaient pas prendre en public la responsabilité de signer étaient épouvantés à l'idée d'en assumer une plus terrible encore en recommandant hautement le refus.

Il n'y avait donc nulle sorcellerie à prévoir l'acceptation. J'avais la libre disposition du télégraphe. Je communiquais donc à mes amis à Berlin, l'impression de plus en plus nette que je gardais de mes observations et de mes réflexions. Je fis ce qu'aurait pu faire n'importe quel journaliste consciencieux et attentif. Dans les milieux d'extrême-droite, on s'appliqua à présenter tout autrement les choses. J'aurais télégraphié à Paris (!!..) "Ne cédez sur aucun point; demandez-leur ce que vous voudrez, ils signeront toujours." J'ai bien ri, quand cette ânerie, utilisée douze ans après dans les réunions publiques me fut rapportée par un témoin.

Je revis encore quelques fois Erzberger. Il était devenu Ministre des Finances et faisait passer au Reichtag sa grande et sévère réforme fiscale. J'obtins un jour de lui un entretien pour un parlementaire français catholique de passage à Berlin, il me reçut en son appartement de la Lietzelburgerstrasse, encombré de souvenirs romains, sous les portraits de trois Pontifes. Il gardait son entrain et sa faconde. Pendant une grande heure, il nous exposa les grandes lignes de sa réforme, ses idées sur la fortune, sur le capital qu'il montrait en parfait accord avec la doctrine de la propriété telle qu'on la trouve en St Thomas d'Aquin. Mon compatriote ouvrait de grands yeux.

Erzberger croyait tellement à la vie, il y était si profondément attaché qu'il défiait le danger. L'exemple de Hase était pourtant récent. Atteint d'une balle au genou, il n'avait pu être sauvé par la plus habile chirurgie. Erzberger avait déjà reçu un coup de feu qui ne l'avait, disait-il, aucunement gêné. Il avait été "visiblement protégé par la Sainte-Vierge". Ne se gardant pas, il fut une proie facile pour les fanatiques qui le massacrèrent peu de temps après au cours d'une promenade en Forêt Noire.

 

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Mars 1919: Berlin

Mars 1920: Coup de force à Berlin

 

 

Version : 11.01.2005 - Contents : Marzina Bernez-Hesnard

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