Index
Index du Livre

Chapitre XIII
Les Compagnons de l'Epuration

 

En Novembre, les arrivées de Londres en Afrique du Nord se font plus nombreuses. En même temps croît l'autorité de de Gaulle et pâlit l'étoile de Giraud. L'atmosphère est politique; la fièvre exaltante des jeux parlementaires, chère au coeur de beaucoup de français à Alger, reprend autour d'une assemblée improvisée qui n'est d'ailleurs que consultative. Celle-ci qui répond à un besoin d'agitation générateur d'une illusion de renaissance démocratique, n'est pourtant, dans ses débuts, caractérisée que par deux tendances sans relation avec l'idéal d'une république populaire: D'une part, une servilité à peine voilée à l'égard d'un nouveau chef spirituel. De l'autre, un impérieux besoin d'action punitive, qui console les nouveaux candidats à une parcelle de pouvoir de toutes les humiliations dérivées du Désastre national, de l'émigration, de l'occupation, des abus de pouvoir de Vichy: la sainte Epuration.

La puissance grandissante du général de Gaulle s'affirme partout. La mésentente des deux généraux au pouvoir se répercute dans tous les milieux et à tous les échelons de la hiérarchie, les partisans de l'ancien vichyste Giraud, successeur de Darlan, étant réduits au silence au fur et à mesure que surgissent les partisans du grand chef de la France combattante, dont l'élévation hiérarchique est effarante (1), Chaque jour multipliés, ils s'affirment, s'imposent, commandent.

L'effarante rivalité des dirigeants se traduit par des mesures contradictoires, des ordres suivis de contre-ordres ou inappliqués, des cloisonnements dans les services, d'acrimonieuses discussions entre supérieurs et subordonnés. Il y a deux armées françaises; des agents recruteurs accueillent en Afrique du Nord les nouveaux arrivés par l'Espagne, les persuadent, les uns, de s'engager dans "l'armée régulière" de Giraud, les autres d'"entrer chez de Gaulle" les soldes sont très supérieures! A Alger, des formations des deux bords, distinguées par l'uniforme se toisent respectivement avec mépris. Dans la Marine, les marins à croix de Lorraine, qu'on rencontre maintenant à chaque pas, n'entretiennent avec leurs camarades de la Marine d'armistice, qu'ils appellent, on ne sait trop pourquoi, les "moustachus", que de rares relations de service. On va aménager pour eux dans le port un bâtiment de commerce en hôtel flottant alors que les autres sont hébergés dans les services ou prennent leurs repas à l'Amirauté.

Un jour, un officier supérieur se voit contraint d'intervenir personnellement auprès du 1er Maître, chargé, à l'entrée de l'Amirauté de la police de la porte, breton entêté, qu'a profondément marqué la propagande du Maréchal; celui-ci refusait de laisser passer un marin porteur du vénérable insigne gaulliste, qu'il appelait, avec les matelots des ports africains, "le perchoir" (en riposte à l'appellation de "fer à repasser" donné par les soldats de de Gaulle à l' écusson figurant le francisque. Mais bientôt les mesquines querelles disparaissent; on n'osera plus au mess du Rowing-Club à l'Amirauté, railler les "gaullois" ou, dans les rapports de service, tenir tête aux Marins de la Marine libre. Car on sait que la puissance officielle est passée de leur côté et qu'il est extrêmement dangereux de se faire soupçonner de ne pas l'encenser. Dans les locaux de l'Etat-Major qu'une cloison de bois vient de séparer en deux, les chefs de service de la Marine libérée parleront bas pour éviter la moindre indiscrétion que pourraient recuillir les chefs de service de la Marine toujours libre. Lorsqu'ils aurant à annoncer à un de leurs subordonnés la désagréable nouvelle de sa disgrâce, ils mettent, avec un regard timoré à la cloison, le doigt sur les lèvres.

C'est en effet maintenant l'époque de la Vindicte sacrée, annoncée par le V de la B.B.C. Elle nait mystérieusement dans les hautes sphères et déverse en trombe sur tous les anciens serviteurs de l'Etat français, galonnés ou non, mais le plus souvent en proportion de leur élévation hiérarchique. Le souffle aigre et pénétrant de suspicion, comme une brise glaciale venue des côtes britanniques et répartie avec adresse par l'écran renforçateur du gouvernement provisoire, n'épargne personne.

Il y a dans le C.F.L.N et à l'assemblée consultative d'éminents juristes dont la première action de reconstruction française est l'édification d'un Code primitif où figure l'Indignité nationale - qui, heureusement, peut être limitée à un certain nombre de mois; ce qui est, on en conviendra, un déshonneur bien petit pour un macrobite! - Les commissaires aux départements ministériels annoncent avec orgueil à ce parlement consultatif le nombre imposant d'officiers généraux qui viennent d'être frappés, sanctionnés, retraités d'office, mis en disponibilité ou en "congé d'activité", c'est-à-dire, limogés d'une façon ou d'une autre. (2). Des "commissaires d'épuration" hâtivement désignés manient la hache à tour de bras jusqu'à ce que le danger national d'une démolition trop généreuse et aussi le scandale de trop nombreuses éliminations, révélatrices de rancune et d'arrivismes personnels ne mette fin à cette frénésie: Ce sera alors chaque ministère qui se chargera, plus discrètement mais avec aussi peu d'informations d'épurer ses propres ressortissants. Des séances entières de l'assemblée nationale algéroise sont consacrées à cette méritoire et glorieuse besogne. Elles se déroulent dans une ambiance altièrement justicière, fâcheusement aiguisée parfois d'un remuge d'allégresse sadique comprimée. Parmi les hommes politiques clairvoyants qu'un héroïsme bien compris poussa à la résistance hors de France, figurent, en tant que fervents de l'Epuration, de pittoresques silhouettes nées de la guerre: Au cours d'une séance particulièrement enthousiaste, on remarque un lieutenant-révérend père à la voix tonitruante et à la poitrine chargée de décorations.

Cet homme de Dieu, ce serviteur du doux Samaritain, s'écrie, une lueur trouble dans le regard:

"Nous voulons des poteaux et des cordes!"

Le bon public algérois ne s'amuse que modérément de ces hécatombes, qui ressucitent, pour sa passion enfantine d'amateur de drames joués par les personnages officiels, une sorte de Guignol rossant les autorités. Mais les familles des fonctionnaires - que menace principalement l'"indignité" - surtout des officiers - atteints dans leur carrière, leur modeste ménage, leurs enfants à élever dans une gêne qui n'ose dire son nom - sont, elles, consternées. Sans doute le haut grade, même dans une fonction auxiliare, est plus visé que le grade moins élevé, même dans une fonction de commandement - , car la sanction qui le frappe est plus marquante aux yeux du public et plus méritoire pour l' exécuteur. Mais beaucoup de modestes serviteurs dont le grade d'officier supérieur est plus doré que leur maigre bourse, trouvent place dans les charettes épuratoires.

Parmi ceux-ci, un certain nombre sont frappés de façon si inattendue qu'ils n'ont pas le temps d'apprendre la rouerie des gestes protecteurs! Afficher à temps son culte des nouveaux chefs, courber une échine complaisante, arborer le premier jour la Croix de Lorraine après avoir découvert un ami de l'autre bord pour se réclamer de son témignage moral à décharge. Saisir toute relation possible avec un puissant de l'heure. La phrase que s'entendent souvent dire par leurs chefs les menacés de sanction est celle-ci:

"Mon pauvre ami, vous avez des ennemis… Mais, voyons, ne connaissez-vous pas le général X, ou le ministre Z, ou le député Y…? Faites-vous donc recommander!"

Car les nouveaux princes, quoiqu'en général bornés, sont parfois bons princes; et les relations personnelles valent beaucoup mieux que le dévouement professionnel et surtout, surtout, le loyalisme mal placé!

Malheureusement, les grands chefs ne préviennent pas toujours les victimes, surtout lorsque la dénonciation est lointaine et anonyme; On ne sait jamais de quelles nouvelles éminences grises, souvent de deuxième zone, émane l' accusation et par quels détours compliqués une "mauvaise réputation" vous a été faite, outre Manche ou ailleurs.

Parmi les corps les plus durement frappés, la Marine française figure en première place. Les chefs les plus estimés sont éliminés massivement. Ce serait à désespérer de l'avenir de tous les corps, grands corps ou corps auxiliaire, si quelques très rares personnalités jouissant de la confiance de tous les officiers n'étaient heureusement exceptés, dont l'Amiral Lemonnier, belle figure calme et loyale de marin et l'éminent Amiral Jaugard dont la bienveillante autorité et la haute valeur technique se sont imposées aux nouveaux maîtres de l'heure. Lorsqu'on demande la raison de cette hécatombe, on s'entend dire que c'est "à cause de Darlan", le malheureux dauphin a, en effet, tellement casé de marins dans toutes les administrations, tellement voulu prouver que lui, "l'homme qui n'a jamais connu la défaite", avait fourni des adeptes compétents en toute matière et aptes à tout diriger, qu'on se venge de son usurpation du pouvoir sur tout ce qui porte un uniforme d'officier de marine. Ceci est d'autant plus révoltant pour ceux des marins de la Marine d'armistice, qui ne pouvaient le sentir et surtout pour ceux qui ne l'ont jamais approché!

Chose curieuse, la décapitation de la Marine par l'élimination de la plupart des officiers généraux en place perd entièrement son sens lorsqu'on considère la manière dont ils sont remplacés: Par leurs chefs d'état-major, leurs collaborateurs immédiats, leurs élèves préférés, leurs hommes-liges, leurs conseillers ou leurs admirateurs! Comment peut-on espérer ainsi realiser le but logique de toute Epuration, à savoir le changement de mentalité des dirigeants? De plus, un curieux hasard frappe de préférence les officiers, qui, restés sous Vichy par souci de servir du mieux possible n'importe quel gouvernement de fait, sont connus de leurs amis par leur démocratisme de caractère sinon d'opinion - car la majorité des militaires, étant apolitique, n'a pas d'opinion.

Par contre, elle respecte les personnalités qui ont, de tout temps, manifesté un goût certain de la domination autoritaire, le culte mystique du chef, le mépris du populaire, le snobisme corporatif, le préjugé raciste. Et cela ne s'explique pas seulement par le fait que les officiants de l'Epuration ne connaissent que par de vagues apparences ceux qu'ils épurent, qu'ils sont souvent impressionés par les rumeurs d'une réputation injustifiée, parfois calomnieuse et que leur bonne intention est desservie par leur élémentaire psychologie: Il semble que beancoup d'entre-eux soient, malgré leur prétention démocratique des fascistes honteux; et comme les loups, les fascistes, même démocratiques, ne se mangent pas entre eux…

Il n'en est pas moins vrai que ce massacre de lampistes, de chefs-lampistes et de non-lampistes accable d'honnêtes serviteurs du pays, coupables seulement de naïveté, de crédulité, de mauvaise information, de sensibilité à une propagande idéologique faussement patriotique (ou même comme Giraud, de ne pas se mêler de politique), a des conséquences contraires à l'esprit critique et à la dignité de l'Armée. A remarquer partout des officiers âgés et estimés, rendus à la vie civile, loin de leur pays, c'est-à-dire avec une petite mensualité qui n'arrive pas à faire vivre leur famille. On les rencontre dans les rues en veston élimé, à la recherche de quelque humble travail dont l' hypothétique rémunération leur permettrait d'adoucir la brusque réduction de leur vie matérielle, que nulle économie antérieure sur leur solde n'a pu limiter: vie à plusieurs dans une petite chambre d'hôtel, nécessité d'un seul repas par jour pour la femme et les enfants - Détails en eux-mêmes très supportables mais qui leur rappelle à chaque instant la terrible humiliation infligée à leur honneur, dans leur esprit et dans celui de leurs proches. Car leur misère est ressentie par eux comme une proclamation de cette indignité que leur être intime, pourtant, se refuse à admettre. Lorsqu'ils croisent dans la rue la confortable auto à fanion d'un camarade auquel la chance a accordé la disculpation sinon parfois le succès inespéré de carrière, ce n'est pas l'opulence de la fonction dont ils furent disqualifiés qui les navre mais bien le témoignage qu'ils en ressentent comme un choc douloureux de leur propre déchéance en valeur humaine.

Les uns se cachent. D'autres, la rage au coeur, inoculent par leur attitude à leurs fils une pieuse mais coupable révolte contre les dieux qu'ils ont adorés. D'autres cherchent à surmonter leur déception en ??? caustiquement les absurdités de l'époque. Un officier à cinq galons, que je rencontre dans la rue, ancien Président, d'ailleurs débonnaire, d'un Conseil de guerre, m'interpelle:

"Ils parlent de me mettre à la retraite sans pension. Ni les miens, ni moi n'avons un sou. Il ne me restera que la ressource de me mettre en tenue, avec toutes mes décorations et d'aller mendier aux portes."

Un de ses subordonnés qui avait toujours manifesté des sentiments pro-alliés mais qui requérait avec entrain sous Vichy contre les gaullistes, tout en s'efforçant ensuite d'adoucir leur sort, est en tôle, menacé de sanctions graves parce que son double jeu lui a valu la haine des deux camps. Un magistrat colonial, de tout temps scrupuleux, que sa mise brutale à la retraite a complètement détraqué, me confie qu'errant à l'aventure pour se distraire, il est pris soudain, en apercevant derrière les bibelots d'une devanture, le portrait du haut personnage étoilé à l'autorité duquel il attribue sa disgrâce, d'une envie de vomir. C'est assurément un malade. Mais ce curieux symptome et, pourtant, symboliquement, révélateur d'un certain esprit collectif des nombreux braves gens victimes de l'Epuration: l'écoeurement, que certains traduisent, faussement d'ailleurs, par la déclaration de se sentir "dégoûtés d'être français". C'est à ces banales réactions individuelles, que l'on comprend sinon le but conscient du moins l'effet de l'Epuration: Punir, Humilier, et nullement: Rééduquer moralement, redresser une mentalité collective déviée.

La cause première de ces fâcheuses conséquences d'une Epuration, bien entendu indispensable mais complètement ratée dans ses résultats, est qu'elle est inspirée par un désir de vengeance si pressant si émotionnellement impulsif qu'il atteint par ricochet non pas les vrais coupables - les tenants des collaborateurs en fuite avec l'envahisseur refoulé - mais la masse neutre ou inconsciente des victimes de la propagande du Maréchal: non pas les instigateurs de l'escroquerie collective mais les escroqués eux-mêmes! Il y a eu des épurations à toutes les époques, à tous les changements de régime. Mais les individus désignés l'étaient pour leur appartenance vraie au régime déchu, pour leur fidélité, leur foi, Roi, Empereur, République. Aussi la condamnation qui les atteignait était-elle pour eux, un honneur, un martyre, qui les exhaussait à leurs propres yeux. - Celle-ci frappe des français dans leur modeste honneur de patriote ou de citoyen, de français moyens, pour qui un général en vaut en autre, à qui le gaullisme n'apparait pas différent foncièrement du Vichysme, la question de la libération du pays mise à part, mais contre lesquels la suspicion qui les marque n'est qu'une prévention, affreusement pénible à leur conscience, d'infidélité à la Patrie. C'est là le drame des officiers de carrière, dont beaucoup paient de cette accusation à leur honneur, la faute d'avoir servi en Syrie, aux Antilles, à Alexandrie ou à Bizerte ou dans un ministère militaire de la Métropole… au lieu de s'être trouvé, avec l'heureuse complicité des circonstances, comme d'autres plus chanceux, à Brazzaville ou à Londres!

Un tel drame aura été un peu celui de toute la France; drame qui n'a absolument rien de commun avec celui de la servilité à l'égard de l'occupant ni avec celui du fascisme inspirateur de la "résolution nationale". Il n'a, certes, rien d'idéologique. C'est celui de la masse anonyme des citoyens sans éducation politique mais de bonne foi, qui, aspirant à l'ordre social et au travail, quoiqu'affolée par l'occupation, souhaitait intensément de minimiser le désastre, mais a dû subir la suggestion de chefs rivaux, génératrice d'une agressivité généralisée entre citoyens paisibles d'une même nation. Alors qu'il aurait fallu tout faire pour maintenir l'entr'aide entre zone occupée et zone dite libre et la solidarité spirituelle entre Métropole et Afrique du Nord, entre Métropole et colonies…

Déjà, à Ager, vers la fin de l'été 1943, on peut discerner les premières et tragiques conséquences de cette sotte haine entre français: Crise de dignité et d'autorité des dirigeants. Amoralité progressive déduite d'un manque de confiance dans les élites et d'une poussée réactionnelle d'égoïsme féroce. Démoralisation des jeunes qui méditent de s'expatrier, de se rétracter d'un pays ravagé par la discorde intestine pour s'isoler dans quelque laborieux exil ou pour fonder un foyer dans une nation sachant cacher ses tares et conserver intact le sens civique de ses membres. Chez les jeunes officiers, déception de constater que les vénérables principes traditionnels de la "possession du grade" et de l'autorité hiérarchique indiscutée sont désormais à la merci d'un gouvernement éphémère, d'une crise de commandement qui n'est pas du tout une crise sociale, voire même d'une médisance ou d'un hasard de carrière. Chez les jeunes, en général, constatation déprimante que le patriotisme n'est plus la valeur sacrée qu'on leur a inculqué mais un petit patriotisme de petit-bourgeois, incarné tantôt dans un maréchal, tantôt dans un amiral, dans quelque général ou dans quelques chefs de groupe ou dans quelque personnalité représentante d'une classe. Que la grandeur de leur pays est incompatible avec la médiocrité de ses dirigeants. Que la France qu'on leur a glorifiée comme une "nation de cadres" se présente à eux en l'apparence d'une foule d'agités, de partisans, de démagogues, de primaires et de sectaires; alors que le génie de son peuple, encore indispensable au monde, se consume et se consumera longtemps dans le creuset de la haine. (3)

Je dois partir en mission pour le Maroc. Je traverse une dernière fois Alger, maintenant pavoisé d'innombrables Croix de Lorraine; noble insigne, mais qui, aux yeux de beaucoup de français, semble aujourd'hui figurer une symbolique double potence. La foule des passants, en dehors des indigènes, est d'aspect guerrier. Le sexe faible lui-même participe largement à ce martial défilé: "nurses" américaines, trapues mais souriantes, marinettes au nez retroussé et charmantes dans leur tailleur bleu foncé; leurs officières, du genre matrone racée, coiffées d'un tricorne de style un tantinet maréchalesque. J'aperçois même une brave fille qu'on me dit étrangère et débarquée d'Angleterre, qui arbore sur un veston sombre la parure galonnéedes médecins de 2ième classe de la Marine française, le macaron à ancre piqué sur son feutre. Ce qui me fait sourire en pensant aux respectables chefs de service de santé de la flotte d'avant-guerre, tellement chatouilleux sur le recrutement de leurs corps, qu'ils hésitaient à admettre dans ses cadres de réserve d'éminents confrères titrés de nos Facultés de médecine…

A l'aéroport j'apprends une nouvelle série de disgrâces, qui affectent même de hauts personnages: Le sympathique et éminent Dr. Abadie, si apprécié de tous comme Commissaire à la Santé, est envoyé… en mission en Amérique et a dû céder prestement son hôtel du Boulevard Gallieni à son successeur. Je le retrouverai à Casablanca chez un ami inquiété comme ancien dirigeant de la Légion du Maréchal, au cours d'un cordial déjeuner médical d'où, heureusement seront bannies, dans une fraternelle réusion d'athées et de religieux, de libéraux et de marxistes, de vichystes et de gaullistes, les ignobles petites querelles à base de surenchère patriotique…

Au Maroc - comme ailleurs sans doute - même atmosphère de suspicion, de médisance, de potins venimeux qu'à Alger. Toutefois, dans cette contrée éloignée du centre de rayonnement des sectarismes politiques et des foudres gouvernementales, où la tradition du prestigieux fasciste Lyautey est restée vivante, elle est moins tragique. Les français marocains de vieille souche, dont la discorde civique n'a guère affadi le bien-être - résidence confortable, domesticité stylée, chère fine et cave à peine clairsemée - accueillent gentiment les épurés, endorment leur rancoeur dans de copieux déjeuners, consolent leur criante misère matérielle en leur glissant discrètement quelques billets. La calomnie s'attiédit en insinuations plus drôles que vraiment méchantes ou dangereuses. C'est à peine si quelques anciens légionnaires de Pétain, qui tenaient le haut du pavé, sont vraiment inquiétés jusqu'à perdre leur situation, tandis que beaucoup d'Israélites riches se félicitent tout bas d'avoir eu à subir quelques semaines de tôle sous Vichy - martyre bien léger qui leur vaudra toute une vie de triomphe sur leurs adversaires, eux, atteints pour toujours dans leur honneur et dans leurs moyens d'existence. De plus, la présence des officiers américains, bons garçons, qui se refusent à entrer dans nos vilaines petites histoires françaises, à leurs yeux parfaitement méprisables, réconcilie parfois des amis brouillés depuis que l'un est resté, par exemple, fidèle à son ancien chef, Noguès tandis que l'autre a mordu à la mystique gaulliste; A voir la consternation des libérateurs du Nouveau Monde lorsqu'ils assistent à une aigre discussion entre pétainistes et célébrateurs du "free french", on a honte et, pour la réputation de la France à l'étranger, on se tait.

Pourtant, dans ce pays prospère du Maroc, resté presque constamment à l'abri de la guerre, cette contagion, adoucie mais ??? de la dérive française apparait mieux dans son aspect absurdement et mesquinement démoralisant. Elle n'épargne ni les professions libérales, ni le monde ouvrier, ni les partis politiques, où chacun à sa fiche: Ancien P.P.F, ancien S.O.L., "sympathisant" à Vichy, cette sympathie étant diagnostiquée sur d'effarants indices: Comme un professeur d'Allemand de Bizerte qui s'était jadis laissé photographier un jour de carnaval en tenue à croix gammée, plusieurs universitaires sont inquiétés pour avoir dit leur intérêt littéraire pour Goethe ou Schiller - deux "nazis" pensaient leurs pauvres bougres de dénonciateurs. Le fait même d'avoir été en Allemagne comme touriste est une présomption de collaboration.

Ces stupides et minables expressions d'une propagande de désunion ne sont pas à l'honneur de la mentalité française dans l'esprit des Américains dont beaucoup sont de souche allemande et s'en vantent.

Heureusement, la bonne humeur française sait-elle tirer parti des plus affligeantes situations. Dans le petit mess du Cercle militaire réservé aux officiers généraux, dont les limogés chefs de famille touchent à Casablanca une solde de retraite de 6000 F par mois, dans les vastes brasseries de l'avenue de la gare, eoncombrées d' uniformes nouveaux de tout grade, dans les cossus appartements clos des médecins, des avocats et des brasseurs d'affaires, où l'on festoie au marché noir, des anecdotes qui, en temps normal, eussent paru d'une totale insignifiance, déchainent la gaieté, tant la sottise règnante appelle le besoin de rire: Un officier général en retraite vient d'arriver; le bruit court aussitôt qu'il a été mis à pied sans pension. Il est étonné d'être l'objet des plus touchantes avances: Mais celles-ci viennent des fidèles du Maréchal. Il ne tarde pas à savoir que cette flatteuse réception s'adresse à la méritante victime de l'Epuration qu'il n'est nullement! Furieux, il affiche publiquement ses opinions d'extrême-gauche, proclame ses amitiés anciennes avec les personnalités marquantes d'Israel, des Loges, des Droits de l'homme, des partis marxistes. Ses admirateurs alors l'accablent, annoncent qu'il a vendu son âme au Diable…

Et voici ce paisible citoyen à la recherche de la tranquillité, comme tant d'autres, happé dans la ronde des salisseurs de l'Epuration et des aboyeurs de la Libération.

Le médecin de l'Amiral Derrien se présente à l'Amirauté de Casablanca, où le commandant en chef attend philosophiquement les graves sanctions qui le menacent, pour avoir, obéissant servilement aux ordres de Darlan, ordonné de tirer sur les Américains. On apprend au Docteur que le général Giraud va être mis en disponibilité et que, de Gaulle, bientôt seul au pouvoir, les anciens emmurés de Bizerte vont être traités cette fois en boucs émissaires! Un officier supérieur informé le prévient charitablement qu'il serait prudent, quand il sera rendu à la vie civile, de s'abstenir de tout contact avec la Marine, par exemple, de toute aide gratuite à ses subordonnés… et qu'il ferait bien aussi de refuser le témoignage à décharge que l'Amiral de Bizerte lui demandera au moment de son procès.

Rien d'étonnant à ce débordement de haine sur ceux qui ont été les victimes toutes désignées, du complexe explosif d'infériorité des Compagnons de l'Epuration, (4) après avoir été celles, toutes désignées aussi, de l'escroquerie morale de Vichy.

L'Histoire de cette guerre contribue à démontrer que les hommes au jugement borné qui, à travers le monde, ont encouru la formidable responsabilité de semer la haine entre compatriotes sous prétexte de justice, recoltèrent la pourriture morale et civique - hélas durable - de leur nation.

 

 

(1) L'auteur de ce livre ne veut pas reproduire le très dur réquisitoire prononcé dans un livre récent par le Vice-Amiral Docteur, sur certains d'entre-eux comme un lieutenant de vaisseau de réserve, carme avant la guerre, devenu Amiral à 5 étoiles en 6 ans et comme un autre officier qui, ayant à Alexandrie en 1942, demandé à être naturalisé anglais, a connu un avancement foudroyant. Mais il ne peut que donner raison à l'ancien Commandant en chef de l'escadre de la Méditerrannée lorsque celui-ci écrit:

 

(2) "J'ai frappé haut et fort," affirmait dans un vibrant discours, en Janvier 1944, le parlementaire ("démocrate" de droite) chargé du Commissariat à la Marine. "Tous les Amiraux ayant commandé en chef au 8 Novembre ont été écartés. La moitié des officiers généraux de la Marine ont quitté leur commandement ou leur fonction…" On disait en France que notre pays était totalement occupé, une partie par les Boches, l'autre par les Américains; la proclamation du Commissaire d'Alger était un premier bulletin de victoire.

 

(3) A l'heure où l'auteur de ce livre écrit ce chapitre, les haines ne sont pas encore prêt de s'éteindre. "Deux Frances ennemies," dit E.Gilson, "s'affrontent encore, dont chacune ne plaint que ses captifs et ne pleure que ses morts…" Pourquoi, si ce n'est parce que la désunion a été cultivée non sur le plan des officiers mais sur celui de la protestation de l'honneur patriotique chez des honnêtes gens égarés mais nullement traitres à leur pays?

 

(4) On apprendra, après la guerre, que cette Haine venue d'un complexe d'infériorité n'aura epargné aucun de ceux que leur destin aura mis au premier plan de la rencontre de l'ancien régime avec les autorités de la France libre. Les récits des témoins des Antilles, d'Alexandrie, de Syrie, etc, concordent sur ce point. La publication du livre de l'Amiral Decoux et surtout des mémoires de Giraud ont suscité dans la presse les âpres et affligeantes discussions que l'on sait, chacun se prétendant plus patriote que ses contradicteurs. Il en faut retenir que les authentiques et héroïques compagnons de de Gaulle ne sont nullement en cause mais que "certains individus passés sous la bannière de de Gaulle" (dont H. de Monfreid dit qu'il seront un jour jugés par l'Histoire) "ont profité de toute la mauvaise foi des propagandes partisanes et des justices trop sommaires pour assouvir leurs haines personnelles et se substituer à une élite qu'ils enviaient sans chercher à l'égaler, qu'ils se ruaient à la curée aux cris de rénovation, épuration, démocratie, justice et liberté."
(Du Harrar au Kenia, à la poursuite de la liberté, Ed. du Triolet, Paris, page 87)

 

 

Déroulède chez Fathma Sordide Epilogue

 

 

Version : 07.12.2004 - Contents : Martine Bernard-Hesnard

Codewriter: Visual Basic Application - Programmed by : Marzina Bernez
Webdesign & Copyright : Marzina Bernez

URL http://bernard.hesnard.free.fr/Hesnard/Angelo/Bizerte14.html