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Chapitre VII
Marins sans Navires

Hôpital de Ferryville

 

Les modalités de l'occupation hitlérienne de la zone de Bizerte, étant, cette fois, officiellement et définitivement arrêtés, Décembre s'écoule dans une sorte d'hébétude fataliste.

On assimile mal la réalité des évènements récents qui, subis dans une espèce de stupeur renouvelée, ont abouti à une lamentable situation totalement inprévue: Celle-ci donne aux Français l'étrange impression d'être parqués dans une vaste prison sans barreaux. Ils sont témoins mais non acteurs. Car la petite population maritime noyée dans la formidable masse mécanisée des troupes de l'Axe, sans aucune nouvelle de France, est moralement exilée de l'action et comme reléguée hors de l'univers en armes.

Le gouvernement de Vichy ne daigne pas se manifester, si ce n'est, de loin en loin, par quelque message administratif insignifiant. Visiblement, il nous laisse tomber! Après la cascade des nouvelles bouleversantes, silence absolu de la métropole. En risquant de gros ennuis, on capte les ondes, pour nous, hélas, sans bienveillance de la B.B.C., qui exhorte nos officiers à une résistance désormais aussi dangereuse pour tous que totalement stérile. De son côté, la radio française, à la voix éteinte, nous navre par la servilité à l'égard de l'occupant ou ses pacifiques banalités. Depuis la mission-éclair de l' Amiral Platon, le 15 Novembre, dont l'ardeur sectaire nous fait pressentir des haines implacables et extensives entre français de là-bas, nous ne savons plus rien de la France!...

Nous apercevons de loin en loin, dans une vision rapide la barbe grise débonnaire de l'Amiral Esteva, qui continue à venir haranguer la population, à l'occasion des bombardements et des restrictions qui s'aggravent. Toujours les mêmes homélies méritoires mais annonciatrices de catastrophes à endurer courageusement. Il est maintenant flanqué d'une petit lieutenant-colonel d'aviation à la très longue croix de guerre chargée de palmes.

C'est de Tunis, maintenant lointaine (du fait de la précarité des moyens de transport), que nous parviennent quelques rumeurs, hélas, peu rassurantes: Ceux qui, à la faveur d'une mission officielle, vont passer la journée dans la capitale de la Régence en y accédant par la plaine de Protville - la route de Djedeida est trop proche du front - ont aperçu avec stupeur les "révolutionnaires nationaux", le journaliste Georges Guilbaud en tête, les S.O.L et les dirigeants du P.P.F. claquant les talons et saluant à l'hitlérienne les hauts dignitaires de la Gestapo. Ils nous rapportent aussi des incidents qui démontrent qu'au camp des collaborateurs, la discorde règne: Le délégué du Maréchal, lorsqu'il reçoit Guilbaud dans son bureau de la Résidence où il tient en laisse le malheureux Résident général, a la main sur son révolver…

Ici, Dieu merci, rien de semblable. Personne n'envisage de fraterniser. En dehors de quelques phrases banales sur la guerre, échangées à l'Arsenal entre les ingénieurs français et les rares officiers de Marine allemands - eux-mêmes méprisants pour leurs camarades de l'armée de terre -, en dehors des rapports rares des services entre les chirurgiens français et des médecins allemands venus isolément demander à voir leur blessés, officiers français et officiers de l'Axe s'ignorent.

Parfois, le Directeur du service de santé, dont le nom de famille jadis bien connu à l'ambassade de Berlin du temps d'Aristide Briand, a été remarqué de quelques Allemands, voit s'incliner devant lui un médecin allemand de passage, parmi ceux, assez nombreux qui semblent rebelles au catéchisme national-socialiste. Lorsque celui-ci fait allusion au pacifisme qui lie les médecins de toutes les nations, le chef du service sanitaire français, amène, sans en avoir l'air, la conversation sur le sujet de la retraite allemande de Lybie, évocateur des pires éventualités. Imperturbable, il savoure alors une ironique mais silencieuse satisfaction à voir son pauvre confrère de l'armée ennemie, médecin de réserve gynécologue ou installé dans quelque station thermale, durement arraché par Hitler à ses foyers, s'attendrir jusqu'aux larmes sur son propre destin, que, dans une secrète anxiété, il pressent de plus en plus catastrophique:

"Nous avons remporté trop de victoires… trop de victoires pour éviter le désastre!"

Car les vrais nazis sont relativement rares chez ces toubibs qui se succèdent en Tunisie, leurs services sont débordés; et le corps médical allemand de complément compte de plus en plus de "démocrates" gagnés par la terreur du lendemain à un pacifisme tardif et désespéré, depuis que se prolonge et tourne mal la campagne de l'Afrika-corps.

Vers le 12 Décembre, les troupes de choc, jusqu'alors visibles sur toutes les routes et campées dans toutes les zones abritées, s'évanouissent en quelques jours, parties vers le front. Le calme est revenu; mais le bombing allié continue, inexorable: Le 15 Décembre, Bizerte est durement touchée; des bâtiments s'effondrent à la Pêcherie; le personnel se cantonne presque toute la journée dans des abris protégés, en particulier vers les sous-stations électriques proches des sous-marins. Le 20, on doit évacuer le poste de secours chirurgical de la caserne Japy à Bizerte. Le 26, la gare subit de nouveaux dégâts, irrémédiables. Du 25 au 31 Décembre, la ville et l'aérodrome de Sidi-Ahmed sont fortement arrosés.

Le rôle de l'Amiral Derrien se restreint de plus en plus. L'activité du personnel non licencié est maintenant étroitement localisée à Ferryville et à son arsenal. D'où la question se pose pour lui de décider à qui déléguer ses pouvoirs à Sidi-Abdallah, où il ne se rendra que rarement: Un représentant sera, tout naturellement, l' Ingénieur-général, qui deviendra major-général, Directeur de l'Arsenal et en même temps, du fait de la suppression de l'Amiral qui y résidait, Commandant militaire de Ferryville. Quant à lui-même, Commandant en chef mais entouré seulement de quelques officiers de son état-major, il s'habituera à vivre dans un poste de commandement bétoné à quelques métres de son bureau de la Pêcherie. Dans quelques semaines, lorsqu'il "en aura assez de vivre dans les ruines", il émigrera, avec son état-major, encore plus restreint, dans le vieux Fort du Rara, qui domine, sur la rive gauche, l'entrée du Canal de Bizerte.

Presque tous les officiers de Marine ont cessé leurs fonctions. Quelques-uns restent à Ferryville, les autres s'égaillent, avec leur femme et leurs enfants, dans la campagne proche ou dans le périmètre ou la banlieue de Tunis.

Ce sont les officiers de la "garde nationale" - selon le qualificatif fraternellement dédaigneux que leur donnait jadis le "grands corps" - ingénieurs, commissaires, contrôleurs, médecins et pharmacien-chimistes, porteurs du brassard à croix rouge - qui, en grande majorité, représentent désormais en Tunisie la Marine par leur uniforme aux galons sur velours.

On ne rencontre guère plus de tenues françaises dans les rues défoncées de Bizerte. Mais on en voit un certain nombre à Ferryville, lieu de concentration des officiers et spécialement aux alentours du "cercle naval", où la plupart de leurs familles viennent absorber deux fois par jour un repas de plus en plus frugal. Les approvisionnements, en effet, sont comptés. L'Intendance maritime fait tout ce qu'elle peut pour arracher au contrôle de l' Intendance allemande les denrées du marché local ou les stocks réquisitionnables, celle-ci inclinant à distribuer très largement ce dont elle dispose à son personnel. Dans quelque temps, les repas deviendront pénitentiels, à base de riz et de purée de fèvettes! Par bonheur une petite cargaison saisie sur un bâtiment anglais aux débuts des hostilités permettra d'agrémenter ces menus de famine d'un petit bout de fromage compact et d'une très mince feuille de "cornet de biffe", arrosé de vinaigre, selon l'orthographe du chef maître d'hôtel.

Circonstance aggravante, durant les quelques journées d'occupation soudaine imprévue de tous les établissements militaires par des soldats des troupes de choc, ceux-ci se sont rués - malgré les ordres que l' autorité allemande affirme avoir donnés - en gaillards entraînés à la rapine, sur les divers magasins de l'Arsenal. Ils ont fait main basse sur les boîtes des conserves, stocks alimentaires, tricots et pantalons de marin, donnant ainsi le mauvais exemple à quelques chapardeurs sans scrupule, comme il y en a un certain nombre dans la population composite et miséreuse de Ferryville, ce sordide village indigène, mué ces dernières années en petite garnison française.

Jusuq'ici, ce bourg franco-arabe, que les marins dénomminaient par dérision avant la guerre Sidi-trou-lala, n'a guère connu de la guerre que l'afflux de réfugiés de la zone de Bizerte et le grondement encore assez lointain du bombing. Lorsque le 15 Décembre, j'arrive avec quelques officiers de la Pêcherie, chassés de leurs bureaux par la démolition, ayant quitté définitivement l'enfer boueux et tonitruant de Bizerte, au cercle de Ferryville, encore en pleine quiétude, je retrouve un peu une curieuse impression de jadis:

Celle que j'éprouvais au temps de la grande guerre, lorsque je revenais, hâvre et fripé, d'une mission au front de l'Yser, à Dunkerque ou dans une grande ville du territoire. J'y rencontrais, dans des brasseries confortables et abondamment éclairées, de jeunes citoyens bien vêtus, battant les cartes avec un zèle puéril, qui me toisaient d'un air nullement gêné, à côté de poules de luxe dont le regard, chargé d'altière sottise, détaillaient mes lourds souliers et ma grossière capote maculée…

Au cercle de Ferryville, en effet, règne encore un indiscutable confort mondain, à peine aiguisé d'un volupteux petit frisson à l'idée de la guerre aérienne qui rôde aux alentours. De jeunes femmes au rire un peu forcé secouent leurs bouclettes lustrées et exhibent de longues jambes ambrées sur les hauts escabeaux du petit bar, où l'on sert des apéritifs variés, dont certains d'avant la guerre. On flirte, on continue les menus potins acidulés de jadis, principale distraction de la toute petite ville; parfois même, le jour, ose-t-on quelque partie de tennis. Or ce monde élégant contemple avec curiosité nos figures mal rasées et graves. On nous écoute avec un sourire correctement apitoyé mais qui dénonce le douillet égoïsme de gens que les évènements n'ont guère dérangés, ni dans leur appartement intact ni dans leur petites facilités du marché noir.

Dans le jardin du cercle, quelques tranchées bétonnés qui, à demi-comblées, servaient jusqu'ici d'urinoirs aux maîtres d'hôtel et de cachette aux jeunes garçons, viennent cependant d'être remises en état, dans l' éventualité assez vague de bombes alliées sur cet établissement apparemment bien isolé des formations militaires et intégralement français.

Ce hâvre minuscule, des modestes mondanités maritimes - et aujourd'hui du désarroi des familles françaises qui éprouvent un besoin instinctif de se serrer mutuellement à l'écart de l'occupant - est soumis depuis toujours à une réglementation militaire sous l'autorité d'un officier supérieur Président, supervisé par l' Amiral major-général, (aujourd'hui sans fonction et retiré dans quelque ferme du bled). Les quelques officiers de marine non licenciés répugnent assez à cette responsabilité principalement paperassière. C'est finalement, un haut fonctionnaire de la Marine, homme du monde aux manières fort courtoises, qui l'accepte. Son profil fortement cintré, sa carnation très bistrée et les fioritures végétales de sa casquette lui donnent l'air distingué d'un diplomate ibérique. Il se dit là pour faire régner la correction des moeurs et le souci de la légalité nationale. Il veille fermement à ce que les couples échauffés ne se lancent à la tête, de part et d'autre du comptoir aux cocktails, des jugements politiques risqués - comme le gâtisme de Pétain - ou des bobards à sensation de nature à attiédir le moral des citoyens - comme le souci déclaré des bombardiers américains de respecter charitablement la cité de Ferryville, ville-refuge aux nombreux toîts revêtus de vastes Croix rouges - Lui-même, n'hésitera pas, dans quelques jours à partir en mission officielle à Vichy. A son retour, il insistera imprudemment sur la surprenante verdeur et la netteté du jugement qu'il aura notées durant quelques minutes d'entretien à l'Hôtel du Parc chez le vieux Maréchal, présenté sans doute aux visiteurs attendris, dans un de ses moments de divine lucidité.

Les semaines passent, les affres du bombing se rapprochent pourtant, alimentant à nouveau les pronostics et commentaires chez les officiers licenciés, entièrement désoeuvrés - le gros travail est principalement réservé aux ingénieurs et aux officiers du service de santé, dont les nombreuses ambulances parcourent sans cesse la contrée. La Noël se passe sans autre incident que des coups de feu en salve tirés dans la nuit dans les rues par les soldats allemands trop bien nourris et abreuvant à l'occasion de Christmas leur sensiblerie nostalgique, du vin rosé bouqueté des collines tunisiennes. L'officier de marine allemand qui commande les services allemands de l'Arsenal, à qui l'on rapporte le fait, indigné, avec un sourire complaisant: "Quelles moeurs, ces soudards!" La soif de sécurité aidant, on finit par croire que Ferryville est privilégiée, peut-être même intentionnellement épargnée par les Alliées, comme "cité sanitaire", comprenant grand hôpital maritime fonctionnant à plein rendement, deux hôpitaux auxiliaires, des oeuvres sociales et bourrée de familles, d'enfants, de médecins et d'infirmières…

Hélas! Le Jeudi 7 Janvier, l'Arsenal et ses abords sont soudain bombarbés au petit jour, y compris le Cercle naval où un ingénieur mécanicien est tué devant sa femme et ses enfants. Le lendemain, le pilonnement du vaste établissement maritime reprend: 18 morts dont 15 français et 19 blessés.

Le bombardement de l'Arsenal reprend le 31 Janvier, avec cette fois, 65 blessés, heureusement en majorité allemands et 42 tués. Bientôt le secourable petit Cercle naval devient lui-même inhabitable; il est réduit à un réfectoire consistant en une grande salle ouverte à tous les courants d'air. Les repas, devenus encore plus pénitentiels, sont expédiés entre deux alertes, celui du soir très tôt vu l'absence d'électricité. Les gosses en larmes sont bousculés par leurs mamans et trébuchent en gagnant les abris.

Maintenant, plus de sémillantes discussions au bar, plus de fines silhouettes ondoyantes autour des petite tables, plus d'heureux assoupissements dans les fauteuils de cuir, plus de boissons variées et savantes dégustés au chalumeau. Une discipline grave de monastère, des gens pressés de se mal nourrir, des mères anxieuses de leurs petits, guettent, le soir venu, les éclairs annonciateurs de l'épouvante, des familles pédalant fébrilement, en groupe, aussitôt les estomacs calmés, pour regagner leurs petits appartement lézardés à proximité d'une tranchée de jardin.

A son tour, Ferryville connait maintenant la guerre, à vrai dire adoucie. Car le quartier habité par les familles n'est touché qu'à de longs intervalles. Mais la densité de la population réfugiée inquiète les autorités; et l'on sent peser sur la foule les affres de la guerre des nerfs.

Le 24 Décembre, on a appris l'assassinat de Darlan à Alger. Dans l'ignorance absolue de ce qui se passe au-delà des lignes allemandes, ne recevant comme informations que les bobards outrageusement tendencieux du journal allemand de Guilbaud, le "Tunisie-Journal", nous imaginons qu'il a pu être tué par quelque fidèle vichyssois, voulant punir la trahison du Maréchal. Puis on apprend que le meurtrier est un jeune résistant, suggestionné par son confesseur et qu'il était en relation avec les milieux monarchistes. Il y a ici quelques officiers qui inclinent plus ou moins à l'idée royaliste: Ils s'indignent qu'on puisse penser que la noble idéologie maurrassienne soit en cause dans un drame qui fait le jeu des gaullistes. La disparition violente du grand chef de la Marine, qui comptait d'ailleurs plus de protégés que d'admirateurs, cause toutefois un pénible malaise; car il recèle crûment la douloureuse tragédie de la patrie française; la Haine entre compatriotes, autrement déprimante que l'occupation, à laquelle, ici, on est résigné.

L'Amiral Derrien, lui, a été très frappé par la mort de son ancien chef et camarade. Elle lui fait toucher du doigt l'extrême violence de la révolte de certains français contre les dirigeants de notre Marine. Darlan, pourtant, est passé à la Résistance. N'a-t-il pas donné lui-même, l'exemple de la non-discipline au chef de l'Etat? N'y eût-il pas eu, en effet, evidente absurdité, dans le cas de Darlan, parvenu à négocier un armistice avec les Américains, à ne pas se séparer du Maréchal? Son principe patriotique, à lui, Derrien, renforcé par les contacts pris ici avec d'autres Amiraux avant les hostilités, son principe de l'obéissance sacrée perinde ac cadaver, en est ébranlé à nouveau. De plus, la marche des évènements et certaines informations secrètes venues d'Algérie affirment l'énorme puissance américaine, jusqu'ici insoupçonnée ou niée ironiquement: La victoire, de plus en plus, parait vouloir changer de camp…

D'où l'affliction grandissante de ce breton, désormais terriblement seul, près d'un minuscule état-major, presque entièrement inoccupé, et surtout ressentant avec révolte son impuissance totale - dont il est lui-même l'un des responsables -, alors que son ennemi de toujours, l'Allemand, tout près de lui, commence à prévoir à son tour le désastre!

Peu après son installation au Rara, je vais lui rendre visite. Son fidèle maître d'hôtel me conduit vers lui, aux abords d'une douve du vieux fort démantelé, où ruminent deux vaches laitières, contemplant un mur charitablement peint en vert-jardin, échappées au bombardement de l'étable maritime de la baie de Cébra. Lorsque le regard se détourne du grandiose horizon de la rade bleue du cap Bizerte, à nos pieds, jusqu'aux lointains mauves du Rass Zébib, il caresse un décor bucolique de pinèdes et de clairières verdoyantes parsemées de palmiers nains. Je trouve l' Amiral vieilli, accablé par ses récents souvenirs rabâchés dans la solitude, mais pourtant plein d'espoir dans la victoire finale.

Sa haine de l'Allemand s'épanche. Il y a quelques jours, étant sorti seul, en veston élimé et les broderies de sa casquette blanchie par les ans, il s'est, étant perdu dans ses pensées, peu à peu égaré vers les pentes broussailleuses du Cap Blanc. Il humait à pleine poitrine la brise du large chargée des senteurs balsamiques des collines ensoleillées quand soudain deux sentinelles allemandes surgissent, lui faisant rudement saisir par leurs gestes et leurs injonctions rauques qu'il est dans une zone interdite.

"J'ai eu tout à coup un mouvement de fureur", me dit-il, "j'ai mis la main à ma poche pour saisir mon revolver, qui n'y était pas. Je vous jure que je leur aurais brûlé la cervelle."

Il est en effet fort possible, dans l'état d'esprit où il est, que même la crainte de terribles représailles pour tous, n'eût pas suffi à le contenir. Les deux boches finirent par réaliser qu'il s'agissait d'un officier de haut grade et le ramenèrent, comme un prisonnier, à son nid d'aigle.

Il me raconte ensuite qu'il a eu confirmation, par des amis, de l'organisation de la Résistance à travers les campagnes bretonnes. Il a eu à plusieurs reprises la tentation de décider son rapatriement par avion - proposé à plusieurs reprises par les allemands -

"Je connais à fond tous les alentours de ma ferme, toutes les landes, toutes les cachettes du côté de Carhaix, de Laniscat, de Mûr-de-Bretagne… Nous ferions du bon travail là-bas!"

Mais il a toujours refoulé ce désir, car il est persuadé qu'un devoir impérieux l'oblige à ne pas abandonner son poste. Ne serait-ce que pour éviter qu'un autre chef - il en connait que ne demanderaient pas mieux - lui succédant au Commandement de la Marine sans navires de Tunisie, ne sache pas conserver, au moins symboliquement, la souveraineté française sur ce tout petit coin respecté par l'occupant - et assurer la direction morale du petit groupe français dont il est responsable.

Sa pauvre résidence d'aujourd'hui, dans cette bâtisse militaire croûlante, d'où il perçoit, nuit et jour, dans les airs et dans les flots, les témoignages d'une guerre gigantesque dont il est exclu, lui qui a vécu toute sa vie de marin pour la faire, est libre… Mais le vieux chef désarmé se sent pourtant bien plus esclave de sa foi et prisonnier de lui-même sous le pavillon tricolore flottant librement sur le canal de Bizerte, que dans la geôle ignominieuse où, dans quelques mois, le conduira sa qualification de "collaboration" malgré lui.

 

 

La guerre des nourrissons L'arsenal travaille

 

 

Version : 01.05.2006 - Contents : Martine Bernard-Hesnard

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