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Index du Livre

Chapitre V
Conscience d'un homme

Laissez-passer allemand pour la voiture du
Médecin-général Hesnard
Immatriculation allemande de la voiture du
Médecin-général Hesnard
Brassard allemand de médecin-général pour passer les
contrôles

 

Des jours ont passé, désormais sans espérance. Les Allemands fourmillent dans le camp retranché, se multipliant chaque jour comme par génération spontanée. Pas un coin de la petite zone comprise entre la presqu'île de Bizerte et les abords de Ferryville, le long du lac de Sidi-Abdallah, qui ne soit désormais travaillé d'abris improvisés souterrains, hérissé de mitrailleuses et de canon anti-aériens, gonflé de camions et de tanks, saturé de postes de surveillance, de patrouilles, couvert de baraquements laissant échapper des trainées d'uniforme kakis ou vert-de-gris et des groupes de casquettes jaunes à longue visière, à travers la campagne résonnant d' appels gutturaux.

Les Italiens campent principalement dans la banlieue, dans de confortables tentes, dont certaines aménagées en petits hôpitaux de campagne, à proximité des tranchées-abris fort bien conditionnées. Les Boches dominent largement en ville, sur les routes stratégiques, aux carrefours, aux alentours de l'Amirauté; leurs postes s'abritent aux portes de la cité et sous les frondaisons de la banlieue insultant les gracieux paysages familiers. L'enclave française de la baie Ponty, où ne pénètrent que quelques uniformes ennemis d'agents de liaison comme l'arsenal de Ferryville et ses dépendances, sont ceinturés de gros véhicules et de chars d'assaut. L'Hôpital maritime de Sidi-Abdallah lui-même est cerné de camions et de batteries. Adossé à la colline, batterie de Sidi-Yaya, bardée de canons, il fait fâcheusement figure de caserne, malgré les protestations opiniâtres du Directeur du service de santé, qui invoque en vain Croix Rouge et sécurité des blessés.

La population civile est maintenant très restreinte à Bizerte, qui a surtout déversé les inutiles sur Ferryville; elle s'abrite comme elle peut dans ses mauvaises cases du bombing allié, qui continue à démolir la ville mais à intervalles plus réguliers. Les indigènes, de plus en plus dépenaillés, accueillent bien les Boches, les servent en les exploitant discrètement et en les flattant. Ils vont même, en vertu du mimétisme des humbles à l'égard des forts, jusqu'à imiter leur gestes, claquant leurs talons et redressant la nuque d'un geste sec de pantin électrisé, lorsqu'ils vous abordent pour vous proposer leurs services. Les marins français, concentrés à l'Amirauté, paraissent ignorer l' occupant, à deux pas d'eux. Les coloniaux, parqués dans leurs camps éloignés, restent invisibles.

Jusqu'ici, français et ennemis se toisent furtivement de loin, mais tout est calme; nulle friction n'est encore venue raidir en rigueur brutale cet air complaisamment bonasse que certains Allemands affectent envers nos militaires mal armés et déconcertés par leur étrange situation. Chose plus étonnante, la familiarité souvent obséquieuse des Italiens ne rebute pas vraiment nos matelots. Car ils attirent de la part des marins français une vague pitié méprisante, tant ils ont l'air sincère lorsqu'ils affichent, à chaque occasion, leur horreur d'une guerre par eux subie pour un affreux fléau - tout en évitant soigneusement toute allusion à leur Duce. En réalité, n'ayant pas, comme à Tunis, et un peu dans le quartier sordide de la "petite Sicile" de Ferryville, trouvé de familles de compatriotes, ils se méfient de tout français habitant la Tunisie, dont ils se savent méprisés.

Cependant le renforcement des troupes de l'Axe, qui ne s'arrête plus, inquiète sérieusement la population, qui s'attend à une occupation durement autoritaire. Le vol des avions noirs a repris de plus belle. On dirait que canons et chars tombent chaque jour du ciel. Les offficiers de marine, assez désoeuvrés, recommencent à rôder autour des bureaux de l'Amiral, avides d'évènements nouveaux. Les routes sont pratiquement barrées à la circulation, qui est devenue quasi impossible entre Bizerte et Ferryville, non seulement à cause des trous de bombe qui se renouvellent sur la grande route à proximitié des terrains d'aviation de Sidi-Ahmed et de Karouba, mais par suite du contrôle accru du transit. On parle maintenant de plus de 30.000 hommes à pied d'oeuvre autour de Bizerte. Les visites d'autorités allemandes se succèdent à la baie Ponty: le général Fischer qui commande le secteur de Tunis, l'amiral Wienchold, le ministre son excellence Rahn… L'Amiral Derrien s'habitue à ces relations imposées, qu'il subissait les premiers jours avec écoeurement. Mais les relations de son personnel avec l'occupant restent nulles ou se réduisent à des contacts accidentels.

Un jour, les chefs de service sont convoqués à la Pêcherie en vue d'une conférence de grand style. On apprend en même temps qu'un état-major allemand y assistera. Effectivement, à l'heure prescrite, nous apercevons, la porte de l'Amirauté franchie, quelques officiers de l'Axe aux pattes d'épaule lourdes de passementeries qui stationnent, silencieux et graves dans la cour d'honneur.

La conférence commence. En face de l'Amiral, un petit général allemand, jeune, décidé mais conciliant, est entouré d' officiers de différents grades, jeunes aussi. A ses côtés l' interprète allemand, un grand gaillard, simple matelot de la Kriegsmarine, souple, d'un assez mauvais genre, la peau curieusement bistrée et qui parle français avec une surprenante facilité. Il affecte devant cette profusion impressionnante de galons et d'étoiles, une aisance enjouée que souligne désagréablement l'usage de quelques mots d'argot et cet accent boulevardier, genre café-conc. 1900, qui passait, avant 1939, à la Wilhelmstrasse pour très parisien.

Le petit général expose clairement les principes d'une sorte de convention libre entre les états-majors, l'état-major français n'étant en aucune façon prisonnier mais devant accepter de ne gêner en aucune façon que ce soit la politique décidée à Vichy. Successivement, on établit le rôle respectif de la Direction du Port à l'arsenal de Ferryville - le seul sevice vraiment militaire restant celui de la base aéro-navale de Karouba, quelques avions français seront consignés jusqu'à nouvel ordre et celui des services techniques: Industrie et Armes navales dont la direction est à l'arsenal, Travaux maritimes, dont la direction est à Bizerte, Intendance, Service de Santé. L' Amirauté et les services conservés jouiront d'une entière autonomie, le pavillon français y flottera; les officiers des parties adverses échangeront le salut hiérarchique, etc. La plupart des officiers de marine seront licenciés, leur résidence personnelle désignée ou approuvée par l' Amirauté française; ils seront en civil mais toucheront leur solde. Les autres, ainsi que les officiers des autres corps, continueront leurs fonctions comme par le passé et garderont leur uniforme.

L'Amiral est pâle et très calme; ses observations et ses exigences sont examinées et en général acceptées par les Allemands.

On se sépare ensuite dans un état d'esprit bizarre: Quelle est au juste notre situation? Serons-nous désormais des "collaborateurs" malgré nous, étant donné pourtant l'autonomie de nos services? Question d'autant plus angoissante que nous venons d'entendre confirmer la nouvelle que le général Barré, pressé de faire connaître son attitude, a finalement déclaré qu'il n'obéissait qu'à ses chefs d'Algérie, Giraud et Noguès; Nous serions donc de l'autre côté? Pourtant, nous nous refusons à admettre qu'il s'agisse d'autre chose que de coexister purement et simplement avec l' ennemi ayant signé l'armistice et autorisé par le "gouvernement légal" à continuer sa guerre à lui en Tunisie.

La question d'ailleurs se pose assez différemment selon les services en cause: Le fonctionnement de certains d'entre eux est absolument indispensable à la survie de la Marine en Tunisie et à la sécurité des militaires et aussi des civils français. Quant à ceux dont l'activité pourrait profiter à l'ennemi et à sa guerre, leur rôle avoué sera de continuer à fonctionner, mais tout en évitant - par la passivité et l'opposition clandestine - une telle assistance dans la mesure où ils réussiraient à prévenir une forme plus contraignante d'occupation, toujours à redouter.

Le problème se pose donc surtout pour la Direction du port, dont la fonction est d' entretenir un matériel portuaire plus ou moins utilisable par l'ennemi. Déjà moins pour les Industries navales, dont l'activité restreinte sera absorbée par le fonctionnement de l'arsenal de Sidi-Abdallah aux fins d'utilisation par les français, ou pour les Travaux maritimes, chargés de l'entretien des établissements à terre, des routes, etc. Pour l'Intendance, le problème se réduit à assurer la subsistance du personnel français et à veiller sur les stocks de matériel. Quant au service de santé, la conservation de son autonomie sous la protection de la Croix Rouge lui permet un fonctionnement plus favorable à ses blessés que ne l'eut exigé le régime de la captivité, entrainant forcément des priorités de traitement pour les blessés de l'Axe.

Laissez-passer pour la
bicyclette d'Annick Hesnard, infirmière bénévole
Notre sort immédiat ainsi réglé, la vie quotidienne reprend les jours suivants, un peu moins déprimante. Fin Novembre et début décembre, les Allemands achèvent de s'installer, non plus seulement dans les camps un peu partout autour de Bizerte, mais dans des établissements publics et des maisons privées réquisitionnées. En dehors des voitures militaires strictement indispensables dans les services, les autos passent aux occupants et toutes les bicyclettes, ce qui est une catastrophe pour le personnel technique et ouvrier dont les familles sont réfugiées dans la campagne.

Désormais, Français et Allemands vaguent en silence à leurs occupations parallèles; mais aucun contact non strictement et officiellement indispensable ne s'établit. A Bizerte, peu d' occupants à demeure. A la baie Ponty, la liaison passe inaperçue. A Ferryville, elle est presque nulle avec la Kommandantur, installée dans une villa loin du centre de la ville. Mais une liaison permanente, plus visible, est organisée à l'Arsenal où nos ingénieurs ont affaire avec quelques officiers de la Marine allemande, dont le plus gradé est installé à la Majorité générale, à la porte de l'Arsenal: officier de réserve et diplomate de carrière ayant vécu en Egypte, il laisse volontiers entendre qu'il n'a rien de commun avec les nazis. Ses manières courtoises d'homme du monde habitué aux relations internationales visent à la popularité auprès du français de la rue. Le cercle naval de Ferryville où se réunissent pour les repas la majorité des familles d'officiers français, licenciés ou en activité, est conventionnellement interdit aux allemands qui ne tentent nullement d'y pénétrer. Ceux-ci, d'ailleurs, disparaissent, installés à l'écart. N'étaient quelques rumeurs de potins domestiques colportés pour amuser leurs amis et voisins par quelques français hébergeant un boche silencieux sous réquisition, on n'entendrait jamais parler de l'occupant, dont la Gestapo est totalement invisible.

Mais bientôt d'alarmantes nouvelles circulent: Les Allemands ont rompu l'armistice, la flotte s'est sabordée à Toulon! Après quelques heures de doute, la consternation devient générale: C'est un nouveau cataclysme pour notre pauvre pays. Que va-t-il en résulter pour nous ici? Les derniers jours de Novembre sont lugubres. A l'angoisse du bombing s'ajoute la désespérance des coeurs français.

Le 30 Novembre, en effet, des précisions nous parviennent. La radio et des messages nous confirment l'invasion de la zone métropolitaine dite libre, puis racontent les affligeants évènements de Toulon. De nouveau surgit à Bizerte la perspective angoissante d'une occupation cette fois avouée et brutale. Un ordre appelle les chefs de service à l'Amirauté. L' Amiral les met au courant officiellement, fait appel à leur discipline et à leur sens du devoir. Encore! - Mais nos chefs vont-ils rester passifs devant ce renversement de la situation?

Les premiers jours de Décembre, il ne se passe pourtant rien. Les Boches auraient-ils assez grande confiance dans l'Amiral pour se désintéresser de nous et ne pas se méfier de nos officiers? Cela parait impossible.

Le 8 Décembre, Derrien reçoit une convocation qui n'a rien de rassurant: Il doit se rendre avec le général commandant la subdivision de Bizerte et ses chefs d'état-major au cantonnement du général allemand Neuffel, qui commande le secteur de Bizerte. Il y trouve le général Kraüss, délégué du général Nerping, qui lui remet un ultimatum du Führer. De retour à la baie Ponty, il donne l'ordre de convoquer à nouveau les chefs de service. Il rédige un message à tous. Puis il retourne chez le général allemand. On apprend qu'il a accepté l'ultimatum…

Nous allons enfin connaître notre destin!

La convocation m'atteint à Ferryville, où sont récemment installés les bureaux de la Direction du service de santé, son local de la baie Ponty ayant été rendu inutilisable par les bombardements. Je pars par la route du Lac. Mais que signifie cet encombrement? La voie est inondée de troupes allemandes, se dirigeant vers l'Arsenal; une interminable colonne de soldats armés jusqu'aux dents, de chars d'assaut, d'auto-mitrailleuses défile à pas cadencés sur des kilomètres. Ma voiture, signalée par de grosses Croix Rouges, est arrêtée à chaque instant pour vérification de l'Ausweiss. Elle se fraye péniblement un chemin à travers les véhicules, tanks et batteries, au milieu des uniformes kakis. J'entends de loin en loin, de grands gaillards à la longue visière éructer l'ordre de me laisser passer.

La route se dégage enfin après l'aérodrome de Sidi-Ahmed. Plus loin, je roule facilement entre les oliviers, devinant, tous les 50 mètres, camouflées sous des branchages, les batteries allemandes désormais familières. Encore quelques furieux cahots dans les trous de bombe devant Karouba et j'entre dans l'enceinte encore française de la baie Ponty, où la vue de nos braves second-maîtres au pied du pavillon national me réchauffe le coeur. Dans la cour de l' Amirauté, je reconnais dans les petits groupes disséminés les mêmes uniformes français bigarrés qu'aux précédentes réunions. Figures amies, je lis sur vos traits une affreuse consternation, mais je suis pourtant tout à l'amère douceur de vous voir, vous qui souffrez comme moi de cette marche à l'humiliation. Faudra-t-il demain, avec vous, vivre ce jour, tant de fois écarté par le sort, le jour du sacrifice suprême à la Patrie souillée par les barbares? Je sais ce que vous pensez. Ici, nous ne représentons pas grand'chose, une poignée de français désarmés, submergés par l'invasion… Mais ne pourrions-nous pas symboliquement montrer que la France, avec nous, refuse de courber la tête devant les puissances d'un Irrationnel maléfique? Nous défendre avec quelques mitrailleuses et nos pauvres canons d'armistice, pour la plupart tournés vers la mer? Ou nous constituer en bloc prisonniers, avec le secret espoir de faire quelque chose, n'importe quoi - évasion, liaison secrète avec ceux qui pourront fuir, sabotages… - quelque chose enfin pour rompre solennellement avec un occupant qui a lui-même rompu ses ombres d'engagement? Tous sont étrangement silencieux. Le chef d'état-major nous invite à entrer dans la salle de conférences. L'Amiral est là.

Derrien, debout, nous regarde entrer, l'oeil absent. Son aspect est saisissant, je ne l'ai jamais vu si pâle et si fatigué, il a les traits tirés, les épaules accablées. Un morne silence établi, il parle avec effort et nous met au courant de l'effroyable chose.

Il a reçu un ultimatum du Führer, des mains du général Kraüss. Le document commence par un préambule assez doucereux: On ne soupçonne pas Derrien mais l' armée allemande ne peut combattre désormais avec des troupes françaises armées, même faiblement, à côté d'elle. Il faut donc remettre aux troupes de l'Axe tout l'armement dont dispose l'arsenal et le camp retranché et concentrer le personnel ainsi désarmé dans une zone limitée. Suit la menace de la sanction ou bien si lors de la remise des bateaux de guerre, de la résistance est opposée, ou encore s'ils sont coulés, détruits ou endommagés,

"… les batteries et cantonnements de troupes seront bombardés de suite par les avions allemands avec des bombes à grande puissance et attaquées par nos troupes jusqu'à complet anéantissement. Les équipages seront tués jusqu'au dernier officier ou soldat. On ne fera pas de prisonnier. Car une résistance de la part de vos troupes… aura comme conséquence que ces mêmes troupes ne seront plus considérées comme régulières d'après les lois de la guerre. A vous, mon Amiral, la décision. Ou bien le libre retour en France ou bien la mort…"

Après avoir lu ce bel échantillon de la monstrueuse mentalité hitlérienne, l'Amiral se tait. Son regard erre sur l'assistance sans la voir. Après une lourde minute, il reprend la parole avec lassitude. Et il nous fait le récit de son débat de conscience; Le général allemand lui donnait, protocolairement, trente minutes pour sa réponse.

Une demi-heure pour décider de la vie de plusieurs milliers de ses compatriotes, c'est beaucoup pour Hitler mais peu pour un homme.

La place de Bizerte est intégralement aux mains de l' ennemi. Toutes les issues du port, toutes les formations militaires, des batteries de côte aux postes isolés, sont, à l'heure du Diktat, sous le feu des canons ennemis ou cernés de tanks: le plus menu geste de résistance ou de sabotage sera immédiatement, sinon prévenu du moins localisé et neutralisé. Un refus de sa part sera le signal d'un carnage sans nom. D'abord une quantité de morts et de blessés graves amenée par le massacre systématique de plus de 3000 militaires de toute arme et de tout grade… Et derrière - eventualité atroce - beaucoup de tués et de blessés dans une population encore relativement dense, avec quantité de femmes et d'enfants, non seulement à Bizerte dans les mauvaises cases mais à la Pêcherie autour des bâtiments de l' Amirauté, dont les abris ne peuvent recevoir la population civile, mais à Bizerte les casernes, les formations de DCA, les services s'infiltrent dans la ville, autour des formations militaires de la banlieue à proximité desquelles des civils se sont agglomérés, à Ferryville, enfin, petite cité séparée du grand arsenal d'une centaine de mètres et adossée à la colline armée de Sidi-Yaya… En tout: près de trente mille âmes!

Il a signé.

(Ainsi qu'il devait le dire plus tard à des amis, il envisageait, en signant, la possibilité d'un sabotage symbolique, le soir même, à ordonner secrètement à quelques officiers où à celle d'une manifestation désespérée qui l'aurait conduit à mourir le premier de la mort du soldat. Mais durant son retour à la Pêcherie, sa tragique méditation l'inclinait peu à peu à renoncer à un geste non pas seulement inutile mais de la plus haute gravité de conséquences pour les autres.) (1)

Et maintenant, commentant devant nous les évènements, il nous fait part de la douloureuse crise de conscience dont il est encore accablé. Durant la nuit dernière, il a poursuivi sa réflexion morale. Homme seul devant la Destinée, c'est le chrétien, le religieux qui, en lui, a décidé: S'étant longuement recueilli dans la prière, c'est le mystique qui a approuvé la décision du chef militaire.- Il sait d'ailleurs ce qui l'attend en tant que soldat: La foule le condamnera, ne pouvant voir en lui autre chose que "l'Amiral qui a livré aux Boches la Tunisie."(2) "Ceux d'en face" l'arrêteront, l'emprisonneront, décideront peut-être sa mort… Il a prévu tout cela. Il ne nous dit pas ce que nous imaginons:

S'il avait résisté au Diktat, il eût pu, il peut encore avec quelque chance, échapper à la capture, s'envoler clandestinement ou fuir sous un déguisement vers l'Algérie, où - qui sait? - malgré le massacre de ses troupes, il eût peut-être été accueilli en résistant pour se voir comblé d'honneurs, voué à une vieillesse glorieuse… Je connais des chefs qui l'eussent fait. Mais Derrien n'est pas homme à abandonner son poste…

Il conclut:

Sa conscience d'homme lui dicte impérieusement d'éviter l'ouverture de plusieurs milliers de tombes françaises.

L'Amiral a fini son exposé. Un officier, commandant l'une des petites unités navales qui vont être remises à l'ennemi, lui pose la question de savoir si, devant la honte qu'il ressentira en livrant son bâtiment, il ne sera pas autorisé à le saboter? Après un silence, l'Amiral répond qu'il n'a en aucune façon à revenir sur ce qu'il a dit. Il pourrait dire, puisque nous sommes entre français, qu'il fermera les yeux et que chacun prenne sur lui la responsabilité de ses actes. Mais il sait que tout sabotage, désavoué ou non, aura les mêmes conséquences, parce que le Boche est le Boche. D'où sa réponse qui écarte tout piège, toute approbation, explicite ou tacite, d'une initiative personnelle.

Nous nous séparons. Pour la première fois, il n'y a pas de colloques, pas de commentaires, de badauds. Chacun s'éloigne, absorbé par le cheminement de sa pensée. Au retour, je ne vois plus le décor guerrier, qui pourtant s'agite autour de ma voiture et, constamment, l'arrête. Car le spectacle bouleversant de ce chef, de cet honnête homme aux prises avec un drame humain exceptionnel, est toujours devant mes yeux.

Pour le juger, il faudrait refouler ce qu'un romantisme littéraire, obsédant et absurdement inopportun me suggère en évocations des situations cornéliennes ou eschyliennes. C'est bien plutôt à un idéal, inauthentique du point de vue militaire et toutefois grandiose, à un idéal humain et chrétien que se réfère ce militaire issu de la bourgeoise dévote française pourtant la plus fermée à l'éthique universaliste. Il n'est plus question ici de discipline-foi, de mystique du Chef. Il a jugé par lui-même. Il se sacrifie, sans aucun doute, par devoir d'humanité, par fraternité chrétienne: épargner des vies humaines. Pour sauver des existences, il foule aux pieds son devoir militaire. Ce qui affirme son incontestable noblesse d'âme… Mais la vérité est que ce geste vient trop tard.

Son destin est de n'avoir pas su choisir le moment de l'action, et cela par une fidélité mystique - dont aujourd'hui éclate l'absurdité - au pouvoir qui lui apparaissait comme sanctionné par la légalité.

C'est le mois dernier, au moment du choix décisif entre la soumission au Maréchal et l'obéissance à Alger, où de nouvelles autorités lui parlaient - et selon son coeur de soldat! - qu'il eût dû alors décider la résistance. Nul doute que s'il eût su prévoir la progessivité et l'irrésistibilité de l'inclination à la politique de Vichy conduisant à la collaboration avec l'ennemi, c'est-à-dire le doigt dans l'engrenage de la trahison, il eût tenté alors l'impuissant mais glorieux geste de combattre, ne fût-ce que quelques heures (3), et de saboter son matériel et ses navires. A ce moment, faisant fuir en panique la population dans le bled, il n'eût pas évité l'installation de l' envahisseur à Bizerte mais aurait du moins sauvé l'honneur militaire sans risquer la faute grave contre l'homme.

En définitive, le drame d'aujourd'hui est bien l'aboutissement retardé d'une mystique surannée de dévouement absolu à l'autorité de droit divin, ayant rendu ce loyal serviteur des vénérables valeurs spirituelles d'un autre âge, aveugle des significations concrètes du monde présent.

Le sort en était jeté avant ce Diktat: L'héroïsme de Derrien n'apparait plus désormais dans la perspective de l'Histoire. Il a sauvé de la mort une masse de malheureux visés par le monstre hitlérien. Mais il éclaire trop crûment la naïveté dangereuse de ceux qui s'y sont laissés acculer, comme lui, par traditionnalisme mystique, pour apparaître valable à ceux qui jugent le militaire avant l'homme.

 

(1) L'Amiral Derrien était désarmé: il n'avait plus aucun moyen de résister; sa place était intégralement occupée, et ses troupes ne pouvaient plus se développer. Un massacre général n'aurait "servi à rien" (Kammerer locuit!). Le lecteur verra que c'est pourtant pour ne pas avoir donné ordres de sabotage qu'il fut condamné par le Tribunal d'armées d'Alger aux travaux forcés à perpétuité. (voir Chap. XIV: Sordide épilogue.)

 

(2) Prévision qui se réalisera, en 1944, au moment de son procès à Alger, dans les titres de journaux.

 

(3) Certains critiques militaires ont, avec le recul du temps, affirmé qu'une résistance à Bizerte eût hâté la déroute des Allemands. Pourtant on peut être sûr que l'attaque brusquée qui était préparée par les troupes de l'Axe au début de Novembre, eut triomphé de toute résistance, symbolique ou désespérée, Bizerte étant pratiquement désarmé par les conventions d'armistice.

La conduite la plus sage aurait été de prévenir les Alliés débarquant à Alger qu'ils pourraient, en se pressant, débarquer à Bizerte sans y rencontrer d'Allemands; ce qui eût été certainement possible mais en risquant des pertes américaines sérieuses par attaques aériennes. Une telle décision n'eût été, hélas, à envisager que sous la condition d'une entente de Derrien, donc de ses chefs d'Alger avec les Américains. Et l'on sait combien furent laborieux, partiels et tardifs les efforts de contact des résistants d'Alger avec les alliés et même avec les chefs français! Comme le drame de Bizerte, la plupart des drames de cette guerre eurent comme origine première l'incompréhension haineuse entre français, mal persistant à la guerre…

 

 

Epouvante dans le ciel La guerre des nourrissons

 

 

Version : 25.01.2005 - Contents : Martine Bernard-Hesnard

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