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Chapitre XIV
Sordide Epilogue

 

Le climat moral de l'Afrique du Nord s'est singulièrement refroidi depuis le départ du général Giraud. Chez les malheureux emmurés de Bizerte l'allégresse de la Libération a fait place à une amère consternation. Non seulement rien n'est fait pour leur tenir compte d'avoir vécu sans défaillance leur enfer de six mois sous la botte allemande et les bombes alliées, mais toute leur énergie dépensée à préserver un petit territoire français de l'emprise mortelle de la Wehrmacht est oubliée dans la honte. D'avoir durement maintenu leur indépence, d'avoir donné, face aux boches, l'exemple du calme, du labeur et de l'espérance nationale apparait désormais à la foule d'Algérie, restée, elle, à peu près entièrement à l'abri, comme une espèce de collaboration! Une malédiction désormais pèse sur eux, un Tabou qui, prononcé à distance par les nouveaux puissants, les marque - comme les sauvages du Pacifique, après une expédition de l'ennemi - d'un contact infectieux mais chez eux indélébile, avec les occupants aujourd'hui disparus.

Il ne peut y avoir pour eux d'Epuration à proprement parler; puisqu'on ne saurait retenir contre l'immense majorité d'entre eux de relations comparables, même de loin, à celles des "révolutionnaires nationaux" de Tunis avec les Allemands. Mais le discrédit moral qui s'abat sur eux de la capitale algérienne ne leur en est que plus douloureux. Enquêtes sévères, interrogatoires minutieux, dénonciations calomnieuses, déplacements inattendus, menaces de sanction - le plus souvent voilées ou exécutées maladroitement et comme avec des remords de la part des autorités qui les ordonnent - se succèdent, dont l'effet est de faire toucher du doigt aux intéressés ce qu'ils avaient entendu dire sans vouloir y croire: Que des français humilient des français; Qu'une nouvelle et étrange forme de rénovation nationale consiste, pour les rénovateurs, faute de ne pouvoir encore punir l'envahisseur en assurant sa destruction, à proclamer traitre le compatriote resté, par un pénible devoir, à son poste durant l' occupation.

La honte n'épargne que peu d'entre eux, des officiers supérieurs aux simples plantons. Des matelots dont le vêtement s'est réduit à un short et à une chemise abandonnés par l'allemand en fuite, se voient refuser du pain et un gite la nuit lorsqu'on apprend dans les fermes algériennes, qu'ils viennent de Bizerte. On les traite de "boches", on les montre du doigt en les injuriant. Dans les ports, les officiers supérieurs en mission, heureusement réconfortés par des camarades informés, ne sont pas reçus par certains de leurs supérieurs, qui les traitent avec mépris. Un officier général, chef de service, allant prendre des ordres à Alger, entend son nom au premier étage d'une palais arabe réquisitionné et prête l'oreille: On le traite de "collabo"; et un jeune officier supérieur se réjouit d'annoncer à ses camarades que ce chef de service va être limogé, ce qui, à un moment décisif de sa carrière, le privera de tous les honneurs auxquels le prétentieux et naïf justicier l'imagine sensible. Effectivement, quelque temps après, l'intéressé apprendra par le Journal Officiel, et sans même avoir été appelé à se justifier, sa disgrâce - reçu d'ailleurs par lui avec une immense satisfaction, celle que procure l'évasion hors d'un milieu à l'étouffante sottise.

Le service de santé de Bizerte, très jalousé pour son importance, sa popularité et son rendement incontesté, est probablement visé. Médecins et infirmiers n'ont ni achevé de grands blessés allemands ni pratiqué sur eux clandestinement d'expériences de vivisection ou d'infection expérimentale: Aux yeux de certains nouveaux imbéciles, ils ont donc démérité! Car la phrase célèbre de Pasteur, que leur chef leur a souvent rappelé (On ne demande pas à un malheureux: De quel pays ou de quelle religion est-tu? On lui dit: Tu souffres, cela suffit. Tu m'appartiens et je te soulagerai"), figure bien dans les nobles enseignements humanistes que prodigue la nouvelle Radio; mais elle est dépourvue de sens pour les sectaires. Et comme on ne peut décemment pas accuser le personnel sanitaire de s'être conformé à la règlementation internationale de Genève, on s'acharne sur lui avec des prétextes empruntés à la médisance anonyme. Alors que, peu après la Libération de Bizerte, des officiers de marine, dont le service fut actif au temps de l'occupation, se voient proposer de beaux commandements, les médecins sont tous inquiétés. Il faut des victimes ornées de nombreux galons, même aggrémentés de velours grenat. Les leurs font nombre, dans la proclamation démagogique des sanctions. Des moins gradés parmi les plus dévoués et les plus méritants, verront leur carrière militaire sacrifiée et, de longues années après la guerre, resteront en butte à l'inexplicable acharnement des nouveaux supérieurs médecins, au jugement borné et bien connu comme tel, qui se vengeront sur eux de vielles blessures personnelles d'amour-propre, infligées pourtant par des autorités non médicales et dpuis longtemps disparues.

Chose assez naturelle, la vague de prudence défensive et de vanité résistancielle qui déferle sur toute l'Afrique du Nord a gagné la population de Bizerte, jusqu'alors sans méfiance. Des quantités de gens, surtout parmi les civils, se découvrent des titres:

Les uns se sont installés durant les hostilités dans quelque lointain gourbi par pur refus patriotique de travailler avec les Allemands. D'autres rappellent qu'ils écoutaient à toute intensité en narguant l'occupant les fières émissions de la B.B.C., ou qu'ils tenaient d'héroïques propos condamnant la conduite de leur Amiral, ou même qu' ils avaient favorisé l'évasion de quelque prisonnier anglais...

Dans ce monde microscopique de Ferryville, où, malgré les potins, plus cocasses que méchants, tous se serraient les coudes durant l' occupation, le ferment de la désunion a fini par s'infiltrer, venu d'ailleurs. On commence à se soupçonner, à s'accuser, à se détester. On fait disparaître les photos des anciens chefs les plus estimés, par peur d'être soupçonné de les regretter. Le complexe anglo-algérois de la discorde y refleurit en minable rejeton.

De Bizerte au Maroc, désormais, s'est développée une vague contagieuse de Médisance. Dans la Marine où, de mémoire d'homme, il n'y a jamais eu de mouchard, il en apparait ça et là. Des officiers de passage à Alger constatent à leurs dépens que parmi les désopilantes et très libres conversations qui, comme à bord des navires de guerre, égayent les repas en commun, au Rowing-club, mess des officiers de l'Amirauté, toute plaisanterie qui n'est pas du goût des nouveaux puissants, est rapportée, après dramatisation, à certains services du Commissariat à la Marine du gouvernement d'Alger. Un médecin-psychiatre qui avait plaisamment attribué certaine fièvre d'épuration à une psychose collective, en enchaînant d'un rapprochement émis devant lui par un joyeux convive, haut fonctionnaire, entre le Comité de libération nationale et le Conseil municipal de Gonfara, fait l'objet, dans les jours qui suivent de la très grave mesure appliquée au Commandant en chef de l'escadre française qui a tiré sur les Américains:

l'interdiction de résidence dans les ports!

Il faut toute l'éloquence des officiers qui en sont officiellement informés, pour faire saisir à l'autorité supérieure le ridicule de cette décision qui est finalement annulée.

Comment, en effet, les autorités civiles, dont certaines sont issues de la plus authentique Résistance, pourraient-elles mettre en doute ce que de jeunes militaires dont la frêle silhouette s'adorne de nombreux et larges galons, en qui ils ne peuvent avoir que toute confiance, leur rapportent comme des paroles sérieusement et effectivement subversives?

Cette crédulité à la médisance, cette bonne foi surprise par des propagations passionnées de nouvelles à base d'interprétation, fait partie de la mentalité régnante, comme la prévention hostile ou l'extrême méfiance à l'égard de tous les chefs militaires ayant eu la malchance de servir sous Vichy, et aussi le malaise superstitieux touchant la mémoire des grands chefs responsables. Un haut personnage n'a-t-il pas menacé de sévir exemplairement le jour où il aperçut à Alger un brave matelot briquer, par consigne de propreté, la porte métallique du modeste tombeau gazonné de Darlan? Un jeune et brillant amiral ne sera-t-il pas, dans quelques mois, limogé pour avoir renouvelé, sans y prendre garde, l'information annuelle d'un service religieux à la mémoire de l'ex-amiral de la Flotte? On dirait que le gouvernement micro-bonapartiste d'Alger a peur des cadavres.

L'année 1943 s'achève pour les Bizertains, dans une rancune irrémédiable qu'adoucit heureusement la perspective de la libération du territoire de la patrie, qu'ils veulent espérer plus radieuse que leur libération à eux, tant désirée mais si fâcheusement pourrie par la plus cuisante des désillusions. Beaucoup d'entre eux, disseminés dans les ports d'Afrique (dont le personnel, lui, n'a guère connu de la guerre et rien de l'occupation), tentent d'oublier leur rancoeur dans l'application fervente aux banales tâches quotidiennes.

On leur dit qu'une Commission d'enquête s'est constituée à Alger pour rechercher les responsabilités du drame de Bizerte. Les conclusions de cette commission sont bientôt connues: La responsabilité lui semble partagée entre: l'Amiral Darlan, pour avoir, le 11 Novembre 1942, évité ou négligé de prendre en mains les pouvoirs complets, dans l'attente de l'arrivée du général Noguès; le général Noguès pour avoir laissé entre le 11 et le 13, étant partisan de la neutralité, ses subordonnés sans ordre; Le Préfet maritime de la IVème Région à Alger, qui a transmis, dans un moment critique, ses pouvoirs à l' Amiral Derrien, et enfin, Derrien, lui-même, qui laissa passer son heure par hantise d'obéir à une autorité légitime qu'il n'arrivait pas à identifier.

Mais bientôt le bruit se répand que l'Amiral Derrien, prisonnier à bord du yacht "Girondia" à l'Amirauté d'Alger, va être jugé. (1) Toutefois, le procès tarde. Il parait qu'après le coup de massue épuratoire qui a d'un seul coup volatilisé presque tous les amiraux en place, on ne trouve pas, parmi les rares survivants, un officier général de son grade volontaire pour cette triste corvée. Pourtant il faut faire vite; la foule attend, enfiévrée par une propagande vengeresse qui exhibe, dans les vitrines des grandes villes d'Afrique du Nord, un pilori photographique où l'amiral-traitre de Bizerte figure à côté de Pétain, de Darlan, d'Esteva.

Il est enfin annoncé que Derrien paraitra devant une juridiction tout-à-fait originale, expliquée par les circonstances, dite "Tribunal d'armée". Fait sans précédent dans les annales du droit maritime, la Marine n'y sera représentée que par un jeune contre-amiral qui se trouve d'ailleurs être un ancien attaché naval à Madrid du temps de l'ambassadeur Pétain. "Encore Vichy!" s'est écrié, en l'apprenant, un vieux général, un dur que hérisse toute évocation d'un survivant de l'époque de gloire maréchalesque, même s'il est provisoirement blanchi par le nouveau gouvernement.

Le procès commence le Mercredi 10 Mai 1944 au Palais de Justice d'Alger, devant un public très restreint. Le Tribunal est composé, en dehors du contre-amiral, de deux généraux dont le plus vénérable n'est connu du public que par le titre de son livre entrevu dans les librairies: "Pétain?" et de deux magistrats civils: le premier Président à la Cour d'Appel, dont la silhouette rappelle, dit un journal, le personnage du Père Noël, et un conseiller.

Le siège du gouvernement est occupé par un éloquent aviateur, bien connu de tous les africains, des lointains sahariens à la Cour d'Alger et qui rapporte de Londres ses étoiles neuves de général de division aérienne, mais qui parait aujourd'hui en élégante robe noire, toge à laquelle ont cédé les cermes. C'est lui qui a soutenu avec une dure et pure maîtrise l'accusation de Puchen, qui a été condamné à mort. On en infère ce que les journaux s'empressent joyeusement de faire entendre, comme préludant à une danse du scalp, que le malheureux Derrien risque sa tête. (2) Le défenseur est un grand honnête homme, bâtonnier de l'ordre des avocats, religieux et conservateur mais honoré de la haute estime de tous, même de ceux qui ne partagent pas ses convictions idéologiques. Comprenant par avance, malgré la solidité de l'argumentation qu'il prépare, la fragilité de sa fervente éloquence lorsqu'elle s'éprouvera sans efficience dans l'ambiance glacée de cette espèce de Conseil de guerre de style imprévu, il affronte le Tribunal avec une émouvante dignité.

La Cour fait son entrée à neuf heures. L'acte d'accusation est lu après l'interrogation d'identité. Ses conclusions comportent deux chefs d'accusation:

  1) A Bizerte, dans le courant des mois de Novembre et Décembre 1942, étant Commandant de la place de Bizerte, capitulé devant l'ennemi et rendu la dite place qui lui était confiée, sans avoir épuisé tous les moyens de défense dont il disposait et sans avoir fait tout ce que lui prescrivaient le devoir et l'honneur.
  2) Au même lieu, le 8 Décembre 1942, étant Commandant de toutes les forces navales, occasionné la prise des torpilleurs "Pomone", "Bombarde" et "Iphigénie", des avisos "Commandant Rivière" et "Batailleuse", du contre-torpilleur "Audacieux", du pétrolier "Tarn", des sous-marins "Turquoise", "Saphir", "Nautilus", "Circé", "Calypso", "Requin", "Espadon", "Phoque" et "Dauphin" et d'un nombre important de petits bâtiments dragueurs et remorqueurs, crimes prévus et punis par les articles 238 et 240 du code de justice militaire, livre II ( armée de mer)

Après cette lecture, le commissaire du gouvernement se lève et demande le huit-clos, en raison des questions qui seront traités au cours du procès et qui, affirme-t-il, intéressent essentiellement la Défense nationale.- Alors le défenseur, assurant que l'accusé, soldat loyal qui n'a pu céder à des sentiments qu'il eût jugés lui-même atroces et indignes de lui, a toujours été guidé par la notion de l'intérêt national, dépose des conclusions demandant que les débats soient publics.

Après délibération, le Tribunal décide le huit-clos. Quelques militaires, plusieurs badauds sans étiquette et deux ou trois clochards, qui constituent le public, évacuent la salle, suivi d'un assez fort peloton de journalistes, déçus et grommelants.

Le procès se déroule durant les journées des 10 et 11 Mai. Il y a très peu de témoins; Un contrôleur de la Marine, qui, absent de Bizerte, y était revenu en brève mission au moment des évènements auprès de Derrien et qui est aujourd'hui tout fier de le rappeler à celui-ci - dont le mépris pour ce témoin occasionnel à charge est visible. Le dernier chef d'état-major de l'Amiral - celui qui était en fonctions en Novembre 1942 ayant été, peu après, rapatrié d'office par les Allemands. Deux officiers de marine de son entourage immédiat. Et son médecin, dont le témoignage est de quelque importance pour préciser l'état d'esprit de l'Amiral dans la soirée du 11 Novembre. On eut vraiment souhaité entendre l'Amiral qui était alors en sous-ordre de Darlan à Alger… mais il est fort occupé quelque part en Corse. De même pour l' Amiral Préfet maritime d'Alger, sous les ordres duquel était Derrien et qui lui avait, au moment critique, transmis ses pouvoirs. De même enfin pour le général Barré, dont le Tribunal possède heureusement une déposition écrite. En somme, ces chefs qui avaient eu à jouer aux heures graves un rôle de premier plan, sont excusés… Quant au général Giraud, qui eût aussi beaucoup à dire, on n'a pas osé le déranger pour si peu…

On apprendra le soir que la thèse de l'accusation fut simple et de bon aloi. Pour le commissaire du gouvernement, la situation était claire: Derrien avait écrit un jour qu'il avait choisi la politique du Maréchal, et cela suffisait à établir sa culpabilité! (3) De plus, il n'avait pas hésité à se soumettre à l'ultimatum d'Hitler: C'était là un fait indéniable de transgression volontaire de la Loi militaire. Sans doute, c'était un chef courageux et de bonne foi. Aussi est-il possible d'atténuer quelque peu pour lui la rigueur du Code. Mais l'accusateur n'a pas eu un mot pour constater que Derrien a sauvé l'arsenal de Bizerte (4) .

La plaidoirie consciencieuse et fervente du défenseur n'a pas eu de peine à mettre en lumière, d'après tous les témoignages, que Derrien, dont la responsabilité fut largement partagée par ses chefs, y compris ses chefs locaux, fut un soldat discipliné, agissant constamment pour rechercher son devoir et s'y conformer obstinément, en refoulant ses personnelles aspirations. Quant à l' ultimatum abominable d'Hitler, avait-il le droit en le repoussant de sacrifier une quantité de vies françaises et de compromettre l'intégrité indispensable de l'arsenal de Bizerte pour s'affirmer résistant? Aussi a-t-il demandé l' acquittement de son client.

Le huit-clos est levé le 12 à 9h40. Le Président à la Cour d'Appel, pose alors au Tribunal les cinq questions suivantes:

Article de journal


  1) Le vice-amiral Derrien, ex-commandant la Marine en Tunisie, est-il coupable d'avoir, à Bizerte, en Novembre 1942, étant commandant de la place, capitulé devant l'ennemi et rendu la dite place qui lui était confiée, sans avoir épuisé tous les moyens de défense dont il disposait et sans avoir fait tout ce que lui prescrivaient le devoir et l'honneur?
  2) Est-il coupable au même lieu, le 8 Décembre 1942, étant commandant des forces navales, d'avoir occasionné la prise des torpilleurs?
  3) A-t-il agi volontairement lors des faits spécifiés à la deuxième question?
  4) Les faits spécifiés à la deuxième question ont-ils été le résultat de sa négligence?
  5) Les faits spécifiés à la deuxième question ont-ils été le résultat de son impéritie?

A 9h30, le tribunal se retire pour déliberer. Il revient en séance à 11 heures. La lecture du jugement est faite selon les usages, en l'absence de l'accusé.

A la première question, le Tribunal a répondu négativement. Il répond par l' affirmative à la deuxième et à la troisième question et déclare les quatrième et cinquième questions sans objet.

En résumé, le Tribunal a répondu négativement en ce qui concerne l'article 238 qui punit de mort tout chef ayant livré une place de guerre sans avoir épuisé tous les moyens de défense prescrits par le devoir et l'honneur militaire. Il a répondu affirmativement en ce qui concerne l'article 240 qui punit de mort tout chef qui a livré volontairement des bâtiments à l'ennemi. Les circonstances atténuantes sont néanmoins admises.

L'application de la loi entrainerait les travaux forcés à perpétuité mais en raison de l'âge de l'Amiral Derrien - Il a plus de 60 ans - le Tribunal lui accorde le bénéfice de l'Article 5 de la loi du 30 mai 1854, qui transforme la peine des travaux forcés à perpétuité en réclusion criminelle.

En outre, le Tribunal prononce pour l'Amiral Derrien la dégradation militaire et sa radiation de l'ordre de la Légion d'honneur.


Conclusion intéressante et que relèvera la Presse: Derrien n'est nullement condamné pour avoir livré la place de Bizerte à l'ennemi - sans doute parce que le Tribunal a estimé qu'à d'autres plus haut placés revenaient la vraie responsabilité de cette capitulation. Il est condamné à mort pour toute autre chose: Pour le 8 Décembre, c'est-à-dire un mois après, s'être incliné devant l'effroyable Diktat du monstre Hitler, dont on se rappelle le dilemme: Pas de sabotage ou la destruction systématique et intégrale de Bizerte, de son arsenal et de sa garnison, - (5) la mort de l' Amiral ne devant être qu'une mort parmi des milliers d'autres, dans la conviction du chef militaire à qui s'adressait cet ultimatum.

L'Histoire appréciera ce dénouement. Pour le faire, elle aura à mettre en parallèle deux aspects de l'Ethique sociale: le Code militaire et la Morale humaine universelle. D'un côté comme militaire, Derrien devait refuser de livrer ses petites unités ou décider quelque moyen à peine imaginable et mûri à l'avance de résister, ne fût-ce que symboliquement, à cette capitulation, en limitant au maximum les terribles représailles de l' ennemi. De l'autre, comme homme, devait-il faire ce qu'il a fait, dans sa certitude que, dans le cas contraire, il eût déchaîné sur Bizerte la fureur destructrice irrépréssible des nazis, c'est-à-dire un massacre, d'ailleurs aggravé d'une détérioration irrémédiable de la base navale?

Les juges d'Alger ont peut-être hésité, ce qui expliquerait le recours aux circonstances atténuantes à propos d'une situation de fait, dans l'appréciation de laquelle les excuses sentimentales sont peu de chose. Quoiqu'il en soit, cette "atténuation" dans l'humiliation n'en était pas une pour Derrien: A la honte qui lui était infligée par des compatriotes et des frères d'armes du point de vue de ses juges pour s'être trompé dans son désir patriotique mais de son point de vue à lui pour s'être retenu de mourir en combattant l' ennemi détesté, durant quelques heures héroïques, par scrupule d'entrainer d' autres français dans le massacre - il eût préféré, lui, breton, catholique et mystiquement patriote, la condamnation à la peine capitale qui l'eût délivré d'une angoisse, pour lui insoluble, de conscience.

Mais le cas pathétique de Derrien soulève un problème social plus élevé encore qu'un débat de conscience: M. Kammerer a écrit, en parlant d'Esteva, plus heureux et de Derrien: "Tous deux furent d'honnêtes gens, des soldats loyaux, des coeurs fidèles. Ils se trompèrent cruellement. Leur erreurs nuisirent à la Patrie. Ils restent dignes de pitié. Ils ne furent pas des chefs." L'auteur de ce livre ajoutera: Comme d'autres chefs militaires, ils ne furent pas à la hauteur des évènements, parce qu'ils ne furent pas éduqués en chefs d'une armée du peuple français. Leur attitude procédait d'une conception surannée du devoir militaire. Et celle-ci reflète à travers leur formation professionnelle, la structure sociale périmée de la nation française à l'époque de cette guerre.

Quelque temps après le procès, circulait dans les états-majors, sur les bâtiments de la flotte et dans les casernes de l'Afrique du Nord un papier qu'on disait écrit par une fille du condamné et adressé à un Commandant de ses amis. L'exemplaire dont voici la teneur a été remis à l'auteur de ce livre dans un mess d'officiers à Casablanca en Juillet 1944:

"Vous m'aviez demandé de vous tenir au courant de la situation de mon père, la voici:"

"Il est à Maison-Carrée depuis le 6, il a quitté la P.M. pour Barberousse P.C. et de là on l'a dirigé sur Maison-Carrée le Jeudi 6 à midi. J'ai pu le voir après une attente de 3 heures devant la grande porte avec un numéro, puis on m'a fait rentrer pour donner mon identité et mon lien avec mon père."

"Je ne m'attendais certainement pas à ce que j'allais voir. Je savais que ce serait pénible mais pas à ce point: parloir à travers deux grilles à un mètre de distance l'une de l'autre. Un homme est assis devant moi, je le reconnais à peine dans la pénombre. Il a le crane au triple zéro. Il est en guenilles (sans exagération), une veste gris noir toute déteinte trop grande pour lui. On voit sa poitrine rasée (car on l'a rasé de la tête aux pieds ), un caleçon (si l'on peut dire) fait de morceaux. Sans chemise, sans caleçon. Les jambes de ce caleçon, comme raffinement, ne sont même pas à la même hauteur. Il a des savates en alfa qui lui écorchent les pieds. Comme nourriture du pain et de l'eau (sale parfois), comme couvert une cuillère en bois. Il couche en dortoir commun à 104 musulmans, juifs, nègres dont plusieurs sont des assassins ou ont 19 condamnations pour 4 européens. Couche par terre sur une natte sur laquelle on a mis un peu de paille et une voile. La lumière toute la nuit qui l'empêche de dormir."

"Nous pouvons le voir le dimanche et le jeudi, 7 minutes. Ne croyez surtout pas, commandant, que j'invente ou que j'exagère: voila ce qu'on a fait de votre Amiral. Je n'ai pas pu réagir la première fois que je l'ai vu, maintenant cela va mieux."

"Je bats le tambour en ville pour que tout le monde sache comment on traite les Français, et je voudrais que la Marine se remue un peu pour lui adoucir si possible sa situation."

"Il doit travailler l'alfa, 20 mètres par jour."

J'ai demandé instamment aux officiers français de ma connaissance de tout mettre en oeuvre pour éviter que ce papier ne tombât entre les mains de nos amis anglais et américains. Pour qu'ils ignorent, durant tout le temps de la guerre, comment un gouvernement français pouvait permettre qu'un tel traitement fût infligé à un vice-amiral de notre Marine, grand officier de la Légion d'Honneur, titulaire de six citations et de six blessures…

Derrien fut, dans les mois qui suivirent, envoyé dans un hôpital. On s'était aperçu qu'il devenait aveugle par double névrite optique - ainsi que l'avait annoncé son médecin à l'audience du Tribunal d'Armée… Puis il fut évacué sur une prison d'Afrique qu'il ne quitta que pour aller mourir le 21 Mai 1946 d'une affliction de l'estomac, à l'Hôpital de Constantine.

La médecine moderne admet aujourd'hui que la maladie du corps - estomac ou autre organe - n'est pas un phénomène isolable de cette totalité qu'on appelle individu humain; que tout ce qui se passe de puissamment dramatique dans la vie intime profonde et secrète de l'homme peut retentir sur sa santé en l'inclinant, autant que le microbe ou le toxique, à cette ultime et mystérieuse auto-destruction qu'est une lésion localisée. Pour les médecins qui ont connu Derrien, il n'est pas mort d'une lésion gastrique mais d'une maladie générale préexistante, mal connue. Affection qui, pourtant, depuis que l'humanité existe, exerce ses silencieux ravages sur tous ceux que minent les contradictions internes irréductibles de la personne humaine. Cette maladie, que même les existentialistes - ces idéalistes inavoués, plus célébrateurs de leur nombril que connaisseurs d'hommes - ont dénoncé, mais sans en percevoir clairement toute la gravité, s'appelle: la nausée.

Elle fut, croyons-nous, épidémique au cours de la récente guerre. Elle serait sans doute, en cas d'une nouvelle guerre - guerre mondiale à base de haine, donc guerre en France et entre français, selon le modèle intensifié de celle-ci - mortelle pour notre patrie avant de l'être pour l'humanité.

 

(1) Une ordonnance du Comité de Libération avait dessaisi la Justice maritime, qui prévoyait, selon le Code militaire, un Conseil de guerre composé de six vice-amiraux plus anciens que Derrien. Le Code militaire n'avait pas prévu la disparition de la plupart des vice-amiraux!

 

(2) Le "Canard sauvage" d'Alger (7 Mai 1944):"Le successeur -" (en titre) "L'Amiral Derrien, qui va bientôt s'expliquer devant les juges pour la livraison de Bizerte aux nazis, attend de comparaître en méditant sur la fragilité des convictions humaines. Sait-on qu'il occupe actuellement la cellule qui avait été réservée à Puchen?"
Le même journal (14 Mai 1944): "Il est sourd - il voit mal - il est grand officier de la Légion d'Honneur. Et il est amiral… A le considérer on était partagé entre la tristesse et le mépris" - Suit une réclamation, elle, sérieuse, contre l'administration, qui a logé les juges dans une maison mal tenue et qui leur offre une "affreuse salle à manger Henri II" Crime de lèse-majesté! Dans un autre journal on traitera Derrien de "Bazaine multiplié". Epithète aggravant celle que Pertinax, ce Napoléon du journalisme diplomatique, a décerné à Darlan, "Bazaine de la mer".

 

(3) Le commissaire du gouvernement avait dans son réquisitoire dans des termes voilés comparé Derrien à Pétain et son médecin dont il avait sans doute été conduit à apprécier le caractère sur la foi des informations bassement calomnieuses venues de Londres (voy. Chapitre III, Histoire d'un coup de téléphone) au médecin du Maréchal, comparaison tellement inattendue que personne, dans l'assistance, y compris l'intéressé, n'avait saisi l'allusion…

 

(4) Voici à ce sujet l'opinion de l'Amiral Docteur, ancien Commandant en chef de l'escadre de la Méditerrannée: "L' Amiral Derrien était un solide marin, qui avait brillamment commandé l'escadre envoyée en Norvège… Il convient de proclamer hautement que dans les circonstances dramatiques où il se trouvait placé, il est demeuré un remarquable élément de cohésion pour son personnel qui, sous son autorité, resta discipliné et fidèle… Ainsi Bizerte, préservée, ressuscitée, a pu recevoir les flottes alliées et les transports de troupes pour l'expédition de Sicile et d'Italie. Bizerte a assuré le ravitaillement et procuré les ressources de son arsenal. Bizerte a été sauvée par Derrien qui l'a payé de sa vie, mais on rendra un jour justice à sa mémoire."(Docteur: La Vérité sur les Amiraux, Ed. de la Couronne, 1949)

 

(5) "… A Toulon, c'était la flotte qui comptait et était menacée, sa capture aurait renversé la stratégie; en Méditerrannée, à Bizerte, c'était l'Arsenal, car les navires avaient peu de valeur militaire et les Italiens ont utilisé, tout juste, trois petits torpilleurs. Bizerte était occupée depuis vingt-cinq jours, et ce geste de sabordage aurait coûté plus cher qu'il ne valait. Les navires ne pouvaient pas sortir, les Allemands ayant posé des estacades et s'ils avaient tenté de passer, les avions et vedettes de l'Axe les auraient coulés". (Vice-amiral Docteur, "La vérité sur les Amiraux", Ed. de la Couronne, 1949)

 

 

Les Compagnons de l'Epuration L'Histoire se passera des "Grands Hommes"

 

 

Version : 07.12.2004 - Contents : Martine Bernard-Hesnard

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