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Chapitre VIII
L'arsenal travaille

 

Le gros travail imposé à la Marine par les conventions franco-allemandes de la Pêcherie consiste avant tout à assurer le bon fonctionnement du grand arsenal de Sidi-Abdallah, sous le commandement de l' Ingénieur-général des Industries navales. Cet officier-général, investi de nouveaux pouvoirs, est secondé par un état-major composé d'ingénieurs et de quelques officiers de marine, qui va se montrer dans ses très délicats rapports avec l'autorité maritime allemande, aussi digne et souple qu'il sera, dans son rôle technique, utile et persévérant. Utile en ce sens précis qu' il servira exclusivement les intérêts de la Marine et de la population française. Car l'activité de l' Arsenal se maintiendra presque jusqu'à la Libération, tout en restant pour l' occupant un leurre.

Au premier Conseil des Directeurs que ne préside plus un Amiral, l'ingénieur-général sait établir entre les chefs de service une entente que nul désaccord ne viendra atténuer, sous le signe de la maintenance de la souveraineté française. A sa ferveur patriotique, à son intelligent dédain des opinions partisanes ou des préoccupations politiques dont nous n'avons que faire en ce moment, tous comprennent que ce petit homme décidé, économe de son temps et de celui de ses subordonnés, qui sait écouter et ordonner au téléphone, en deux phrases brèves, sera un chef: Il joindra à l'autorité militaire de ses étoiles cet esprit de coordination des efforts et de direction morale bienveillante du personnel à base d'appel à la discipline consentie et d'exemple laborieux, qui fait l'efficience de nos ingénieurs d'arsenal et leur prestige aux yeux des ouvriers.

Il se dit certain que la première idée est venue à tous, en recevant l'ordre de travailler en présence de l'occupant, a été de nous dérober, d'abandonner notre poste, de tenter l'organisation de quelque résistance… Mais à quoi eût servie cette défection, soit collective, soit sporadique? A inciter les représentants de l'Axe à raidir leur intervention, à faire venir d'urgence d'Allemagne et d'Italie des ingénieurs qui eûssent, en quarante-huit heures, fait main basse sur le matériel et considéré comme prisonniers nos techniciens et nos ouvriers.

Il nous laisse entendre, d'autre part, que nous avons, en dehors du travail quotidien, un rôle patriotique à jouer, mais difficile, dangereux et qui doit, par conséquent être extrêmement secret: Dissimuler tout matériel pouvant exciter la convoitise de l'occupant, saboter le travail dont pourrait profiter l' Allemand mais en virtuoses de la technicité et de la manière la plus insoupçonnable, - ce que permettra la compétence limitée des officiers boches présents, dont l'un est un diplomate de carrière et les autres des empiriques. Il ne nous dit pas ce qui nous sera révélé plus tard lorsqu'il sera arrêté par l'autorité allemande: sa sympathie discrète mais agissante pour les enfants perdus de la Résistance que le hasard fera s'égarer jusqu'à Ferryville et qu'il recueillera ou aidera en bernant la vigilance de la Gestapo.

Chacun se met donc au travail, aussi bien à l'Arsenal que dans ses annexes et dérivations à travers la zone de Bizerte, dans le meilleur état d'esprit: Avec la conviction rassurante qu'il est, avec plus ou moins d'utilité ou de mérite mais dans une participation à la ferveur commune, un rouage de l'organisme autonome qui assure la sécurité et les besoins de la population française, la survie de la Marine et la souveraineté de la France en Tunisie.

Les Industries navales - constructions et armes navales - se consacrent à toutes les activités applicables aux oeuvres du temps de paix, à l'entretien des machines-outils et de gros appareils, à l'entraînement professionnel du personnel technicien et ouvrier; elles limitent au maximum la portée des exigences allemandes en matériel, que les ingénieurs parviennent à décourager sous l'apparence de la plus passive et courtoise bonne foi. Ils passent maîtres facilement dans l'art de dissimuler, de ralentir le travail, de déplorer le mince rendement… L'artillerie navale, notamment, se concentre à la Pyrotechnie, vaste établissement étalant à l'écart ses pavillons blancs à tuiles rouges sur les bords du lac, où l'on veille sur les stocks de munition, inutilisables par les armes de l'occupant. L' ingénieur-général y habite, loin des regards indiscrets et très loin du bureau de l'officier allemand qui représente les intérêts ennemis, dans l'ancienne résidence du Major général à la porte de l'Arsenal vers Ferryville.

L'Intendance maritime, ausitôt après les premières détériorations de ses magasins de vivres et d'habillement, s'ingénie à éparpiller ses stocks en dehors de l'Arsenal un peu partout; ce qui les fait échapper à tout contrôle sérieux. Les Travaux maritimes disséminent sur toute la région leur équipes d'ouvriers, réparant bâtiments à terre, chaussées etc, pour un usage indispensable à la vie française et multiplieront jusqu'au manque absolu de ciment, les abris protégés pour la population militaire et civile.

Le service de la Direction du Port est, inévitablement, moins indépendant de l'autorité allemande. Les officiers français qui en sont chargés et le personnel civil qui est sous ses ordres ne peuvent refuser de réparer les grues, embarcations etc. ou d'assurer le mouvement des bâtiments. Mais en le faisant, ils sont conscients d'éviter le pire, à savoir la main-mise catégorique et intégrale de la Marine allemande sur cette organisation française. Maintenant, à Sidi-Abdallah et dans toute la zone portuaire qui en dépend, la survivance disponible de notre Marine, ils peuvent librement veiller à sa sécurité, en même temps que freiner sérieusement le rendement de la Marine ennemie; ce qu'ils réalisent avec astuce et cran. Les officiers montrent même, lorsqu'il s'agit de sauver des vies françaises, un héroïsme aussi efficient que modeste.

Tel cet officier en second qui interviendra de sa propre initiative un jour qu'un transport allemand, atteint directement d'une bombe alliée, se mettra à flamber, à quai, bourré de munitions: Pour éviter que sa catastrophique explosion ne détruise la ville surpeuplée, il n'hésitera pas à monter à bord, à prendre, en pleine panique de l'équipage et des dockers, le commandement du navire et à le conduire au péril de sa vie au milieu du lac!

Dans tous les services, le matériel est dissimulé dans toute la mesure du possible, depuis les armes, les outils, les stocks industriels à l'Arsenal et dans ses dépendances jusqu'au matériel sanitaire considérable et précieux dans le vaste magasin du service de santé à l'Hôpital, nul Allemand ne pénétrera. Quant au matériel consommable courant, il ne sera cédé à l'occupant que par petites quantités et selon une procédure régulière, d'ailleurs très onéreuse pour le cessionnaire, remboursé aux tarifs réglementaires, revalorisés, en argent français: Il y a loin de cet échange conventionnel et avantageux au pillage sans frein qui eût été la première conséquence d'une occupation imposée par la force.- Dans quelques rares cas, des français affectant une patriotique attitude de résistance négative, se refuseront à tout contact avec l'occupant et le laisseront faire: Ce ne seront ni les plus consciencieux, ni les plus braves. A l'abri de la formule commode: "Les Boches prennent tout", ou retranchés derrière quelque confortable alibi, ils allègueront plus tard leur souci méritoire de se tenir à l'écart pour ne pas "collaborer". Mais ils auront ainsi, pourtant, réalisé la forme la plus désastreuse de collaboration, masquant d'une attitude vaniteuse et paresseuse, sinon timorrée, ce qui aura été en réalité l'abandon d'une dure responsabilité.

Le travail, quoique réduit, devient de plus en plus difficile au fur et à mesure des destructions de l'Arsenal par les bombes alliées. Depuis les premiers bombardements du 8 et du 31 Janvier, beaucoup de bâtiments sont inhabitables; mais les ingénieurs s'y cramponnent, parvenant à grand-peine à maintenir le nombre strictement indispensable des ouvriers. Ceux-ci qui risquent leur peau chaque jour, sont mal nourris. Ils multiplient les absences malgré la menace des sanctions réglementaires: Il s'agit surtout des ouvriers indigènes.

L'ingénieur-général n'a pas à s'occuper seulement du grand établissement. Il faut qu'il règle toutes sortes de questions touchant la discipline de la place, la sécurité et le bien-être de la petite ville de Ferryville etc. Il prend conseil des Directeurs et se tient notamment en liaison étroite avec le Directeur du service de santé, dont l'activité s'est aussi, en grande partie, concentrée sur ce lieu de refuge des repliés et d'assistance à la population. Celui-ci le tient au courant des questions d'épidémiologie - essentielles dans ce pays où règnent typhus, typhoïde, malaria et autres fléaux sanitaires - d'hygiène, de défense passive.

Un des problèmes qui les préoccupe gravement tous deux est l'éventualité d'une évacuation massive de la population, de plus en plus affolée à la prévision d'une rupture du front, inévitable et sans doute prochain, d'ailleurs condition de la libération. Les notables de la petite cité, les pères de famille surtout, les harcèlent de leurs demandes de conseils: Que faire des femmes et des nombreux enfants pour leur éviter de vivre, peut-être de longs jours sous les obus ou d'être coincés, s'ils quittent leurs domiciles, entre les tanks et les batteries des deux adversaires? La grande route qui passe dans l'axe de la ville est, précisement, stratégique au premier chef. Elle joint la route de Tonija, par où déboucheront les troupes de l'Axe en retraite et les Américains victorieux, s'avançant de la région de Mateur par le sud du lac de l'Iskeul, à la grande voie, qui, longeant le lac de Sidi-Abdallah, sera la principale issue des colonnes en retraite vers le Nord-est de la Tunisie et la mer ou vers Tunis par Protville. Ne se battra-t-on pas dans les rues de Ferryville, sur les places, entre les pâtés de maisons? La colline de Sidi-Yaya, qui surplombe la ville, est une citadelle allemande hérissée de canons et de mitrailleuses, que les Boches défendront pied à pied. Des postes allemands de résistance ultime sont installés partout autour de la ville et même dans son enceinte. Ils s'éparpillent sur toutes les routes avoisinantes et jusque dans les marais qui prolongent la route de Tonija à Bizerte! - Il faudrait sans doute évacuer la population, mais où? Ils proposent les carrières du Djebel Iskeul, à une quinzaine de kilomètres de Ferryville, dans un paysage désolé et pierreux coupé de gorges profondes, où les Travaux maritimes prélèvent des moellons: On pourrait y installer à l'abri de toute bombe, couchettes, centre de ravitaillement et service médical?...

La question est examinée et réexaminée. Ingénieurs et médecins l'ont étudiée sur place. Mais ne cette proposition ne peut être officiellement retenue: Non seulement la seule voie d'accès, une petite voie ferrée étroite où circulent des convois de wagonnets est très peu praticable ou, en tout cas, impossible à utiliser rapidement pour un repliement massif; non seulement un énorme matériel à transporter laborieusement y serait nécessaire; mais la région est dangereusement insalubre et infestée d'une malaria pernicieuse, diffusée par une masse formidable de moustiques dont les larves sont impossibles à détruire par les moyens dont nous disposons. Pourtant, sur l'insistance de la population, on y enverra fin Mars, un petit service médical et de quoi abriter quelques familles particulièrement alarmées…
On aura tort.
Car la plupart des réfugiés tomberont malades, des enfants y succomberont.
Circonstance plus fâcheuse encore, c'est précisement là que la bataille sera la plus acharnée et la plus prolongée! Car les carrières de l'Iskeul, redoutes naturelles parfaitement protégées serviront de repaires inexpugnables à des soldats allemands appartenant au fameux "bataillon Hermann Goering", décidés à une résistance farouchement désespérée. Et la guerre s'y prolongera plusieurs semaines après la libération de Ferryville et de Bizerte…

D'autres familles s'éparpilleront dans le bled, moins redoutable mais pourtant inhospitalier, à proximité de la route du lac de Sidi-Abdallah ou sur les pentes du Djebel Kechabta, avec une malchance comparable: ayant installé leurs gosses dans des abris naturels à l'écart des pistes, ils seront pourtant pris sous le feu des tanks. Ou il ramèneront avec désespoir à Ferryville des enfants malades de paludisme grave ou de fièvre récurrente, dont certains porteurs de graves complications. Alors la population reconnaitra la sagesse du conseil qui, finalement, lui aura été donné par l'autorité sanitaire: "Chacun chez soi, l'homme à son service, la famille dans sa cave ou son abri". L'onde tant redoutée de la guerre de mouvement s'avérera en effet bien plus brève et bien moins dangereuse que la guerre aérienne: Mieux vaut entendre beaucoup d'obus siffler au dessus de sa tête que de se trouver à proximité d'une seule bombe explosée.

Le ravitaillement de la population en vivres devient un problème de plus en plus angoissant. Les boites d'endaubage de l'Intendance maritime ont disparu; le stock du corned beef s'amenuise. Quelques privilégiés parviennent, en camionette ou en vélo à se procurer à prix d'or dans les lointains gourbis quelques oeufs non raflés par l'occupant. Légumes et fruits manquent totalement; seul l'Hôpital en reçoit encore.

En Avril, c'est la disette, sauf pour les blessés, que l'autorité sanitaire, par menace aux Allemands de ne plus soigner les leurs, arrive à nourrir correctement sur un pied d'égalité avec les blessés de l'Axe. (Ce qui vaudra à nos médecins, de la part de compatriotes jaloux et aigris, le soupçon d'entente coupable avec l'occupant.

Le bombing donne faim; mais il faut apprendre à maigrir. La guerre des nerfs est à son comble.

Des journées lugubres se succèdent, marquées de cérémonies funèbres, expédiées entre deux alertes. A plusieurs reprises, de navrantes obsèques se déroulent, non plus à l' Eglise de Ferryville, où les assistants ne se sentent plus en sécurité dans l'attente des rites qui se prolongent ensuite au cimetière, mais à la morgue de l'Hôpital; Là, quelques officiers allemands, à la casquette brodée d'argent et aux épaules galonnées croient nécessaire de venir s'incliner devant la file des cercueils recouverts des plis tricolores. Ils affirment ainsi une solidarité dans l'affliction, qui choque les malheureux parents des victimes sans les honorer. Au cours de l'une de ces dramatiques et pénibles réunions, un père, obnubilé par le chagrin, confond les doubles meurtriers de son enfant dans une seule et même révolte: "Avant-hier, ils" (les Allemands) " venaient l'interroger comme un malfaiteur, menaçant de l'arrêter… Hier, ils" (les Américains) "viennent de me le massacrer sous mes yeux!..."

Nous resterons longtemps dans l'obsession de cette ambiance tragique et lamentable, englobant la menace mortelle qui rôdait dans notre ciel, les cadavres innocents alignés sous nos yeux, devant lesquels s'inclinaient les fauteurs de guerre, et cette révolte des famille crachant leur douleur humaine à la face d'un monde incohérent où le terme de nationalité avait, dans l'absurdité de notre situation, perdu son sens.

Le 22 Mars, une alerte immobilise la population dans les abris au cours de l'après-midi. L'attaque de Ferryville ayant cessé, nous nous apprêtons à reprendre le travail, lorsqu'une explosion formidable survient, suivie de plusieurs autres encore plus puissantes, pulvérisant les rares vitres restantes, arrachant les cloisons et les portes, faisant vibrer tous les murs jusque dans leurs fondements et bousculant les individus à l'intérieur des appartements. Chacun croit que sa maison s'effondre sur sa tête… Il n'en est rien. C'est un renfort allemand de munitions qui vient d'exploser à l'Arsenal. Sur toutes les surfaces habitées, sur les terrains vagues d'alentour et à plusieurs centaines de mètres hors de la ville ont été projetés une quantité formidable de matériaux divers: Obus grands et petits à demi éclatés, douilles, fragments de coque dont certaines d'une longueur de plusieurs mètres… Il n'y a que quelques blessés car le navire a sauté très peu de temps après avoir été touché, les gens étant encore dans les abris. Mais la frayeur a été vive dans la population énervée. On a vu des pauvres bougres s'échapper de leurs cachettes le danger écarté et courir à toutes jambes au hasard, comme des volatiles affolés.

Désormais, les rues, dont quelques-unes très déformées par les bombes, se videront, quelques rares boutiques entr'ouvertes. Des quantités de travailleurs urbains chercheront à s'installer en dehors de la ville, s'y croyant en sécurité dans de petites masures faites de torchis et de tôles ondulées, chapardées à l' Arsenal ou cédées par les magasins de la Marine qui auront pitié de leur détresse. Certaines petites agglomérations sordides naîtront ainsi autour de Ferryville, faisant fâcheusement concurrence aux "bidonvilles" indigènes édifiés aux portes de la ville, notamment à proximité de la route de Tindja. Quelques officiers, pères de famille inquiets, s'aviseront de changer de quartier ou de banlieue, chaque fois qu'ils entendront la nuit la chute rapprochée d'un chapelet de bombes, ou partiront en plein bled sans parvenir à s'y loger décemment… pour revenir enfin dans leur ancien appartement: Ils auront parfois la désagréable surprise de le trouver occupé, avec l'approbation du service des logements, par des collègues moins enclins à cette forme peu vaillante de l'instinct paternel.

Vers le mois d'Avril, l'Arsenal est de moins en moins en état de fonctionner. A la surprise indignée de tous, l'Ingénieur-général a été arrêté par les Allemands qui l'ont brusquement mandé à Tunis avec sa famiille: Il n'a plus reparu; l'on apprend bientôt qu'il a été rapatrié par avion. Les boches s'étaient toujours méfié de ce petit homme énergique, aux manières froidement correctes mais chez lequel, se fondant d'ailleurs sottement sur son nom qu'ils prétendaient par erreur israélite, ils soupçonnaient une secrète détermination d'éluder toute assistance et même toute complaisance à leur égard. Cet évènement a navré tous les français; et son départ laisse chez les ingénieurs un vide impossible à combler. Sa succession est ouverte. L'Amiral l'offre avec insistance au Médecin-général, mais celui-ci refuse net. S'il s'agissait de se rendre utile avec plus d'efficience que ne le comptent ses possibilités d'action et dans toute autre circonstance de calamité publique, il eût accepté. Mais il ne consentira jamais, en dehors de son domaine technique strictement défini ses relations avec l'Axe sont parfaitement précisées par une Convention internationale permanente et où il remplit un devoir humanitaire inéluctable, à avoir quelque contact avec les Allemands, qui risquerait de les aider indirectement. C'est le haut fonctionnaire qui a déjà accepté d'être Président du cercle naval que l'Amiral sollicite alors à son retour de Vichy: ancien officier de marine, ayant l'usage du commandement, il accepte. Sa résidence sera à la Pyrotechnie où il s'entoure d'un état-major très restreint. Il exercera ces fonctions de commandement jusqu'à la fin de l'occupation avec bienveillance et autorité.

Peu à peu, la petite cité s'habitue aux explosions et aux attaques aériennes, auxquelles la D.C.A allemande riposte avec d'assez faibles moyens. Malgré ce calme relatif, on sent la population en état d'anxiété sourde, prête à la folie des foules. "Vous êtes des privilégiés!" a grommelé à nouveau l'Amiral Esteva, arrêté récemment dans son auto à l'entrée de la ville devant un petit groupe de badauds et de matrones de la "petite Sicile", le faubourg italo-maltais de Ferryville. Mais malgré les exhortations habituelles de ce genre à la bonne humeur stoïque, cette foule émotive reste extrêmement sensible aux bobards les plus pessimistes.

Bientôt se précise l'annonce des premiers repliements allemands sous la poussée américaine. C'est alors le curé qui, dans la meilleure intention du monde, déclenche la panique. Sa silhouette cordialement faunesque, son bonnet de police martial et sa grande croix autoritaire d'aumônier auxiliaire de la Marine inspirent une invincible confiance aux dévotes inquiètes. Cherchant ingénuement et dans le meilleur esprit évangélique à inculquer le sang-froid à ses ouailles, il prend la parole au "mois de Marie" pour prévenir que l'Arsenal, la Pyrotechnie etc, allaient sauter; que les opérations de ce genre allaient brusquement s'étendre à tous les quartiers de la ville et qu'il fallait s'apprêter à habiter les abris en priant Dieu. Commentant une grande affiche qu'il avait fait poser à la porte de l'Eglise, il va jusqu'à préciser le jour J de la vraie guerre, ajourtant qu'il avait reçu des précisions des Allemands chargés du sabotage terminal… Il n'en faut pas davantage pour rallumer chez les "privilégiés", surtout dans la sordide population italo-maltaise prompte aux implorations à la Madone - comme d'ailleurs à la confiante servilité envers tous les occupants - le désespoir imprécatoire et contagieux. Les jours qui suivent, les rues deviennent extrêmement désertes; quelques passants intrépides, le casque de tranchée brinqueballant au coude comme un panier à salade, avancent précautionneusement et s'évanouissent brusquement, au bruit d'une porte refermée par le vent, dans les sacs de sable et l'argile éboulée d'une tranchée.

Cette furieuse atmosphère d'attente angoissée gagne même bientôt des gens qu'ont eût cru raisonnables et pourtant prévenus par leur entrainement professionnel contre la cocasserie des bobards populaires et les expressions de sottise collective: Un officier supérieur d'un corps de la Marine évalue froidement devant des civils pétrifiés à un million de morts, au moins, le résultat qu'il entrevoit d'une bataille de tanks dans les rues! Les gens ne supportent plus cette guerre des nerfs qui se prolonge. Un officier de marine licencié, que je connaissais comme brave et sensé, m'arrête dans la rue pour m'exposer ses idées sur la Croix Rouge: Il trouve stupide et injuste qu'on soigne les blessés et les malades! Dans les circonstances comme celles que nous traversons, il faudrait, dit-il, les laisser claquer - sauf les blessés rapidement récupérables - donc réduire les organisations médicales et les consacrer aux enfants… La petite cité est en pleine psychose, dite par les psychiatres "obsidionale".

Les jours s'écoulent enfin, les uns sinistres et interminables, les autres égayés par la drôlerie des petits gestes de couardise ou la loufoquerie des propos catastrophés qui s'entendent dans la rue. Bientôt enfin des signes indiscutables nous apparaissent du désastre imminent des troupes de l'Axe. Toutes les désespérances n'ont pu atteindre au fond des âmes les plus timorrées, l' évocation de plus en plus précise de la délivrance!

Nous savons maintenant le front germano-américain à quelques kilomètres au delà de Mateur. Nous suivons dans une hantise passionnée la progression oscillante mais lentement progressive et comme implacable des anglo-américains et peut-être des français venus d'Algérie.

Surveillant quotidiennement l'édification tardive d'un hôpital de combat protégé par des mètres de béton armé sous le pavillon des grands blessés français à l'Hôpital de Sidi-Abdallah, j'entends la rumeur du canon qui, jour et nuit, poursuit sans arrêt sa rassurante et triomphale tonitruance. Le mois précédent déjà, nous avons surpris avec ravissement, des va-et-vients noctures, des entretiens inquiets et animés entre officiers allemands de l'aérodrome de Sidi-Ahmed et de l'Arsenal, s'interpellant sourdement d'une maison à l'autre dans la rue de l' Hôpital encombrée de camions prêts aux déménagements. Nous savons que, tout récemment, le front a été rompu par suite de la défection massive de deux régiments italiens car les officiers allemands n'ont pu cacher à leurs voisins d'appartement leur fureur contre ceux qu'ils appellent les "mandolinistes motorisés! Désormais, nous ne pouvons plus, comme précédemment, nous absorber dans le travail quotidien, tant nous nous sentons, malgré le bombing, prêts à l'allegresse.

Nous savons maintenant que ne va pas tarder à s'ouvrir la porte de notre enfer!

 

 

Marine sans navires Médecins de France

 

 

Version : 07.12.2004 - Contents : Martine Bernard-Hesnard

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