Enseigne de Vaisseau Paul Bernard

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La Bataille de Dakar

Interview du Capitaine de Vaisseau Paul Bernard sur Radio Fidélité - Septembre 1990

 

Commandant Redoulez:

Aujourd’hui un Nantais qui a été présent à Dakar pendant les événements de Septembre 40, le Capitaine de Vaisseau Paul Bernard de la Promotion 39 de l’Ecole Navale. Il est parti le 18 Juin 40 à bord du "Richelieu" à destination de Dakar où il arrive le 23 Juin. Il est nommé à 19 ans Enseigne de Vaisseau de 2ième Classe le 15 Juillet 40 et embarque sur le "D’Entrecasteaux" le 3 Septembre 40. Il va nous raconter les événements tels qu’il les a vus à bord de cet aviso colonial. Au cours de la suite de la guerre, après divers embarquements, il se retrouve chez les Fusiliers Marins sur le front de Tunisie puis au Régiment Blindé de Fusiliers Marins de la 2ième Division Blindée du Général Leclerc. Il est blessé devant Paris le 24 Août, commande un dragueur de mines, puis embarque sur la division de croiseurs légers en Méditerranée. Un peu après la guerre, il quitte la Marine et fait toute une carrière civile dans la Marine Marchande internationale. Commandant, revenons donc de cinquante ans en arrière à Dakar le 23 Septembre.

Commandant Paul Bernard:

La première chose que je soulignerai, c’est la discordance qu’il y a entre le titre de Commandant que vous venez de me décerner et la position beaucoup plus modeste que j’avais il y a cinquante ans puisque je n’avais pas encore vingt ans et je n’étais officier que depuis quelques semaines. Parler de la bataille de Dakar, c’est parler de la vue que j’ai eue de cette bataille.

Trois idées me paraissent fondamentales. La première, c’est que pour nous Dakar a commencé dans la brume, la deuxième, c’est que nous ne nous sommes pas posés de questions. La troisième, c’est que l’affaire a été chaude, même si elle s’est bien terminée pour nous.

Commandant Redoulez:

Vous avez donc dit que la bataille a commencé dans la brume, c’était au propre puisqu’il y avait une brume à Dakar et au figuré, parce qu’en fait, vous étiez très peu au courant des événements de métropole.

Commandant Paul Bernard:

Oui, dans la brume au propre et au figuré, c’est exact, car le 23 Septembre au matin et même pendant presque toute la journée la brume régnait sur la région du port de Dakar et la visibilité était très réduite.

Mais nous étions également dans la brume parce que nous étions sans nouvelles précises de ce qui s’était passé en France. J’avais, avec mes camarades, quitté Brest le 18 Juin 40 me rendant compte que c’était la débacle, j’avais appris avec douleur comme tous les Français l’armistice signé quelques jours plus tard mais nous n’imaginions pas que cet armistice puisse être autre chose qu’un temps mort. Nous n’avions qu’une envie, c’était de reprendre le combat dans quelles conditions, sous quelle forme nous n’en savions rien car les nouvelles ne nous parvenaient pas de France si ce n’est après un long moment. Au surplus, comme je l’ai dit, à l’échelon très modeste où j’étais placé, nous n’étions pas en position de tout comprendre.

Commandant Redoulez:

Venons en donc à ce qui s’est passé, nous allons prendre jour par jour, nous sommes le 23 Septembre 1940.


Le D’Entrecasteaux (photo prise à Madère avant la guerre)

Comme je l’ai dit en commençant, nous ne nous sommes pas posés de questions. Personnellement, au matin du 23 Septembre 1940, j’étais de service à bord du "D’Entrecasteaux" vers 6 h du matin, un peu avant, un peu après, je ne me souviens plus mais enfin mettons entre 5h45 et 6h15 et je surveillais les mouvements de l’équipage, lorsque j’ai entendu des coups de canon en l’air. Je me suis précipité sur la passerelle, me suis rendu compte que le "Richelieu", qui était le plus gros bâtiment sur la rade, tirait sur des avions. J’ai immédiatement rappelé aux postes de combat et dès qu’il y a eu des armements aux pièces anti-aériennes du "D’Entrecasteaux" j’ai ouvert le feu. C’était un réflexe naturel. J’avais appris à l’Ecole Navale peu auparavant que l’on devait tirer sur un but aérien à l’imitation de l’Amiral. Le "Richelieu" tirait, c’était mon devoir de tirer et tel fut bien l’avis de mon Commandant qui en arrivant sur la passerelle après que j’eusse ouvert le feu ne m’a fait ni un compliment, ni un reproche, je n’avais fait que mon devoir naturel et à tout instant pendant la bataille qui s’est développée, lorsque nous avons compris ensuite que nous avions devant nous une escadre anglaise importante, nous ne nous sommes posés aucune question, jamais nous n’aurions imaginé avoir quelque chose d’autre à faire que d’exécuter les ordres généraux que nous avions reçus. Ce n’est qu’un sentiment mais un sentiment bien ancré par les discussions que j’ai pu avoir après avec des camarades anglais, je suis convaincu que nos adversaires de ce jour-là, eux non plus, ne se sont pas posés de questions.

Commandant Redoulez:

Donc très tôt vers 6h du matin, vous ouvrez le feu et après, les affaires commencent?

Commandant Paul Bernard:

Oui, après les affaires commencent, j’ai dit que l’affaire a été chaude mais au début, le premier jour tout au moins, nous étions toujours dans la brume, au propre comme au figuré. L’aviso colonial "D’Entrecasteaux" sur lequel j’étais jeune officier, est sorti du port de Dakar où nous étions amarrés, en fin de matinée et a commencé à faire des ronds dans l’eau, c’est l’expression qui convient, derrière les filets de protection de la grand-rade de Dakar. Avons-nous à cette époque appris qu’un sous-marin, le "Persée", en tentant de sortir avait été coulé ou l’ai-je appris plus tard, ma mémoire ne me permets pas d’être affirmatif. Par contre, je me souviendrai ma vie durant de l’événement qui s’est produit vers 16h30 lorsque le contre-torpilleur "l’Audacieux" est sorti de la grand-rade et a été touché immédiatement par le tir d’un croiseur lourd anglais. Il a reçu deux obus de 203 dont l’un a complètement télescopé le bloc passerelle et dont l’autre a détruit la machine avant. Sur l’instant, nous ne l’avons su qu’après bien sûr, il y a eu 80 tués sur "l’Audacieux" sur un équipage d’environ 250 hommes. Le hasard a fait que le "D’Entrecasteaux" était à 400 m derrière "l’Audacieux" au moment de l’événement et je puis assurer qu’il a été très impressionnant. Un navire en flammes avec des explosions de soutes à munition à 400 m, je puis assurer que - disons les choses franchement -

ça fait peur.

Même quand on a plus de vingt ans, a fortiori quand on n’a pas encore vingt ans. Et puis, pour le cas où nous n’aurions pas bien compris, le Commandant du "D’Entrecasteaux" qui, par hasard, était le neveu de l’Amiral qui commandait l’ensemble de la flotte présente à Dakar - 2 croiseurs, 3 contre-torpilleurs comme bâtiments principaux -, le Commandant du "D’Entrecasteaux" nous a donc réuni les officiers, tous les officiers et rien que les officiers sur la passerelle. Je répète c’était le premier jour, le 23 Septembre, quelques minutes ou peut-être une heure après l’événement dramatique de "l’Audacieux". Et il nous a dit ceci:

"Messieurs, nous serons certainement coulés, les ordres sont que ceux d’entre-nous qui s’en sortiront, poursuivent le combat à terre ."

Vous imaginez les sentiments que nous pouvions éprouver après un tel discours puisque le Commandant s’est arrêté là, il a tout simplement ajouté:

"Merci, Messieurs".

Commandant Redoulez:

Après cet entretien, vous avez donc continué à tourner devant la rade de Dakar et la nuit a été à peu près calme. Le 24 est arrivé.

Commandant Paul Bernard:

Oui, la nuit à peu près calme, c’est exact, le seul ennui c’est que nous ne le savions pas tellement que ça allait être calme et qu’il nous fallait rester sur nos gardes. Nous étions calmes mais inquiets. Et nous l’avons été plus encore le lendemain matin, le deuxième jour, lorsque la brume s’étant dissipée nous avons vu, au large, une flotte anglaise impressionnante puisqu’elle était composée de deux cuirassés, de quatre ou cinq croiseurs dont la plupart étaient des croiseurs lourds et d’une quantité de bateaux plus modestes. Et les cuirassés ont commencé à donner de la voix en ouvrant le feu au 380. Le 380 était à l’époque peut-être pas le calibre maximum utilisé par les cuirassés puisque certains cuirassés au monde avaient des canons de 406 mais c’était pratiquement le maximum. Il faut savoir qu’une gerbe de 380 qui peut tirer bien au-delà de 20 000 m, peut tirer, je crois, aux environs de 30 000 mètres, une gerbe de 380, ça a cent mètres de hauteur. Une salve de 4 coups de 380, cela fait dans l’eau quatre gerbes qui ont cent mètres de hauteur. C’est assez impressionnant à voir lorsque la gerbe tombe à 500 mètres du bateau sur lequel vous êtes embarqué.

Lorsque la gerbe tombe à 100 mètres du bord, que l’on regarde quatre chandelles de cent mètres de hauteur sous un angle approximatif de 45º, c’est vraiment très impressionnant.

 


Le Richelieu à quai après son torpillage, Juillet 40, Dakar
Photo: Paul Bernard

Notre sort nous paraissait scellé jusqu’au moment où, divine surprise, nous avons vu que le "Richelieu" ouvrait le feu avec ses 380, le "Richelieu", qui était à Dakar depuis la fin du mois de Juin, était un bateau qui n’était pas achevé et nous ne savions pas sur les bateaux en Septembre, nous ne savions pas si le "Richelieu" était capable de tirer et quelques jours avant, le Commandant lui-même du "Richelieu" était loin d’en être certain. Toujours est-il que le "Richelieu" a tiré et à ce moment-là l’espoir est revenu car nous avions, sans parler des batteries côtières de 240 qui pouvaient nous assister, nous avions une artillerie qui pouvait répondre à celles du "Barham" et du "Resolution", les deux cuirassés anglais que nous avions en face de nous.

Commandant Redoulez:

Il ne s’est rien passé d’autre dans cette journée du 24?

Commandant Paul Bernard:

Le tir important des 380 anglais, très impressionnant, a épargné tous les bâtiments de guerre français à l’exception du "Richelieu" qui a reçu un obus de 380 mais qui n’a pas explosé dans un endroit délicat, il n’y a même pas eu un blessé à bord du "Richelieu" et les avaries étaient minimes. Quelques bâtiments de commerce qui se trouvaient soit dans le port de Dakar soit sur la rade ont été touchés ce qui nous a permis de nous rendre compte un peu de l’effet d’un 380 mais comme il s’agissait d’obus perforants, le dommage n’a pas été si important que cela sur des cargos qui n’avaient pas de cuirasse.

Quant aux événements qui se sont passés, les autres événements qui se sont passés ce deuxième jour, le 24, je puis en rapporter deux : le premier c’est que le torpilleur "le Hardi" qui était un torpilleur tout neuf pas encore parfaitement au point est sorti avec l’aide d’un écran de fumée pour se cacher du tir anglais qu’il n’a pu quand même éviter, nous avons su après que s’il avait fait cette sortie rapide, pour rentrer d’ailleurs aussi vite, c’était pour aller sauver un aviateur anglais qui était tombé à la mer. Les choses se sont d’ailleurs fort bien passées cet aviateur anglais s’est félicité du traitement qui lui a été donné à bord du "Hardi" de même d’ailleurs - et nous l’avons su aussi après - que les sous-mariniers français qui ont été coulés. Il y avait ceux du "Persée" et aussi ceux de l’"Ajax", un deuxième sous-marin que nous avions perdu le premier jour, ils ont été fort bien traités par les Anglais.

Est-ce le deuxième jour, le 24 Septembre ou est-ce le troisième jour je ne sais plus, mais je sais que - c’est sans doute le troisième jour - au matin, sur le "D’Entrecasteaux" qui était armé de trois canons de 138 tirant vraiment à limite de portée et à 15 000 mètres, nous nous sommes trouvés à moins de 13 000 m de l’un des cuirassés anglais, je crois que c’était le "Barham", nous avons gaillardement ouvert le feu avec nos 138 contre le "Barham", pour être tout à fait franc, je dois avouer que seule la pièce arrière était battante car nous avons cherché avant tout à augmenter la distance. Le "Barham" nous a tiré dessus, mais je ne pense pas qu’il y ait mis beaucoup d’archarnement, autrement je ne vous raconterais probablement pas cette histoire. Le troisième jour commençait pour nous d’une manière toujours aussi préoccupante, nous avions toujours en face de nous une force extrêmement puissante et si nous avions eu la chance d’échapper aux 380 le 24 Septembre, rien ne disait que notre sort ne serait pas plus contraire le 25 Septembre. Lorsque dans la matinée du 25 Septembre vers 9 ou 10 h du matin, le "Resolution" a été torpillé par le sous-marin "Bévéziers", et le "Barham" a été touché par un 380 du "Richelieu".

Je ne peux pas l’affirmer solennellement mais sur le moment j’étais sur la passerelle supérieure du "D’Entrecasteaux", puisque j’avais la responsabilité de la défense contre-avions, j’étais aux jumelles et je regardais attentivement et en permanence les bâtiments anglais j’ai eu fortement l’impression de voir osciller la tour d’un des deux cuirassés qui s’est révélé être le "Resolution", peut-être était-ce l’effet de la torpille du "Bévéziers". Je ne saurais le dire, toujours est-il que le "Resolution" a été gravement avarié, a été obligé d’entrer en réparations pour des mois à la suite de ce torpillage et que le "Barham" qui avait reçu un du "Richelieu" a été de son côté fortement avarié.

On m’a même raconté - mais je ne peux pas l’affirmer non plus - qu’à bord du "Barham" un Contre-Amiral anglais avait été tué. Ce qui me permet de dire que j’ai participé à un échelon fort modeste à une bataille contre la Marine anglaise, au cours de laquelle on a tué l’Amiral. Ce n’est peut-être pas la vengeance de Nelson à Trafalgar mais on peut néanmoins y penser. Toujours est-il que les Anglais ont rompu le combat, se sont écartés et que l’ affaire de Dakar pour nous a été terminée même si nous restés sur le qui-vive quelque temps. Donc, tout s’est bien terminé mais je dois insister sur le fait que l’affaire a été très chaude.

Ce que nous avait dit notre Commandant sur le "D’Entrecasteaux" le premier soir, que nous serions certainement coulés, nous est apparu pendant longtemps, pendant plus de vingt-quatre heures comme une certitude absolue.

La bataille avait commencé dans la brume, pour nous elle s’est terminée dans la lumière.

Commandant Redoulez:

Pour résumer, nous dirons qu’il faut bien parler des pertes ça représentait une centaine de morts parmi les marins français, dont les 80 de "l’Audacieux", comme bateaux, donc "l’Audacieux" qui a été détruit et il n’a pas coulé immédiatement mais n’a jamais renavigué et les deux sous-marins "Persée" et "Ajax " dont la totalité de l’équipage a été sauvée et a terminée dans les geôles anglaises pendant quelques mois avant de reprendre le combat quelques années plus tard.

Commandant, je vous remercie, je tiens quand même à préciser que comme vous le disiez, vous étiez dans la brume, et que ce n’est que pas mal de temps après que vous avez appris que le Général de Gaulle était là et que le but de l’opération était de faire débarquer des forces françaises libres à Rufisque dans le Nord-Est de Dakar, débarquement qui n’a jamais été effectué, bien sûr.
Merci, Commandant.

Précisons également que le Commandant du "Bévéziers" qui torpilla le "Resolution" était un Nantais, le Capitaine de Corvette Lancelot.

Ecoutons maintenant l’Hymne de l’infanterie de Marine.

 

 

Version: 10.12.2005 - Contents: Martine Bernard-Hesnard

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