Médecin général Adrien Carré

Extrême-Orient et Ecoles

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1934-1936 : CAMPAGNE EN EXTREME-ORIENT [1]

C’est un peu le hasard – ou la chance – qui le fait partir en juin 1934 pour l’Extrême-Orient. En effet, nous y avions alors deux forces navales :

- les Forces navales d’Extrême-Orient (FNEO), basées sur Shanghai et notre concession, rayonnaient sur les côtes de Chine et du Japon, ou de Corée, et sur le Yang Tse Kiang (le" Fleuve "pour les marins) et sur le petit fleuve Si-Kiang.

- La Marine Indochine, basée sur Saigon et son arsenal, bénéficiant par rapport aux FNEO de gros suppléments de solde payés par la Colonie... et fort appréciés des jeunes médecins mariés.

Affecté à l’origine à Marine Indochine à Saigon, il s’y retrouve "médecin fantôme d’un bateau fantôme". Mais il doit à la chance de pouvoir rapidement embarquer et échapper à la vie de la colonie et d’une marine en mauvais état . C’est ainsi qu’il stationne souvent dans une petite baie déserte qui deviendra beaucoup plus tard la base navale US de Cam-Ranh, et que viennent d’abandonner les Russes !

"…Nous briquions les côtes sud d’Annam, mouillant dans des lieux presque déserts, tels nos escales "tahitiennes"à Port Dayot…"

Un nom cher au coeur de bien des Nantais [2] !

"…Ici, le commandant, avec sa haute taille voûtée et son visage buriné, impressionnant les indigènes, tel Saint Louis sous son chêne, rendait la justice sous un cocotier – et moi je jouais au sorcier guérisseur".

Puis, il est, au bout de quelques mois, affecté sur le "Tahure", des Forces navales d’Extrême-Orient, un aviso, qualifié de "vieux chinois", de 1000 tonnes, sans aucun confort, basé à Shanghai, qui navigue dans tous les ports de Chine, avec des missions variées. …

"La Marine Indochine était "provinciale". Les FNEO étaient d’esprit "impérial". En effet, tout le monde occidental d’Extrême-Orient, et ses concessions, dépendaient en fait de la protection de ses marines de guerre. Le prestige français était renforcé du fait que, depuis 1914-1918, les autres nations avaient en commun des concessions internationales, alors que la France avait conservé les siennes propres à Tien Tsin, Hankéou, Canton, et surtout, la magnifique concession française de Shangaï."[3]

Il arrive à Shanghai le 7 novembre 1934.

"Je n’allai pas seulement changer d’embarquement, mais d’univers : ma vie allait basculer"

"La vie était dure, à bord, mais que de compensations ! …On vivait dans un monde presque irréel. J’y connus une existence qui tenait du tourbillon, un tourbillon qui ne manquait pas de charmes (au pluriel)."

Introduit alors dans la colonie russe émigrée de Shanghaï, monde de toute origine sociale, avec un important noyau juif, d'environ 20.000 personnes, il finit par vivre , quand il est à terre, parfaitement intégré dans cet univers russe complexe, passionnant… 

"Cet aspect "russe"a marqué ma campagne… A quoi bon lire des romans … Toutefois, je ne négligeai pas les choses sérieuses. Tous les matins, après la visite à bord, je me rendais à l'hôpital Sainte-Marie, jumelé à l'université Aurore, celle des jésuites".…

En effet, depuis l'ouverture de la Chine, le médecin de la Marine française bénéficie en Extrême-Orient d'un prestige certain…quoiqu’en ait écrit plus tard Lucien Bodart [4] dans " Le Consul "…

En cette fin de 1934, et au début de 1935, la guerre entre Tchang Kaï Chek et les communistes du sud s'intensifiait. Dans les lettres conservées par la famille, il en décrit le mécanisme, la stratégie…et les " camps de rééducation " gouvernementaux qu’il visite, les exécutions sommaires auxquelles on le convie ! C’est la protection des missions, surtout catholiques, contre des raids de commandos qui conduit alors le " Tahure "à suivre sur le Yang Tse ce qu’on a appelé la " Longue marche ".

En février 1935, il est à Kiu Kiang, :

" …Mes fonctions dépassaient en fait celles de médecin de mon unité. Je visitais tous les petits hôpitaux ou infirmeries montés par les missions catholiques où, suivant la tradition déjà ancienne, je servais à l'occasion de médecin consultant. J'allais également visiter les hôpitaux purement chinois… 

 …Bref une vie passionnante d’instruction sur tous les plans...Après deux ans d’une campagne exceptionnelle qui me permit, outre la Chine et le Japon, de faire en un mois, en voiture, avec un camarade, un tour d’Indochine et au Laos, on pourrait penser que j’étais blasé. Or c’est peut être mon séjour à Chefou, sur la côte nord du Chantoung en mai 1936 qui m’a laissé la plus forte impression "…

Le port important de Chefou (ou Chefoo) [5], situé à l'ouest de la cote nord du Chantoung sur le Petchili, dépendait de la province du même nom.

… "Je ne manquais pas d'occupations. Le matin, après la visite à bord, je me rendais à l'hôpital des Franciscaines de Marie, qui profitaient de mon passage pour battre le rappel de leurs malades plus ou moins recensés, rôle traditionnel de nos médecins de marine, considérés et, nous l'avons vu, comme médecins consultants.

Je voyais ainsi, par centaines, passer les échantillons, à tous âges, de la misère humaine à la chinoise. À cette époque, avant la révolution thérapeutique des années 40, nous étions bien démunis à ce sujet. Dans de telles situations, il faut un peu jouer les sorciers. L'après-midi je me rendais, à l'intérieur des terres, à la léproserie de la mission….. Que d’hypothèses débattues sur les contradictions de la contagion...

Le jour où je n'allais pas à la léproserie, et c'était un des buts de notre séjour, je présidais à des exhumations en série. De 1858 à 1902, Chefoo avait servi de base à notre Marine pour toutes les opérations dans le Petchili, et comme alors la mortalité était redoutable, nombreux étaient les marins et soldats inhumés à Chefoo …"…

Son arrière grand’père, Guillaume Le Goff, en était revenu !

"Médecin chargé des affaires cultuelles, j'en avais la responsabilité. Assis sur un cercueil avec le procureur de la mission, tout en surveillant le travail des coolies exhumant les ossements et les remettant dans de petites boites-cercueils, je discutais avec lui des fins dernières et de la théologie des sacrements appliquée en milieu païen [6] . Tout cela avait quelque chose de shakespearien.
Le soir, je changeais d'âme, c'était une autre vie. Nous retrouvions l'atmosphère des dancings de Shanghai: nous, seuls français
parmi les américains…"

Puis le "Tahure"est de retour à Han Kéou, sur le Yang Tse, avec un été particulièrement torride. De nombreux matelots, européens ou annamites, doivent être évacués. Lui-même est victime d’une rechute de dysenterie indochinoise et de la "diarrhée du Yang Tse"et pourtant il lui faut visiter trois hôpitaux par jour :

"…Et pourtant nous étions à bord, heureux de vivre et je ne crains pas de le dire, imbus ou fiers - au choix - de notre état…".

Son retour par le Transsibérien est alors annulé…C’est un certain Jacques Yves Cousteau, officier du 2ème Bureau, qui le remplace. Il apprendra plus tard - de la bouche d’officiers américains - que cela lui a, sans doute, valu la vie sauve ! Ses relations avec les Russes "blancs"l’avaient rendu suspect…

… Quelques mois plus tard le Japon commençait sa conquête de la Chine: tout allait basculer dans l'univers chinois.

MOUSSES ET " ARPETES "[7]

Rentré de son séjour en Chine, il est affecté à la "Division des Ecoles de l’Atlantique", et, en particulier à l’Ecole des Mousses sur "l’Armorique", véritable caserne flottante, à Brest.

Il se retrouve rapidement médecin-major de l’unité. Il a 27 ans : 

"Je m'y trouvais, peut-être par atavisme, tout- à- fait à mon aise"…

"…Que d'histoires de mousses je pourrais raconter ! Nous étions plusieurs jeunes médecins, passionnés de notre métier, vivant et se sentant très près des hommes et des mousses. Au diable les contempteurs du paternalisme ! Oui, nous étions, moi le premier, paternels, et fraternels. Et tant mieux pour tous ces enfants ! Toute ma carrière, et même jusqu'à ce jour, j'en ai recueilli les preuves et les témoignages, sans équivoque et souvent émouvants…

…En un tel milieu, le médecin et l' aumônier jouaient un rôle primordial. Combien avons-nous connu, et adouci, de situations parfois dramatiques? …Heureusement, à cette époque, on était moins qu'aujourd'hui sujet aux "traumatismes psychologiques"…

Et pourtant, là n'était pas pour nous l'essentiel des cas de conscience. En dehors des motifs d'inaptitude médicale ou sensorielle indiscutables, comment apprécier ce que sera à 17 ans, âge de l'engagement définitif, un garçon de 15 ans et demi chétif et malingre? Là, il nous fallait atteindre le grand art du maquignon: comme pour les chevaux...Mais aussi nous étions tracassés par l'avenir du gosse objet de discussion, nous tenions compte des réticences ou des craintes que nous décelions, des espoirs et des angoisses..."

Il rejoint un temps l’Ecole des apprentis-mécaniciens de la Marine , connus sous le nom d’ "Arpètes", à Lorient.

Il se marie le 18 juillet 1939 avec Elisabeth de Buor de la Voy, vieille famille angevino-vendéenne, rencontrée, je crois, dans une galette des rois, du coté de la place Louis XVI… Cette place autour de laquelle il a passé son enfance et près de laquelle, un soir de février 1999, il s’écroulera, au pied de l’immeuble qu’il habitait depuis 40 ans ! Entre temps, il avait beaucoup voyagé…

A ce moment de sa carrière, se situe un épisode rocambolesque qui soulève quelque intérêt anecdotique dans la région.

Il est envoyé provisoirement, dans les premiers temps de la "drôle de guerre", comme médecin d’une escadrille aéronavale, basée à La Baule, et chargée de l’accompagnement des convois maritimes. Il y règne une ambiance pénible car l’une des entraîneuses d’une des boîtes de nuit fréquentées par les marins est soupçonnée de renseigner les allemands sur les horaires et déplacements éventuels des pilotes. Adrien Carré, pour des raisons peut-être liées à son récent séjour en Chine, reçoit la mission d’essayer d’en savoir plus sur le personnage…
Passons sur les détails et les techniques d’approche…

Finalement, il ne s’agissait rien d’autre que de la belle-fille - de "très bonne famille"- d’un industriel connu de Guérande en instance de divorce et désireuse de se venger de sa belle-famille en  menant publiquement une vie susceptible de faire "jaser". Démasquée, elle s’étonnera de ne pas avoir été encore reconnue et s’amusa des soupçons - infondés et paranoïaques – dont elle était l’objet. Il s’avéra même qu’elle était apparentée à sa femme à laquelle Adrien Carré avait raconté l’aventure. Cette dame serait d’ailleurs, bien des années après, morte dans un …couvent.

Comme quoi être médecin de marine mène à tout…

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[1] En particulier : "Ce monde est petit" Académie de Bretagne 1980, "Les voyages forment la jeunesse" : idem 1982 et "Chinoiseries" : Vieux Bahut 1988

[2] Conférence de J. Dayot  : "Des Bretons au service de l’Empereur d’Annam au XVIIIème siècle" ; Bulletin 2001

[3] Dans l’éloge qui lui fût consacré à l’Académie de Marine en 2000, l’orateur fit un rapprochement avec son Ancien de Santé Navale Victor Segalen (1878-1919), Brestois lui-aussi.

[4] "A propos de deux livres de M. Lucien Bodard" ; par A. Carré ; Revue Maritime janvier 1977

[5] L’un de ses arrière-grand pères avait participé aux opérations du Petchili en 1858. Un de ses grand-pères, adjudant de la Coloniale, avait participé aux opérations de la prise d’Hanoi en 1881. Un de ses petit-fils vit et travaille actuellement en Chine.

[6] Les missionnaires sur place défendaient la position prudente du Vatican concernant l’acculturation du christianisme préconisée par le jésuite Ricci. Ce sera plus tard l’objet de longues lettres avec, en particulier, l’abbé Laurentin.

[7] "L’enfant et la mer" ; Cahiers 1979 de l’Académie de Bretagne

 

 

Version : 20.01.2005 - Contents : Général Claude Carré

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