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Chapitre XV
L'Histoire se passera des "Grands Hommes"

 

L'humble drame de Bizerte apparait, avec le recul des évènements, comme lourd de sens et, sans doute, chargé d'enseignement. Il ne fut nullement un acte notable de la guerre ni même une scène de la vie politique française, mais seulement un incident entre bien d'autres. Pourtant sa signification profonde dépasse la banalité des évènements, parce qu'elle révèle un phénomène social, étant révélatrice du malaise d'une époque et d'une nation.

Comme par une intention expérimentale du destin, un petit groupe de français quelconques, braves gens sans héroïsme ni lâcheté et entièrement étrangers à la lutte sociale, subissent brusquement un total encerclement par les hordes ennemies. Or ils ont été précédemment l'objet de choix d'une entreprise collective d'escroquerie morale, prêchant l'Expiation nationale, l'honneur et la dignité dans la soumission au vainqueur. Plus même, les autorités légales qui se chargeaient de cette besogne ont tenté de justifier pour eux un rapprochement avec l'envahisseur par l'irréalité terrifiante d'un nouveau spectre à l'Est de l'Europe ("Souhaitons la victoire de l' Allemange "disait Laval, légitimé par un glorieux Maréchal, "car sans elle le communisme s'installera en Europe") (1) Ainsi happés dans la ratière allemande et démoralisés par une telle escroquerie - qu'ils soupçonnent obscurément sans l'identifier - ces français s'isolent encore davantage en eux mêmes, à égale distance entre une révolte irréalisable et une collaboration qu'ils condamnent ou éludent. Leur seul contact avec l'ennemi est leur chef. Leur seul représentant aux yeux de l' opinion des autres français et du monde est ce chef. Ici commence le drame.

Ce chef est l'un des chefs estimés de notre Marine. Qui sont donc ces chefs?

Abstenons-nous de juger, faute d'information précise, le plus éminent d'entre eux, Darlan. Il parait n'avoir jamais eu d'idée sociale, de doctrine politique, de conviction idéologique ou philosophique dépassant en portée sa conception professionnelle du Commandement et sa fonction, amiral d'ailleurs avec maîtrise qui révélait une haute valeur technique.

Laval a prétendu le caractériser de façon simpliste par l'unique désir d'être un jour, lorsque les circonstances le permettront Président de la République (2) Il parait bien en tout cas avoir appartenu à cette classe de militaires dont W. Churchill a écrit:

"Il est toujours dangereux pour des soldats, des marins ou des aviateurs, de se mêler de politique. Ils entrent ainsi dans un domaine où les valeurs sont tout-à-fait différentes de celles qui leur sont familières…"(3)

Ceux dont le nom est cité dans ce livre, comme la plupart de ceux qui ont été frappés ailleurs par l'Epuration, étaient des chefs sévèrement selectionnés d'après leurs qualités militaires et morales, rompus à la plus exigeante des disciplines, courageux physiquement et résolus à faire, en soldats, le sacrifice de leur vie. Certains d'entre eux, même, exerçaient leur fonction militaire à la manière d'un sacerdoce intégrant la Marine dans la Patrie - ou, pour quelques-uns peut-être, la Patrie dans la Marine - A ce culte sacré ils se consacraient corps et âme, plaçant l'honneur de servir au-dessus de tout: famille, vie personnelle, bien-être matériel, sensualité, humble joie de vivre ou devoirs civiques. Au point de se comporter sous l'uniforme comme de véritables moines d'un ordre guerrier, se gardant purs pour la gloire des armes. Ils étaient donc, indiscutablement, de grands patriotes.

Mais leur patriotisme avait quelque chose d'abstrait et même d'inhumain. Essentiellement mystique et sans attaches avec la vie concrète et même leur milieu national, il restait au-dessus de la conscience sociale. Mélange d'orgueil sacré, de fureur religieuse - pas toujours confessionnelle - et de culte traditionnel de l'Action en soi, il inclinait dans sa transcendance dédaigneuse des réalités humaines, à une ignorance des problèmes pratiques, très graves, qui surgissent à chaque instant dans la vie des sociétés. Ignorance frappante chez des individus souvent cultivés, parfois érudits en histoire ou artistes et qui les isolait, depuis le commencement même de leur carrière, du monde des affaires, de la lutte pour l'existence, des revendications de la population laborieuse et de leurs causes économiques, pour tout dire: du peuple. Elle s'exprimait notamment par un total désintérêt de ce qu'ils appelaient avec mépris les jeux de la politique, sans comprendre que derrière l'irrationnel, difficilement intelligible et maniable de la technique ou de la pratique politiques il y a une science objective de la politique et que derrière les convulsions émotives de la foule, il y a la sagesse et le droit des peuples.(4) Favorisé par la règle militaire: "Pas de religion, pas de politique", édictée par la crainte de l'indiscipline, ce dédain de la chose publique leur imposait une réelle indigence d'opinions quant à leur rôle de citoyen. Seules, de vagues tendances politiques modérées ou surannées - une aspiration monarchique chez quelques uns, chez les autres une obscure démocratie chrétienne ou un radicalisme conformiste bon teint - se faisaient parfois jour dans leurs critiques sans indulgence des autorités du jour, à base de mépris courtois à l'égard des ministres et des parlementaires. Quant au problème marxiste, il leur échappait totalement, le communisme étant traditionnellement identifié par eux au type même, en milieu militaire, du romantique et dangereux meneur, poursuivant quelque énigmatique projet de sabotage et d'anarchie!

Cette mentalité, honorable en soi, admirable même chez certains sur le plan d'un certain ideal de patriotisme mystique qui fit jadis la gloire de la France - nos conquérants coloniaux d'avant le colonialisme, le père de Foucault, les héros des guerres maritimes passées, etc - qui explique jusqu'à un certain point l' étonnante diffusion dans les états-majors du catéchisme primaire de Vichy. La doctrine simpliste et vertueuse de retour social à une bourgeoisie distinguée et bonnassement autoritaire, si elle choquait assez les officiers de carrière de l'armée par la multiplication abusive, sous Darlan, des postes de direction et d'administration où il casait ses amiraux, devait conquérir assez facilement beaucoup d'officiers de carrère de la Marine, qui virent, avec une complaisance attendrie, la nation en guerre transformée en un gigantesque bâtiment de la flotte. Ce qui les aidait à endormir leur esprit critique concernant les conséquences, elles, beaucoup plus dures à admettre d'une telle doctrine - en elle-même assez sympathique dans sa paisible passivité - sur un tout autre plan: celui de la collaboration avec l'occupant.

Car la Collaboration, révoltante pour l'immense majorité d'entre eux, que leur conscience patriotique familiale et traditionnelle avait dressés à la haine, non du nazisme, mais du type zoologique dit l'Allemand, était prescrite par leurs chefs eux-mêmes. Ceux-ci, dans leurs homélies embarrassées, recouraient constamment à l'argument péremptoire de la Discipline et de la Foi patriotique. Parce qu'eux-mêmes, ces chefs étaient asservis à cette Discipline. Et cette Discipline était une obédiance mystique, fatal corollaire de leur patriotisme personnel, tel que nous venons de le définir: Un patriotisme inhumain, détaché de la conscience populaire, qu'il ignorait et transcendé abstraitement en un idéal devenu, dans le monde présent, inauthentique. Pour tout dire: un patriotisme arriéré de milieu restreint, de groupe social, de classe.

Si en effet une telle conception du devoir militaire, déduite d'un patriotisme profondément sincère mais répressif et désinséré de ses fondements sociaux, est sans conséquences funestes immédiates en temps de paix, dans une nation de structure bourgeoise qui s'honore de la discipline muette de ses élites militaires et qui pare ses rivalité politiques et ses entreprises économiques impérialistes de l' héroïsme individuel de ses conquérants, elle apparait soudain catastrophique dans les remous sociaux d'un conflit mondial. Car elle conduit alors chacun des chefs, grands ou petits, lucides ou illusionnés sur eux-mêmes à s'intégrer aveuglement dans une étroite structure de groupe. A s'engager dans une solidarité de corps ou de caste qui n'est qu'une identification personnelle à un chef hiérarchique dont chacun partage, en participant au prestige qu'il lui confère, un peu de l'instant de puissance. Ce qui l'exalte et l'exhausse lui-même, mais non dans le devoir social ni même patriotique, comme il le croit: Dans la célébration individualiste de sa propre vanité personnelle.

Ici la rupture entre le bien commun et la mystique du Chef se déclare. Ici coïncident, loin de la voix de la Nation, la soumission monacale et l'obéissance militaire, dans le sacrifice de l'homme à son chef: Perinde ac cadaver.

Cette abdication de l'homme social au profit du militaire qui est en lui identifié au militaire qui le précède hiérarchiquement et le relie à l'autorité suprême, rend compte de l'attitude des chefs responsables plus haut cités:

Amiraux de Vichy implorant et vénérant le grand chef miraculeux, Aupher invoquant les chemins de la Providence et la foi du charbonnier, Esteva anglomane et germanophobe se soumettant pourtant soudain aux injonctions sectaires de Pétain, Derrien, plus méfiant mais laissant passer la minute de son destin pour chercher anxieusement, dans le flot des messages incertains, le chef désigné par son devoir de discipline.

Tous de bonne foi et avec une ferveur patriotique dignes d'un meilleur sort, ont ainsi aggravé et diffusé le désarroi, la confusion, l'anarchie émotive des consciences d'où s'est affirmée autour d'eux la démission de la France.

Mais ce drame moral de la nation française a une suite, de même signification. Et celle-ci transparait au travers des minces évènements qu'on vient de lire - comparables à ce point de vue à tous ceux qui ont marqué, dans le monde, en Syrie, en Egypte, en Ethiopie, aux Antilles, en Indochine, etc - la liquidation du régime de Vichy. Il s'agit de l'intervention de ce qu'on pourrait appeler le "complexe gaulliste".

Ce phénomène psychologique a lui aussi ses causes sociales, qui se confondement lointainement avec celles du césarisme sénilement parternaliste dénoncé plus haut. Derrière son aspect de courageuse et véhémente opposition à la doctrine d'obédience mystique qui menait à la servilité à l'égard de l'ennemi, il apparait comme dérivé d'un autre césarisme, plus caché, à base de grandeur nationale, mais qui n'est, lui encore, qu'une néomystique du chef.

On se rappelle sa glorieuse naissance: Un désastre militaire imprévu et humiliant s'abat sur la France. Un vieux Maréchal fatigué mais couvert d'une gloire consacrée fait pleurer d'attendrissement les familles bien pensantes. Un Amiral sans popularité le suit dans l'entreprise politique insensée d'une révolution antidémocratique. Voici que cet étrange tandem, poussé par un politicien honni dans la masse populaire heurte la conscience nationale en se prosternant devant l'envahisseur. Alors se fait entendre de Londres, la grande voix, indignée et impérieuse, d'un Général, dont le prestige nouveau rallie progressivement l'immense majorité de ses compatriotes. Après des années de torture morale, le pays confirme sa clairvoyance: et l'homme apparait, grande figure historique, comme celui qui symbolisant la Résistance puis la Victoire va réaliser l'union tant souhaitée de tous les français… Or il reste hautain, isolé, ombrageux, comme Nietzsche poète, "il se sent chez lui sur les cîmes". Il décourage les alliés durant la lutte, répugne à contacter et à guider les humbles, qui, prévoyant la Libération, traivaillaient obstinément à la préparer. Déjà un obscur instinct de défense, éveillé par quelques rumeurs qu'ils espéraient calomnieuses, mettaient en garde quelques uns de ceux qui attendaient jadis de loin son triomphe, contre la réapparition d'un chef providentiel. Bientôt des faits sont révélés, qui aggravent ce malaise:

Absence de liaison avec les Américains. Ignorance systématique par le Libérateur de la Résistance métropolitaine. Humiliation des patriotes sincèrement démocrates à Londres, intrigues haineuses autour du grand chef, tranchant et inaccessible. Présence autour du nouveau Maître mystique de réactionnaires de tout accabit et peut-être de cagoulards. Obsession manifestée chez ses compagnons de gloire, de la prise du pouvoir malgré un respect apparent de légalité (qui manquait à Vichy). Dénonciation courageuse par l'Amiral Muselier, démocrate et réaliste, des aspirations dictatoriales du général…

L'arrivée en Afrique de Nord des hommes médiocres, mués en justiciers, qui se réclament de sa personne est un désastre pour la concorde nationale renaissante. Elle déchaine une fureur vengeresse sans grandeur, qui démolit sans reconstruire, qui fait payer l'escroquerie morale de Vichy aux escroqués, qui s'acharne sur certains inoffensifs dont les opinions rejoignent pourtant les aspirations progressistes de la Résistance du territoire et épargne certains autres très compromis mais chez lesquels les Compagnons de l'Epuration reconnaissent instinctivement leur propre comportement; Celui de l' éternel fasciste, dont le tempérament est le même quelle que soit sa patrie et quelqu'ait été le camp où l'a fourvoyé, en guerre, sa hantise de puissance mystiquement autoritaire. Germe désormais exalté de division des français et dont résultent l'écoeurement des jeunes, et non seulement la rancune définitive d'une dizaine de milliers de familles, mais le dégoût chez tous les citoyens de la "République"; bref, la démoralisation civique. Et c'est là l'équivoque du phénomène gaulliste ou s'il l'on veut, le germe du complexe gaulliste (bien différent du gaullisme non politique qui fut, durant l'occupation, la grande espérance française). Expression exacerbée par ses premiers et cuisants échecs dûs à l'indigence du jugement de Vichy, puis légitimés par sa clairvoyance, du même esprit de caste et du même idéal autoritaire que celui de ses premiers adversaires. Car il inclut une contradiction que son légitime triomphe par la victoire ne peut résoudre: Une énergie patriotique à courte portée qui, par une fatale contrainte de répétition, tend à reproduire l'erreur qu'il a lui-même combattue et annulée.

Le but très noble du gaullisme première manière, du gaullisme de guerre était, en effet, le non-renoncement à la lutte, la préparation acharnée de la revanche, l'expulsion de l' envahisseur hors du territoire de la patrie et l'extermination de l'ennemi avec l'aide des Alliés. Noble intention! Mais après?
Le gaullisme eut le tort de s'arrêter là. Or le but de la guerre, dévoilé par l'analyse rationelle des évènements dans la perspective de l'Histoire et par le sûr instinct populaire, n'était pas cela. Il était bien plus loin: Il était la destruction non d'un envahisseur quelconque mais d'un système social de barbarie - hitlérisme et fascisme - dressé en danger colossal au milieu d'une Europe pacifiste, carrefour du monde civilisé. Or, la paix revenue, voici que de Gaulle se dresse seul contre les nouvelles institutions démocratiques. Il s'irrite de voir le peuple français qui n'a plus la mémoire courte, et rebelle à un renouvellement autour d'une nouvelle foi dans le Chef suprême, refuser le don qu'il propose de sa personne. Il dénonce comme non-patriotes et même "séparatistes" ses concitoyens soulevés par l'espoir du marxisme. Militaire dans l'âme il se croit chargé de missions sociale; mais il propose un programme réformiste qui renouvelle de bonne foi les vieilles conceptions hiérarchisées et philanthropiques du Travail, caricatures usées des syndicalismes. Ses entités de combat sont, à peu de chose près, les saintes entités mystifiantes de Vichy, simplement retournées face à l'ennemi, comme la sainte Jeanne d'Arc de la propagande du Maréchal passée à la propagande de Londres.

L'affligeante dépersonnalisation d'un héros militaire mué en chef politique d'un "parti de sans-parti" confirme finalement la discordance entre une personnalité représentative d'une structure sociale surannée de classe et l' élan irrésistible du progrès social.

Le complexe gaulliste, issu d'un sursaut bienfaisant de patriotisme populaire français humilié, devait donc fatalement, la guerre une fois terminée, exploser en revendication vengeresse, origine d'une désunion éternelle entre français, puis connaître la stérilité. Car il ne s'intégrait nullement dans une étape possible de la destinée des peuples, dans la perspective ouverte de l'évolution des masses, de plus en plus éduquées et désormais accessibles aux lumières de la conception scientifique du monde. Car il ignorait la signification des évènements qui l'avaient lui-même déterminé. Or, si la plus haute vertu du temps de guerre est peut-être, selon le mot de Péguy, l'inconnaissance de demain, une telle myopie de l'avenir social est, en époque normale, une tare irrémédiable; car elle retarde, chez le peuple convalescent, une indispensable et réconfortante prise de conscience: l'intuition, puis l'analyse raisonnée des causes économiques de la guerre, réfractées en théories mystificatrices dans le cerveau superstitieux des doctrinaires.

La leçon à retenir de l'humble drame de Bizerte est simple. Elle parait pourtant, s'imposer d'urgence, à une époque où tous les peuples du monde se rangent, dans une gigantesque aimantation des cerveaux, en deux blocs de puissances capables chacune de détruire l'autre et poursuivant fébrilement leurs armements parallèles. Au moment où - la peur grandissante poussant à son comble la confusion des esprits - l'un des deux adversaires s'estime menacé dans sa puissance matérielle dont il justifie la coupable acquisition par un attachement aux plus vénérables traditions; alors que l'autre, impatient de l'avenir, est surtout puissant par l'Idée de progrès social qu'il incarne: Déconcerté par cette menace abstraite de la lutte idéologique, à laquelle il ne peut opposer que l'action militaire, le premier tend à attaquer le second par peur d'être attaqué lui-même…

Une telle leçon consiste à comprendre l'une des grandes nécessités de la logique de l'Histoire: La destinée du monde n'appartient pas aux individus dits chefs, mais au Peuple, au peuple de toutes les races et de toutes les nations. Utopie encore aujourd'hui mais qui, visiblement, s'incarne déjà et commence à vivre.

La plupart des souffrances morales de la récente guerre - à base de culpabilité et d'accusation imaginaires, de haine contagieuse et de terreur affolée - furent suscitées par des décisions émanant d'individus ou de groupes, soit guidés, lucides, par de sordides intérêts d'argent ou de vanité, soit ballottés, inconscients de leurs responsabilités ou mystifiés par leur rêve d'un autre âge, par des évènements trop grands pour leur frêle conscience individuelle. Cette guerre n'a-t-elle pas offert au monde le spectacle d'une agitation étrange, au premier plan de la tragédie d'un certain nombre de personnalités hétéroclites et nullement qualifiées pour le rôle qu'elles prétendaient assumer: officiers aux manches étoilées, hauts fonctionnaires, grands actionnaires, politiciens de carrière, financiers à puissante influence clandestine, etc? Mais parmi ces grands ou petits maquignons de la patrie, agissant plus ou moins isolement ou par ilôts, on n'apercevait pas le seul personnage qui eût dû être appelé à donner son avis sur les buts et la conduite de la guerre: le Peuple de France. Pas le fantoche au nom duquel on a beaucoup parlé, mirage jailli de la lanterne magique de quelque illusionniste de l'idéalisme politique. Mais le vrai, celui des masses populaires de la république des travailleurs, des organisations du travail, des intellectuels sincères, des ouvriers et des paysans.

C'est pourquoi il faudrait, jusqu'à une entente, intensément désirée par tous les peuples, prenne corps entre les blocs de nations en délire d'armement, organiser résolument dans notre pays une armée non plus en dehors de notre peuple à nous mais identifiée à lui; et cela non dans une obstruction sociale de classe mais dans une structure unitaire. Il ne faudrait plus - au cas où une impensable fatalité inclinerait l'humanité au suicide planétaire, et où l'on devrait tenter d'arrêter cette ultime catastrophe par les armes - permettre aux hommes d'argent, trop conscients, ou aux illuminés, mystifiés, de camoufler sous les oripeaux d'une croisade dite spirituelle, une sordide entreprise capitaliste. A des maréchaux, amiraux et généraux de s'injurier par la voix des ondes pour mieux entrainer, finalement, dans une accumulation d'équivoques et d'escroqueries idéologiques, la discorde généralisée des citoyens d'une même nation. Nouvelle et dernière crise, mortelle pour leurs patries, qui aboutirait à une psychose épuratoire terminale, exterminatrice des lamentables survivants des massacres superposés d'une guerre mondiale et d'une guerre civile!

Un tel espoir n'est pas une vision qui hante le rêve humanitaire d'un philosophe méditant sub specie aeternitatis: Bien des indices, en effet, font préssentir, depuis que les dernières convulsions de la récente guerre paraissent apaisées, le reflux de cette force humaine sans cesse contrariée mais toujours en expansion croissante qu'est la raison. Non certes, la Raison pure, valeur abstraite, mais la raison concrète, cet harmonieux mélange de sagesse et de sens humain qui a donné au peuple français sa tradition révolutionnaire et sa fonction mondiale d'expression des droits et devoirs de l'homme. L'immense protestation populaire qui se fait jour depuis peu contre les menaces d'une nouvelle guerre dont les préparatifs tendent à faire de notre pays le noeud vital du monde, le centre même du cataclysme, parait bien être le premier réveil de ce qui subsiste de saine raison dans notre univers déchiré. Sursant de bon sens de notre peuple de France qui, refusant d'être mystifié plus longtemps, comprend qu'on cherche à l'entrainer dans une nouvelle catastrophe dont il sera encore la victime et dans une entreprise d'autant plus absurde qu'elle serait contraire à ses plus profondes aspirations.

Mais la révolte des esprits et les manifestations spectaculaires en faveur de la Paix ne suffisent pas. Il faut lutter contre le virus tenace, exalté par les haines de guerre, de la désunion des forces populaires dans chaque nation et des nations, devenues des démocraties populaires, entre elles. La paix ne peut résulter d'aucune autre chose que de l'union des travailleurs de tous les pays, laquelle exige une analyse froide et pénétrante de toutes les oppsitions à cette union, oppositions tant internationales que nationales. Internationalement, oppositions pseudo-doctrinales qui cachent des retours aux mystiques patriotiques et aux individualistes autoritaires qui les personnifient. Nationalement, oppositions entre partis politiques ou groupements idéologiques dont les uns sont arrivés à comprendre que la Paix est fondamentalement conditionnée par l' organisation scientifique de la société humaine, alors que les autres restent esclaves, même dans leur culte proclamé de la Liberté et des valeurs spirituelles théoriques, des superstitions millénaires. Or, sur ces deux plans, le préjugé le plus dangereux et le plus tenace est peut-être la Mystique du Chef.

Assurément, les masses ont encore besoin, surtout dans certaines régions du monde récemment libérées des théocraties et des tyrannies révolues, de vénérer des chefs. Assurément, dans tous les pays, la faveur populaire tendra toujours à acclamer des dirigeants qui auront, par leur action personnelle, bien mérité de la Patrie. Mais que ces personnalités soient choisies parmi les élites d'une société sans classe, d'une société de travailleurs et librement désignées par la communauté. Que ces représentants du peuple soient les plus zélés et les plus désintéressés de ses serviteurs, et non des idoles offertes à une foule anonyme et suggestionnable par un lot de sectaires, médiocres, illuminés, roublards ou serviles.

L'avenir du monde est à ce prix: L'Histoire doit se passer de "grands hommes" au sens mystique, c'est-à-dire issus de superstitions archaïques ou de la tradition romantiquement idéaliste du Surhomme: aventuriers fondateurs de sectes, chargés de mission divine, personnages sacrés, parvenus mégalomanes, dictateurs de tout acabit, même embourgeoisés ou romancés par l'"Appel au Soldat".

Il est grand temps d'imposer silence à la foule et à ses meneurs. Grand temps de faire place au Peuple… De la réalisation de ce voeu, qui est celui de l' humanité d'aujourd'hui, dépend la grande espérance de Jaurès, celle qui mène vers l'organisation unitaire de la société des hommes: l'
Internationale des Patries.

 

(1) Souhait aujourd'hui fatalement renaissant sous la forme d'une nouvelle croisade antibolchévique au service du même patriotisme mystique et des mêmes "valeurs spirituelles" (occidentales) par les héritiers de l'idéologie vichyste.

 

(2) "Laval parle" (à l'enseigne du Cheval ailé) p. 133

 

(3) W.S. Churchill. La deuxième guerre mondiale, I, Trad. Plon 1948 - Le vice-amiral Docteur a, depuis, précisé la personnalité de Darlan, quoique son amitié pour lui l'ait incliné à glisser sur les insuffisances de Darlan homme d'Etat. De plus, étant lui-même un chef militaire, il n'a pas vu dans Darlan l'essentiel: le produit d'un milieu et d'une époque; d'une nation de classes sociales. (Docteur, l'Enigme de Darlan, E. de la Couronne)

 

(4) La contre-partie de cette tare (de l'esprit de caste), était, il faut le dire à l'honneur de ces hommes, leur pureté morale. On peut affirmer que des chefs comme Esteva et Derrien n'auraient jamais consenti, malgré leur candeur, à des compromissions comme celles qui font aujourd'hui parler du "scandale des généraux."

 

Sordide Epilogue

 

 

Version : 07.12.2004 - Contents : Martine Bernard-Hesnard

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