L'été africain s'est annoncé par de subites lourdeurs d'étuve, brassées de temps à autre par le souffle brûlant accouru des chotts et des sables du Sud. Un matin moins étouffant, l'avion blanc d'Air-France, un peu miteux mais au vrombissement exaltant, m'emporte - enfin! - de l'aérodrome d'El Aouina vers les ports algériens et marocains.
S'élevant par delà les minarets géométriques, les cubes superposés de terrasses éblouissantes et les palmiers gris de poussière, il gagne les riantes campagnes tunisiennes, répand sur la torpeur des camps américains à l'ombre des eucalyptus et des oliviers, puis, plus loin, sur les ruines encore fumantes du front déserté, les rythmes triomphants de la délivrance.
Du ciel de Juin resplendissant comme une plaque d'émail bleu de cobalt, je discerne, d'un regard désormais tout entier à la seule joie de vivre, l'incessante mosaïque des vignobles et des bois, puis les étranges infiltrations, dans ce paysage rustique, du lugubre panorama buriné par la guerre: Etendues sans vie de carton gris fendillé, parsemées d'érosions concentriques, de boursouflures et de crevasses encroûtées et laissant deviner, ça et là, des séquences de cratères. Minces sinuosités d'oueds désséchés aux ponts effondrés, fracturés, éclatés. Les p??? fauves de la Kroumirie approchent, fangés de noir et de roux; et les longues taches de verdure sombre sont sur leurs versants, coupées de surfaces charbonneuses cuivrées.
Voici les petites taches rondes des lacs, annonciateurs, vers La Calle de la frontière algéro-tunisienne, dont deux sont bleus comme l'immense étendue méditerrannéenne qu'ils côtoient et le troisième, asséché, laisse à peine deviner son contour neutre. A l'arrêt réglementaire proche de Bône, je revois avec joie des aviateurs français dont nul uniforme ne s'apercevait à Bizerte depuis l'occupation. Puis nous survolons une région d'aspect, elle, pacifique, cultivée et peuplée: Terre algérienne, terre de la Libération! Ingénûment, je m'imagine cingler vers la Patrie retrouvée, vers des compatriotes plus heureux que nous, qui vont nous accueillir fraternellement, dans la liberté qu'eux n'ont jamais perdue…
Nous survolons le Constantinois, tantôt hérissé de sommets aigûs et chauves, tantôt déplissé en riches cultures, depuis les rives sinueuses et verdoyantes de la Madjerda. Les agglomérations, tirées au cordeau, apparaissent plus nombreuses; les forêts de chênes-lièges se succèdent. Puis, après les espaces gracieusement bucoliques, où le dur soleil d'afrique magnifie sans les stériliser les poussées végétales, un nouvel espace désolé, vers Sétif, s'étale: Pelures fauves des Monts de Batna, puis du Hodna; surfaces tourmentées de teinte chaudron, coupées de gorges volcaniques de Palestro, où nulle touffe n'est décelable, où, vers les "Portes de Fer" s'accumulent, comme chauffés au rouge sombre des blocs de roches calcinées… Mais bientôt, à nouveau, de riants villages puis d' opulents domaines annoncent la grande ville algérienne: A l'approche de la Maison-blanche, je devine très loin, au-delà des jeux de lumière sur les découpages en gradin du port, la féérie de la mer, sur laquelle se projettent ça et là au large des jetées les petites masses argentées des ballons protecteurs de la D.C.A. La blanche cité se révèle, ses étages et terrasses, inondés de soleil, escaladant la colline fleurie d'El Biar. En retrouvant ce décor prodigieux, jadis familier, je songe que dans cette nouvelle capitale bat maintenant le coeur de la France. Et j'oublie, dans la splendeur de cette radieuse journée, que la guerre continue ailleurs, tant l'espérance qui m'habite en abolit la hideuse obsession.
Débarqué du car de l'aéroport vers la gare de l'Agha, je me mêle avec ravissement à un public amusant et bigarré du Dimanche. Citoyens paisibles, indigènes placides, soit racés enturbanés de blanc et de jaune soit pouilleux et minables. Des militaires de tout grade. Des elégances féminines européennes ou mauresques au voile transparent. De jeunes juives aux yeux veloutés et aux lèvres trop rouges; des petits cireurs jacassants… Toute cette foule de flâneurs de l'après-midi se faufile au travers d'une terrible cohue d'automobiles de toutes marques et de camions rapides à grosse étoile blanche. Elle se mêle à un flot incessant de guerriers en kaki. Américains bien nourris et souriants ou Anglais déguingandés, le bonnet de police incliné à l'extrême sur leur tignasse claire, sont bien différents de nos occupants de Bizerte, à la tenue de la même couleur mais raides et impersonnels.
Dans la large voie aux circuits spiralés qui monte, de la rue d'Isly vers les hauteurs officielles de Mustafa supérieur en longeant le Palais d'été, la circulation est intense. Les autos militaires de toutes nationalités et de toutes proportions se succèdent roue à roue dans un ronronnement ininterrompu et une régularité d'horloge. Sur les trottoirs, des tenues aux insignes innombrables. Ce qui frappe surtout c'est la rareté des militaires français de tout grade, en contraste avec l' abondance de manches orgueilleusement galonnées et des multiples étoiles d'officiers généraux, dont beaucoup, malgré ce qu'on m'a dit de l'abaissement des limites d'âge, sont manifestement de vieux messieurs qu'un renforcement inespéré des cadres a, pour leur gloire personnelle, extraits de leur modeste retraite africaine.
Des radios aux haut-parleurs libéralement déployés vocifèrent aux carrefours. Solennel, imperturbable, détachant chaque syllabe comme un héraut publiant quelque vital avertissement, un speaker affirme:
"Les couleuvres aiment les oreilles… Raymonde arrose à jet continu… Le beau Timoléon déborde de courage… Dédé, pige-moi ça… "
J'y suis! C'est la B.B.C. - celle que nous ne pouvions écouter que dans le silence de nos caves sous les bombes et que, depuis la Libération, nous ne percevions qu'à grand-peine en surmenant nos vieux postes fatigués - dont Alger répète les "messages personnels". Je suis ému par ces bouffonnes formules dont je ne retiens plus le grotesque, depuis que je sais ce qu'elle doivent signifier. Car c'est seulement depuis peu que nous avons appris le sens des mots mystérieux dont les accompagnent les informations en langage clair: "maquis", "réseaux", "technique de la clandestinité". Ils nous ravissent en nous confirmant ce que nous imaginions aux heures sombres, sans oser croire à la réalité qu'ils recouvraient, tant, au cours de notre effroyable isolement dans la ratière de Bizerte nous étions moralement maintenus hors de la patrie en guerre: l'existence d'une armée secrète véritable, d'une organisation de résistance sérieuse et efficiente, quoique parcellaire et cloisonnée, à travers tout le territoire français. Oui, ce que Vichy appelait les "terroristes", dont Philippe Henriot nous certifiait qu'ils étaient des bandes isolées de criminels de droit commun et de jeunes égarés, étaient bien, comme nous nous plaisions à l'imaginer, d'authentiques et héroïques combattants. La Résistance métropolitaine nous a récemment été soudain révélée, et par des témoins sûrs, dans sa vérité et sa grandeur.
Mais cette Résistance, qui nous apparaissait si pleine de promesses, envisagée dans la Métropole, qu'a-t-elle été, avant l'arrivée des Alliés, dans les départements nord-africains - qui n'ont connu de l'occupant que ses agaçants mais peu redoutables Commissions d'armistice? - Nous avons appris à Bizerte qu'un général italien et son officier d'ordonnance avaient été roués de coups dans l'obscurité, un soir qu'ils étaient sortis à Alger, de l'hôtel Alette. Qu'un groupe de patriotes décidés, en relation avec le Consul d'Amérique, avait préparé avec une patiente obstination et très peu de moyens, le débarquement allié. Que ce débarquement, très dur sur la côte marocaine et à Oran, avait eu lieu assez facilement ici, dans une extrême confusion avec peu de mitraillettes et beaucoup de fleurs…ce qui laissait supposer que les autorités officielles avaient été neutralisées par une résistance bien organisée. Que plusieurs résistants authentiques avaient payé de leur vie cette action favorable aux libérateurs américains, dont l'énergique capitaine Pilafont… Malgré ces initiatives individuelles dont quelques unes furent glorieuses, leur action fut peu de chose à l'échelle de Stalingrad. Pourtant, on voudrait mieux la connaitre?
Des amis bien informés, à qui je m'adresse à ce sujet, acceptent de satisfaire la curiosité de notre groupe. Ils nous emmènent à la terrasse de Tontonville, face au petit square Bresson où circulent, comme jadis, sous les ficus, les petits bourricots chargés d'enfants.
Nous écoutons avidemment en sirotant l'anisette glacée, qui, proscrite par Vichy, est elle aussi revenue dans une très relative clandestinité.
Ce que fut la Résistance algéroise? Son histoire est assez navrante. C'est celle d'une entreprise d'intention magnifique mais qu'aucune des autorités à qui revenait l'obligation morale de le faire n'a aidée ni même encouragée…
Avant 1942, c'est peu de chose. D'un côté, quelques français résolus dont un brutal mais astucieux policier en relation avec l'Intelligence Service et l'obstiné et courageux Colonel Jousse. De l'autre, un groupe plus prétentieux, le fameux "Comité des Cinq", qui agglutinait des individus de toute opinion, parmi lesquels des vichyssois, des monarchistes et même, dit-on, des cagoulards; ce dernier groupe, hétéroclite, poursuivait une fin bien différente: continuer la politique du Maréchal, avec Darlan d'abord puis, à la première occasion sans lui. Au début de 1942, les hommes de bonne volonté qu'attirent ces embryons de Résistance et, que le refus réitéré du général Weygandt d'accueillir leurs propositions (parce quoique sympathisant à leur cause, "il ne voulait pas faire figure de rebelle!") ont de grandes difficultés à s'organiser. Peu à peu pourtant nait un Conseil de la Résistance, au sujet duquel deux remarques s'imposent: En premier lieu, ce Conseil qui réunit des personnalités de toute origine - quelques officiers, des médecins de la ville, un petit-fils de Cardinal, deux révérends pères, des brasseurs d'affaires, des israélites révoltés par les lois raciales, etc - s'interdit de confronter les tendances idéologiques de ses membres, uniquement rapprochés par leur haine de l'Allemand et de ses serviteurs mais nullement par une doctrine. En second lieu, il est entièrement isolé, ses avances à de Gaulle se heurtent à un refus poli de l'Intelligence Service de servir d'intermédiaire et à un énigmatique silence du grand chef lointain; et ses avances au Consul d'Amérique n'aboutissent qu'à des remerciements courtois à l'occasion de projets présentés et à de vagues encouragements (succédant à l'entrée en scène de son pays).
L'évasion du général Giraud en Avril, favorisée par les Américains qui croient trouver en lui l'homme qu'ils attendent, leur donne du courage. Giraud va-t-il donner, avec son ami Mest, une forme définitive à la Résistance africaine? Quoique traqués par Vichy depuis le départ de Weygandt, les résistants algérois s'imposent de plus en plus aux Américains, mais bien tard. En Octobre, c'est la conférence de Cherchell, mais les Américains ont déjà arrêté sans les avoir consultés, un plan qui est déjà en voie d'exécution…
Puis c'est le débarquement américain, Darlan saisissant l'occasion de la maladie de son fils pour venir "jouer la carte américaine", qu'il préparait depuis longtemps. Car il est tenu au courant par ses amis d'Alger, dont un homme-lige, marin comme lui, qui devait à Vichy son haut poste administratif (pour le Maréchal) et son petit poste d'observation privée (pour Darlan)… On sait le reste: Darlan traitant avec les Américains, qui l'acceptent à regret et provisoirement, puis abattu par des français qui n'hésitent pas à le le supprimer pour permettre à d'autres chefs à eux de prendre sa place. Puis, la confusion, les arrestations réciproques, la gabegie terminale sous l'oeil mi ahuri, mi ironique des américains, enfin, le gouvernement Giraud…
Cet abrégé d'histoire laisse perplexe ses auditeurs.
"En somme, "dit l'un d'eux, "il résulte de tout ceci que l'initiative, la patience et le courage des résistants d'Alger n'ont été accueillis ni par leurs chefs français dont ils sollicitaient justement l'appui indispensable, ni par les Américains, dont l' instinct démocratique se méfiait de ces mêmes chefs, qu'ils se refusaient à admettre comme représentants qualifiés de la masse populaire française? Que l'Amérique a constamment cherché un représentant authentique de notre peuple et qu'il ne l'a trouvé ni à Alger, ni à Londres? Que l'action des résistants a dû, de ce fait, n'être qu'une action circonscrite de groupe, sans autre objectif que le but immédiat du débarquement allié? Pourtant ce débarquement n'était pas une fin mais un moyen; Le moyen de redonner la parole au peuple français réduit au silence depuis 1940. Le peuple français n'espérait-il pas autre chose qu'un groupement de personnages sans lien avec lui dans une soi-disant trêve politique pour la victoire? Ne voulait-il pas cette victoire comme une victoire sur les fascismes, une telle victoire ne devant être, elle, que le moyen d'obtenir enfin pour lui, l'accès au pouvoir chez lui?"
Ces questions embarrassantes restent sans réponse. Car elles soulèvent des problèmes qui dépassent de très loin les premières impressions éprouvées de ces conjurations puérilement romantiques et de ces querelles souvent mesquines. Ce qui, certes, n'enlève rien au réel mérite des conjurés. Beaucoup d'entre-eux ont vraiment le droit d'affirmer qu'ils ont neutralisé dans une large mesure le haut commandement vichyste et quelque peu contribué à la libération de l'Afrique du Nord… Il n'en reste pas moins que l'efficience de leurs efforts a été constramment entravée par la Haine entre français, par cette constante désunion française, constamment déplorée par nos Alliés, et qui fut la grande tare de notre pays en guerre. Or, cette désunion ne peut avoir qu'une cause dernière: l'absence du peuple français. Il y eut, en Afrique comme ailleurs…
Je n'ai pas revu Alger depuis le temps où, sous l'autorité contestée de l'Amiral Abrial, héros de Dunkerque mais humble servant du Maréchal, puis, plus tard, sous celle plus sympathique aux colons et aux hauts fonctionnaires, du général Weygandt, suspect aux Commissions d'armistice, le cérémonial patriotique de tout temps, cher aux français d'Alger, usait largement du salut aux couleurs, des coquets blousons et des pantalons de golf vert-forêt des chantiers de jeunesse et des évocations de la Pucelle d'Orléans boutant les Anglais hors de France… Les uniformes ont changé, mais on assiste aujourd'hui à une parade militaire et aux mêmes fêtes de bienfaisance nationale. Toutefois, au lieu du sourire en coin du Consul Murphy et de l'affable calvitie de l'Amiral Fénard, on apprécie un cocktail de généraux américains à l'allure débonnairement proconsulaire et de très jeunes officiers de marine français porteurs de larges croix de Lorraine, peu connus de leurs camarades de l'armée d'armistice et dont la lèvre légèrement méprisante atteste la gloire de fraiche date et d'autant plus prestigieuse...
Il a y toutefois une nette différence dans le ton de la propragande nouvelle. Celle-ci n'est plus naïve, comme celle de Vichy, qui portait à faux par son symbolisme romantique et désuet de hallebardes, de mestres de camp et de francisques; elle est, elle, conventionelle et cocardière. Elle ressucite laborieusement les temps révolus de la gloire nationaltiste et de l'élan patriotique - alors spontané et sincère - de la guerre de 1914-1948. Mais on la sent périmée, sans résonnance dans les coeurs d'aujourd'hui. Elle fait l'effet d'une insémination artificielle d'exaltation nationale.
Prise d'armes, cérémonies à drapeaux se succèdent. Dans les grandes artères de la cité, les vitrines débordent d'insignes, de décorations, de passementeries, de bibelots évoquant les Alsaciennes de 1970 et la Madelon de 1918. Partout des portraits de de Gaulle, remplaçant les portraits similaires de Pétain, s'étalent aux vitrines des anciens locaux de la Légion du Combattant, des magasins israélites de la rue Bat-Azoum et jusque dans les échoppes mozabites de la rue de la Lyre: Il n'a y pas eu d'intermédiaire, les Giraud étant de moins en moins demandés. A la devanture des librairies distinguées, les livres sur Jeanne d'Arc et les héros militaires nationaux, les oeuvres de Péguy tranchent sur une littérature locale d'une indifférence affligeante - la vraie littérature de la Résistance ne s'étant pas encore révélée ici. Orphéons et haut-parleurs déversent des marches militaires, des chants renouvelés de la grande guerre - celle où les français ne bavaient pas sur les français - :"Flotte, petit drapeau!", "Vous n'aurez pas l'Alsace et la Lorraine". Les gazettes ressucitent entre les liste d'une Epuration qui se poursuit gaillardement, des pages d'histoire guerrière, évocatrices de Foch et de Lyautey. Le vieux militarisme bourgeois est exhumé et réchauffé par les pieuses mains des patriotes de la B.B.C. On se croirait revenu au bon vieux temps de la Ligue des patriotes; l' anti-sémitisme, toutefois, quoique vivace dans la bonne société d'Alger, étant banni protocolairement des nouveaux hommages au prestige de la France.
Le patriotisme a toujours été, en Algérie, spectaculaire par nécessité. Authentique et puissament sentimental chez les fils de colons et officiers de l'armée d'Afrique, il a du, jadis, s'affirmer en panache aux yeux de l'homme de la rue et de l'indigène; le clinquant étant plus accessible à leur mentalité que les valeurs spirituelles et les marques extérieures de respect à l'égard de la hiérarchie militaire en imposant à la foule des autochtones. Mais le grand public de l'Alger d'aujourd'hui, déjà évolué socialement, et par surcroît, désorienté par les récentes querelles acerbes de gouverneurs et de généraux, reste plus froid devant le faste des célébrations officielles. Ce renouveau trop brusque d' une exaltation patriotique, il le sent confusément, après les années d'humiliation nationale, emprunté à la victoire déjà ancienne d'une autre guerre. Il pressent, d'après de rares informations venues de France métropolitaine occupée, qu'un nouvel héroïsme est né, là-bas, dans le peuple, enchainé mais la révolte au coeur. Un héroïsme, lui, bien actuel, bien vivant, qui ne s'inspire pas des vieilleries de musée mais d'une protestation de tous les peuples libres du monde contre les régimes barbares qui s'opposent à leur élan vers le progrès humain. Grande idée universelle de justice et de raison, très au-dessus des mesquins nationalismes qui, ici, relèvent la tête. Ici, l'esprit de Déroulède est descendu chez Fathma. Soufflant d'un passé mort, il n'anime qu' une entreprise de patriotisme défraîchi, exsangue et sans portée, qui intrigue la foule mais n'émeut pas la conscience populaire. Mais là-bas, le douloureux contact avec l'envahisseur a suffi à révéler au peuple de France son nouveau destin.
Cette vision d'Alger, quoique quelque peu décevante, est pourtant assez réconfortante pour un échappé de l'enfer de Bizerte. Sous cette tenue assez fripée de parade patriotique se cache, au fond, une vraie France d'exportation, une France d'écrivains, d'artistes, de réfugiés de tous milieux dont la joyeuse activité et l'espérance rayonnent sur les exilés et les nostalgiques. Une armée d'Afrique toute nouvelle se reconstitue, depuis la courte et brillante campagne de Tunisie. Et le général Giraud, qui s'intitulait, avant l'arrivée récente du général de Gaulle, "Commandant civil et militaire" a eu le grand mérite de ne pas chercher à jouer les hommes d'Etat. Sa naïve loyauté toute militaire et sa bienveillante brusquerie sont en voie de réaliser très simplement ce miracle de la réconciliation des français que d'autres s'ingénient à rendre impossible.
Peu s'inquiètent de ses tendances politiques; car, visiblement, il ne les connait pas très bien lui-même; et il est entièrement tourné vers les buts de la guerre. Il avait, d'ailleurs, autour de lui, avant l'arrivée de de Gaulle quelques personnalités tout à fait sympathiques, comme par exemple le courtois et calme général Georges, l'infatigable Amiral Muselier - dont on n'admirera jamais assez la sincérité démocratique antisectaire et l'insistance, extrêmement méritante, avec laquelle il a prescrit aux marins de la Marine libre de ne jamais verser le sang de leurs compatriotes - , le journaliste de talent André Labarthe, dont l'impitoyable lucidité a dû choquer les mystiques et les illuminés de Londres; le Dr Abadie, chirurgien d'Oran, dont les nombreux amis admirent la claire intelligence et la grande humanité…
Mais l'on chuchote que cela va trop loin, que l'absence de toute préoccupation politique chez Giraud énerve les candidats, chaque jour plus nombreux, à un rôle préparlementaire; et que, surtout, depuis la création du C.F.L.N., un autre chef, impatient de prendre le pouvoir, médite de l'éliminer. Qu'est donc ce de Gaulle, dont le personnage encore lointain malgré sa présence ici et pourtant toujours présent dans les esprits, attire et en même temps inquiète?
Un de nos informateurs a pour lui une sorte de vénération passionnée. Pour lui, celui qui, le premier, a refusé de s'incliner devant l'envahisseur et proclamé à la face du monde l'aspiration française inébranlable à continuer le combat, est une sorte de géant de l'Histoire. Tout lui est donc permis, y compris l'impitoyable châtiment de tous les français qui, de près ou de loin, ont accordé leur confiance au sénile Maréchal.
Mais d'autres le voient sous un tout autre jour: comme un militaire appartenant au même milieu social que Pétain, pétri, comme celui qui fut son chef vénéré, de la même éducation bourgeoise, depuis la scolarité chez les Bons Pères jusqu'à la carrière militaire sous les ordres de supérieurs hiérarchiques animés de l'esprit de caste et asservis aux préjugés de classe. Il se croit peut-être démocrate mais, de par sa formation, ne peut l'être, étant une incarnation de la petite bourgeoisie dite républicaine, assoiffée d'honneurs et dont la prétention sociale progressiste allie un vague socialisme utopique de propagande électorale à un rôle préparlementaire; profond mépris pour la classe laborieuse et son destin historique. Et comme nous faisons remarquer à ce critique sévère, qui parait ne voir dans la noble figure guerrière qu'un vulgaire apprenti dictateur, que de Gaulle accueille les marxistes, il nous met en garde contre notre optimisme: Il y a, dit-il, incompatibilité absolue entre l'esprit gaulliste et le marxisme: L'opportunisme politique de ce nouveau chef mystique, qui se croit l'étoffe d'un chef d'Etat, l'incline à attirer par tactique les socialistes de gauche et les communistes. Mais la fatalité qui le mène lui imposera de les rejeter dès qu'il sera maître du Pouvoir, et, même de les considérer comme des traitres à sa patrie…
Je me refuse à évoquer cette hypothèse pessimiste, qui, alors que la Victoire est à l'horizon, assombrit l'espérance française. Remontant le flot motorisé qui s'écoule de la rue Michelet, je gagne les hauteurs, où, à flanc de côteau, s'étagent dans la verdure et les allées fleuries, les terrasses du virginal lycée Fromentin - le lycée Papillon -, où viennent de s'installer les ministères. Quel est ce gouvernement provisoire de la France? Lors d'une mission à Casablanca, il y a quelques semaines, j'avais posé la question à un jeune Amiral - qui, depuis, commence une belle carrière - et il m'avait répondu dédaigneusement: "Peuh! Un sous-Vichy!" Pourtant, on y comptait alors quelques personnalités dont je connaissais personnellement la haute, l'indiscutable valeur. Mais on m'affirme aujourd'hui que l'esprit en a changé. Que, d'une part, les intrigues politiques y fleurissent et que, de l'autre, la rénovation française y est compromise par cet esprit de haine vengeresse qui pousse certains nouveaux arrivants à se détourner des graves et urgents problèmes de l'heure pour balayer tout ce qui rappelle de près comme de loin le gouvernement du Maréchal: Le contre-pied de Vichy, tel est le principe nouveau, son application systématique dût-elle entrainer, dans la discorde générale, la gabegie sacrée…
Rentrant vers le soir, dans les parages de l'Amirauté, dont je discerne à peine, dans l'ombre bleue de l'extrémité du port, la poterne et les voûtes barbaresques, je n'aperçois plus l'appel, matérialisé en immenses caractères sur la grande digue, du général Giraud: "Un seul mot, la Victoire". Et je pense à d'autres buts, hélas moins grandioses qui, par ces temps d'appétits humains exacerbés, se poursuivent sans trêve au fond de bien des consciences françaises d'Alger: Ils sont de ceux qui fleuriront au soleil de la Libération mais que devrait bien recouvrir, faute d'autre voile, le manteau pudique de la nuit.
La poignée du main du vieux St Cyrien | Les Compagnons de l'Epuration |
Version : 07.12.2004 - Contents : Martine Bernard-Hesnard
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