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Chapitre VI
La guerre des nourrissons

 

La triste situation de la population de la région de Bizerte sous le bombing ami n'ast sans doute pas très différente de celle de toutes les populations bombardées à travers le vaste monde. Pourtant, et durant les premières semaines de l'occupation nazie surtout, elle a vraiement quelque chose de particulièrement typique.

En effet, ainsi que nous l'avons dit, toute évacuation rationelle des familles est matériellement impossible: Elles sont plus exposées dans leurs méchantes caves et leurs rares tranchées éboulées, que les militaires - surtout ennemis - qui disposent, eux, dans leurs services de béton armé et de souterrains aux voûtes renforcées.

Mais surtout Bizerte est, depuis de longs mois, la garnison de choix des familles nombreuses, la sécurité des parents bénis par le Maréchal, qu'un vieux numéro de "Marie-Claire", trouvé dans la valise d'un permissionnaire, qualifie de "grand-père de tous les Français".

De la devise paternaliste et pacifique "Travail, Famille, Patrie" c'est, ici, à peu près exclusivement le culte sacré de la Famille qui se pratique vraiment: On y mangeait bien jusqu'au jour de la catastrophe (relativement à la plupart des provinces de la métropole). On s'y procurait facilement du lait condensé, des layettes et lainages, et, pour les grands, une alimentation suffisante. D'où l'affluence des militaires honorés de beaucoup d'enfants en bas-âge, dont la désignation pour la paisible cité était fournie par des chefs bienveillants.

Des oeuvres sociales exubérantes, commandées avec distinction par les officiers de l'armée d'armistice - plus riche de grades à utiliser que de munitions - prospéraient. C'est pourquoi Bizerte était bourré de gosses bien nourris et proprement tenus. Les foyers retentissaient de vagissements de tout petits bébés. On rencontrait dans tous les coins de rue, sur toutes les placettes, dans les squares et les jardins, de bataillons pétulants de garçonnets et de fillettes. Dans la ville française, les nouvelles générations du Maréchal. Dans la médina, les habituels ravissants marmots indigènes déguenillés, au crâne rasé, les plus petits d'entre eux offerts parfois à la pitié des passants aux bras de mendiantes bédouines au menton tatoué de bleu, radieuses dans leurs loques polychromes.

Le coeur se serre lorsqu'on songe à l'affreuse menace qui pèse aujourd'hui sur ces innocents, dont une part seulement s'est réfugié dans les sordides quartiers de la banlieue et les villages à typhus au delà du périmètre du camp retranché.

Mais le problème est plus angoissant encore à la Pêcherie, ce village breton qui abrite à toucher les bâtiments de l' Amirauté, les familles des marins, elles aussi prolifiques. Des bombes ont déjà démoli quelques-uns de ses frêles pavillons de brique et de parpaing, brisé les carreaux des autres, détérioré des toitures, dont les éventrements irréparables ne permettent pas de lutter contre les premières pluies torrentielles de Décembre. Et pas ou presque pas de caves!... Il y a urgence à venir au secours des malheureux ménages d'officiers mariniers.

L'Amiral, lui aussi, a une nombreuse famille; il aime les gosses et son inquiétude grandit que ne détournent pas ses graves soucis. Contemplant chaque jour avec consternation son petit bourg breton enserré d'un réseau de mitailleuses et de canon antiaériens, bourré de dépôts de grenades et d'essence, il pressent le désastre d'enfants menacés en grande série! Il lui vient à l'idée d'utilier les souterrains de la Baie des Carrières, de l'autre côté du canal, rive droite, en face de la base voisine de Karouba: vastes espaces creusés dans le roc, qui, quoique à proximité de la centrale électrique visée par les aviateurs alliés, sont à l'épreuve des plus puissantes bombes. On les vide donc des approvisionnements qui y étaient entreposés, on y transporte des lits, des matelas, du matériel sanitaire: Ce sera le refuge des enfants.

Le bombardement n'ayant eu lieu, jusqu'ici, à la Pêcherie que dans la nuit, chaque soir avant la chute du jour, des embarcations accostent aux quais et appontements de la baie Ponty. Des troupeaux de bretonnes, de femmes et de filles de marins, d'officiers mariniers et d'officiers, d'ouvriers de la marine avec des brassées d'enfants dont beaucoup sur les bras, s'entassent dans les baleinières, les canots, les vedettes; des couvertures et des châles entourent des berceaux, des couffins et des sacs chargés de biberons, de couches, de provisions, accompagnant mamans et marmailles. Cette pittoresque caravane passe la nuit dans les cavernes; et, les affres nocturnes dissipiées, les mêmes embarcations les ramènent dans la lumière apaisante du matin.

Mais ce va-et-vient épuisant ne dure que quelques jours: Le bombing se prolonge, souvent durant la journée. Pendant la nuit, les bombes se rapprochent des entrées des souterrains, affolant la horde misérable des enfants de leurs brusques éclairs sinistres et de leur formidable tonitruance. Les mamans refusent désormais de rentrer chez elles. Peu à peu, elles s'habituent à leur existence traquée et à leur détresse matérielle dans leurs alvéoles cimentées sans air. Elles préfèrent la puanteur asphyxiante et tous les risques sanitaires, serrée contre leur progéniture, à l'existence à l'air libre sous l'angoisse de la mort. Des femmes qui donnaient, il y a peu de jours, des preuves de courage souriant, sont devenues, à vue de minuscules cadavres du voisinage, des louves couvant avec des regards obliques de bête forcée le corps de leurs petits. L'ignoble tuerie, ici, a mis l'enfant à nu; les mères ne consentent plus à raisonner.

Il faut donc se résigner à les garder là, en attendant l'évacuation au ralenti de cette horde en détresse vers Tunis, par la route de l'Est. Celle-ci est malheureusement éloignée de plusieurs kilomètres de la Baie des Carrières, dont elle est séparée par un bled fangeux aux pistes coupées de trous de bombes. Le mauvais temps, soudain revenu, qui réfrigère les sans-foyer, aggrave la lugubre situation. On ne dispose d'ailleurs que de quelques rares camions restés français. De plus, Tunis, surpeuplé, a fait dire et redire qu'il n'y a pour ainsi dire plus de place pour loger les familles de Bizerte… Il faut donc patienter et s'installer dans la saleté et l'encombrement.

Un jour je vais faire l'inspection sanitaire du vaste refuge.

C'est le petit jour. Des flaques d'eau fangeuse et l'encombrement du quai de la Centrale électrique, où l'on installe un service médical, rendent difficiles les accès. Des paysannes en coiffe d'Auray et de Bannalec, bousculant des sidis sordides, s'empressent, biberons et langes en main, autour du docteur.

Des groupes de filles dépeignées, de grosses mères affairées mais pleines de zèle à l'idée de partir quelque part, assiègent de rares camions, des camionettes et des véhicules branlants, gavés de valises encordées et de sacs gonflés: Premiers départs tant espérés! On traine par la main des garçonnets ahuris et qui butent, à moitié endormis, sur les rails.

Nous pénétrons enfin dans le refuge de la détresse infantile. Il faut ici un estomac assez bien accroché, ou tout au moins, un odorat cuirassé contre les puanteurs les plus affligeantes. A l'entrée de ces curieux souterrains, dont les parois ont été ingénieusement garnies de petites couchettes superposées et dont le parquet est entièrement recouvert de vieux couchages dans tous les tons du jaune crasseux une atmosphère agressive nous guette. Le pipi très ammoniacal, le remuage d'étable, l'haleine de chien fiévreux se disputent l'évocation olfactive. Mais par dessus cette pénitencielle pestilence surgit et caracole un puissant signalement fécal. Dans le même temps que nous assaillent la fracassante odeur, l'oreille perçoit une sorte d'étrange haletement assez doux, entrecoupé de trains d'ondes plus aigües, désordonnés mais sans aucune pause:

Les gosses gémissent en choeur continu, dans une étonnante soutenance que surmontent par instants une reprise de sanglot navré ou de petits cris brefs.

Pourquoi cette plainte indéfinie de l'innocence, qui persiste bien après le fracas du bombing? - La maman, la grande soeur sont pourtant là pour rassurer le dépaysement, veiller au froid, caresser les tout petits; on ne manque pas encore de lait chaud sucré, de têtines, de sucettes pour les inconsolables nourrissons…Seule la contagion peut expliquer cette opinâtre, cette éternelle lamentation. Dès que l'un cesse, l'autre repart; et toutes les détresses sonores se mêlent dans une exhalation sans fin. Et puis aussi, sans doute, une sorte d'entrainement volupteux au demi-sanglot collectif, sorte de consolation amère, plus subtile que le têtement de pouce et que la communauté dans la misère a fait découvrir à cette fragile et minable humanité.

Les premières constatations médicales sont formellement défavorables au maintien de cette lamentable nursery. Les poux, redoutables en Tunisie, les puces, les punaises pullulent dans les couchages souillés, impossibles à renouveler ni même à désinfecter. La gale sévit. Les rhumes, angines, otites commencent. Demain, ce sera la rougeole ou la coqueluche pour tous avec leurs redoutables complications; l'air vicié tuera les petits et le ravitaillement est déjà déficitaire.

Il faut les faire partir!

Bientôt quelques centres d'accueil s'organisent laborieusement à Tunis, grâce au Secours maternel, à la Croix Rouge, à quelques comités de personnes charitables. On les dirigera sur des casernes, des écoles, des couvents où les petits refugiés, blêmes et grelottants, seront parqués tant bien que mal. Aussi parvient-on à organiser, bien lentement hélas, un va-et-vient entre les Carrières et la grande cité. Malheureusement, Tunis commence à être sérieusement menacée, les quartiers avoisinant le port sont déjà très touchés. Les américains viennent de pousser une pointe vers Djedeida, à quelques kilomètres de Tunis mais paraissent loin, hélas, actuellement de parvenir à refouler les masses allemandes à la mer!

Les évacuations se faisant au compte-goutte, les mères s'affolent à nouveau. Certaines demandent alors à rentrer chez elles, à la Pêcherie où le danger du bombing est le même et où leurs foyers sont démolis! Sur le refus formel des autorités, elles se désespèrent. Alors commencent à circuler des rumeurs consolatrices: Un navire-hôpital est signalé: on donne son nom, c'est le salut! Des affiches sont même placardées sur l'ordre d'un officier, lui-même atteint de cette espérance chimérique, fixant les détails du départ pour la France, le poids autorisé des bagages, les règles d'embarquement… Mais on apprend peu après que ce bienheureux navire n'existe que dans les imaginations des désespérés. Après le navire-hôpital, ce seront un paquebot, des cargos, et jusqu'à des bâtiments allemands ou italiens! - La réalité ne fut qu'une perspective de rapatriement de certaines familles par quelques rares avions allemands de transport par Cagliari, Messine et Naples:

Il faudra de longues semaines pour évacuer par camions les pauvres gosses sur Tunis qui y trouveront une misère un peu moins angoissante mais encore pitoyable dans des centres d'hébergement démunis de matériel et de médecins, dans la proximité des contagions et l'hébétude gémissante des tout-petits tombés du nid.

L'enfance n'est guère plus favorisée dans les familles civiles. Les villages indigènes de la rive droite, moins exposée, comme Menzel-Djemil, Ras-Djebel, Metline, Raf-raf, les pavillons et garages de la Corniche vers l'entrée de la rade, les maisonnettes égaillés dans la banlieue de Bizerte et de Ferryville, vers Gingla et Tindja, sont saturés de petits réfugiés, loqueteux, mal nourris, dont les mamans cuisinent au grand air et cachent la tête de leurs gosses dans leur corsage quand le fracas des bombes précipite la famille dans les mauvaises tranchées. Les plus grands, sevrés de jeux, s'amusent dans les abris fangeux couverts de tôle ondulée et de branchages que confectionnent en commun les voisins: militaires licenciés, ouvriers chômeurs, dockers sans travail, fellahs sortis de leurs gourbis de boue séchée dissimulés sous les figuiers de Barbarie.

Le typhus a commencé ses ravages. Devançant la saison, la gastro-entérite s'acharne sur les petits. Le champ d'activité des gosses désoeuvrés est limité: Partout des tentes allemandes, des monticules de boîtes de cartouches, d'obus, de fusées, des pyramides de gallons d'essence. Partout des tanks, des canons camouflés qui changent de place tous les jours, de faux gourbis emplis de soldats au milieu de vrais gourbis pacifiques, qui, plus visibles, sont souvent visés eux, par les bombes alliées. Partout la mort rôde, la marmaille exposée comme les guerriers. Sur les routes, des files de chameaux et de véhicules indigènes à mulets ont été mitraillés par des avions américains.

Dans les mois qui suivront, les gosses paieront un lourd tribut à l'ignoble guerre. A tout les bombardements d'agglomérations - dont ceux que connaitra souvent la petite ville de Mateur, toute proche du front - à chaque mitraillage en rase-motte des douars et des henchirs, bien des petits corps seront emportés, entaillés d'éclats à l' Hôpital de Sidi-Abdallah; d'autres laissés sur place et enterrés près des trous de bombes.

A Tunis, il en sera de même, mais par massacres subtils et plus espacés. Des gosses juifs et arabes seront atteints en plein coeur de la Medina. Le 23 Janvier des familles sont décimées, en attendant l'embarquement à l'aéroport d'El-Aouina. Le 2 Mars la ville est bombardée en plein jour selon deux axes traversant la cité: Parmi les 300 mort, beaucoup d'enfants. Le 10 Mars, sous un chaud soleil printanier, au coeur d'une journée évocatrice de la joie de vivre, la riante résidence heylicale de La Marsa, pimpante cité de retraités et asile de nombreux réfugiés, est criblée de petites bombes rasantes, survenant alors que des enfants gambadaient dans les rues; il y eut encore des petits cercueils ce jour-là.

Ces morts de petits êtres, tueries si parfaitement inutiles, auront été l'une des plus révoltantes ignominies de cette guerre.

Mères de France et de Tunisie, mères de tous les pays, pouvez-vous oublier?

Pour ma part, quoique médecin et entrainé aux spectacles pour l'espèce humaine les plus avilissants, je n'ai pu accepter la réalité de ces attendrissants petits corps pantelants, déchiquetés ou carbonisés, de ces petits crânes, faits pour la caresse, que j'aperçois éclatés et comme piétinés, dans une boue de cervelle et de sang, par la griffe d'un monstre, de ces frêles doigts crispés qui ont parfois tressailli dans ma main maladroite… Rien, non rien ne peut contenir la révolte que j'ai connue contre la guerre et ses suppôts de toutes les nations.

"Que voulez-vous, " me disait à l'Hôpital de Sidi-Abdallah, un sympathique aviateur américain prisonnier des Allemands, en s'excusant, "la vie d'un seul pilote de nations alliées est plus utile, en temps de guerre, que celle d'une centaine de civils… "

Il avait sans doute raison; et il expliquait ainsi logiquement les effets désordonnés et absurdes du bombardement à haute altitude. Mais ma rancune n'en fut pas diminuée. La B.B.C. qui eut, durant cette guerre, d'étonnantes trouvailles verbales, nous affirmait, il y a quelques jours, pour nous consoler du massacre incompréhensible de la population civile de Bizerte, qu'il était impérieusement commandé par un "sain réalisme" (ou saint?)… Devant les cadavres d'enfants, ce réalisme-là apparaît comme le plus malsain des irréalismes, la fuite la plus odieuse dans l'irresponsabilité.

Oui, la guerre est la plus révoltante des ignominies. Au fur et à mesure des progrès apparents de la civilisation, elle se fait plus hideuse, plus morbide, plus intense. La bombe jetée sur une population sans défense, dans la plus noble intention, la bombe qui massacre dans l'ombre les gosses, qu'elle soit amie ou ennemie, française, américaine ou allemande ou russe est, tout comme les atrocités massives et spectaculaires qui se renouvellent et s'amplifient à chaque guerre mondiale…

...une insulte irrecevable à la dignité de l'homme.

 

 

Conscience d'un homme Marine sans navires

 

 

Version : 07.12.2004 - Contents : Martine Bernard-Hesnard

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