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Index du Livre

Chapitre XIX
Médecins de France

Le personnel de l'Hôpital

 

L'auteur de ce livre doit s'excuser d'avoir à consacrer de nombreuses pages à l'activité du service de santé de Bizerte. Il ne le fait pas seulement parce qu'il est lui-même médecin mais parce que les médecins vont avoir, dans le camp retranché, dont le centre sanitaire est Ferryville avec ses hôpitaux, un rôle important, d'ailleurs méritoire: Assister chirurgicalement, épidémiologiquement et médicalement non seulement des militaires de toutes armes, français, indigènes, germano-italiens, anglo-saxons, mais toute la population civile exposée aux dangers de la guerre et de la contagion. Depuis les familles françaises jusqu'aux foules miséreuses, sous-alimentées et pouilleuses de toute la zone nord de la Tunisie (de la ligne de front jusqu'au Golfe de Tunis), dont les communications sont de plus en plus précaires avec la capitale de la Régence.

Cette tâche épuisante est remplie par le corps de santé de la Marine, assisté d'un certain nombre de médecins de l'armée, coloniaux et métropolitains. Deux épisodes sont à découper dans le film des innombrables incidents révélateurs du courage et de la valeur professionnelle de nos médecins: l'épidémie de typhus et l'histoire de la caserne Japy.

La fameuse "maladie no. 2" de la nomenclature officielle, le typhus exanthématique, dont la brutale et redoutable agression se produit par la piqûre du pou, existe à l'état endémique dans le pays. Mais depuis la guerre, elle a subi une effroyable recrudescence. Car les innombrables pouilleurs des ruelles, des souks, des fondouks, des gourbis, sont encore plus haillonneux et encore plus crasseux qu'autrefois.

Pas seulement parce que le Pou est une créature protégée par le Prophète, mais parce que le savon a disparu et que les étoffes sont usées jusqu'à la corde sans espoir de remplacement. Le pou, cette tare de l'Afrique du Nord, s'est multiplié au point de menacer les européens les plus obsédés de propreté corporelle, dans les gares, les autocars, les marchés. Véhiculé par la domesticité indigène, il a pénétré dans les appartements des ministres et des gouverneurs!

Depuis la fin de cette année 1942, le danger est grand: Alors que les années précédentes c'était surtout au début de la belle saison qu'il renaissait, les parasites pullulent dans les caves et les abris, répandant aujourd'hui partout leurs excréments desséchés, porteurs du virus mortel.

Au début de Décembre, on apprend que dans le pimpant village de Menzel Abderrhaman, à l'entrée du lac de Bizerte, les pauvres gens mouraient comme des mouches. Affolés, les cheiks n'avaient voulu rien dire; des malades étaient cachés dans les arrières-fonds des masures en torchis. Les femmes indigènes avec leur nombreuse progéniture, se terraient, plus effrayées par la perspective de la vaccination obligatoire que par celle du familier fléau. On parlait de 300 à 400 cas déjà, sur une population de 4000 âmes, avec plusieurs décès chaque jour. Le lendemain, une douzaine de cas sont signalés dans le village voisin, plus européanisé de Menzel-Djemil, à proximité du cantonnement des troupes italiennes et, malheureusement de 20 camps de tirailleurs désarmés. De même, à El Alia, gros bourg distant d'une quinzaine de kilomètres en direction de Porto-Faina même, à Raf-raf et à Metline. Je connais bien ces villages éloignés, dont les constructions cubiques font, dans le lointain, des taches blanches sur les nappes verdoyantes des jardins et des oliveraies et qui dressent sous la caresse attiédie du soleil tunisien leurs marabouts immaculés et leurs demi-ruines traversées de coulées de lumière et d'ombres crues. Ils sont, hélas, presque tous démunis de médecins, de dispensaires, de vaccin. De plus, le va-et-vient des militaires acharnés à se procurer les victuailles de plus en plus rares et des ouvriers indigènes en service dans les établissements français et notamment aux Travaux maritimes, ainsi que circulation des fellahs venant ravitailler la ville en légumes, vont disséminer rapidement le fléau: Celui-ci peut se faire bien plus insidieusement meurtrier que les bombes américaines…

Il faudrait donc, de toute urgence, encercler l'agression épidémique et ensuite la combattre. Pratiquement: isoler au plus vite les malades, contrôler toutes les communications, épouiller et vacciner la population. Mais que de difficultés à vaincre!

Le service de santé avait, avant les hostilités, sagement prévu un lazaret d'isolement, tout près de là, précisément, sur la rive droite du canal à Ben Negro: pavillons neufs, dans une zone réservée, se développant parallèlement sur les pentes boisées qui dominent le lac et la rade. A l'intérieur, douches, appareils à étuver les vêtements, salles de contagieux… Mais le très précieux établissement vient d'être occupé par les troupes italiennes; et ce sont les soldats de Mussolini qui jouiront de son eau chaude et de son confort! Ja vais toiser le Commandant, je l'implore puis je le menace du fléau et j'arrive à le terroriser; mais, hélas, ce que je lui dis a pour effet qu'il ne veut plus s'éloigner des douches et de son savon importé d'Allemagne. A la rigueur, si j'étais "collaborateur", je pourrais, en lui offrant en échange quelque établissement français à Bizerte pourvu de douches, arriver à le convaincre; mais notre courtoisie de commande réciproque cache tout autre chose, et nous le savons tous les deux.

Il faudrait au moins des postes d'épouillage. Mais les postes mobiles de l'armée ont disparu avec les troupes ou ont été égarés durant le repliement des casernes et de l'Hôpital militaire de Bizerte bombardés. Pas d'eau chaude, pas de savon, plus de bains maures… Il va falloir improviser des centres d'épouillage et de désinfection dans les villages eux-mêmes. Des habitants aideront les Travaux maritimes à en édifier hâtivement. On les chauffera au bois vert. On briquera les pouilleux avec de l'argile et des désinfectants.

On improvise alors des camps d'isolement et l'on cherche à interdire les sorties des villages… Mais pas de police, tant sanitaire que militaire. L'autorité militaire, dans sa hâte d'en finir avec le désarmenent humiliant, a simplement oublié de prévoir un service d'ordre.- On utilise alors des spahis indigènes désarmés, qui passent pour exécuter fidèlement les consignes. Mais ce genre spécial de consigne heurte leur esprit de solidarité raciale et leur mystique superstitieuse: ils favorisent en cachette la fuite de leurs correligionnaires devant la malédiction d'Allah. Il faut les doubler comme on peut: avec quelques musulmans éduqués, institeurs et petits fonctionnaires, quelques S.O.L. non émigrés à Tunis, des sous-officiers installés dans le voisinage.

Bientôt la pagaille est à son comble, la panique créant la méfiance entre habitants du même douar ou du même hameau ou entre amis et parents du même village. Les uns sont pour rester ou lutter, les autres pour fuir ou se cacher. Les autorités françaises gourmandent les autorités indigènes locales, les menaçant de sanctions. Les petits dirigeants se rejettent mutuellement les responsabilités, le chef de village sur ses adjoints, les adjoints sur les notables, les notables sur leurs amis… Enfin, nos médecins arrivent, parlant avec une ferme autorité, rassurant, persuadant, ordonnant.Et la police s'organise.

"Ne rien demander aux Allemands", telle est la consigne expresse du directeur du service de santé, dont la crainte justifée est de voir survenir des feldwebels la mitraillette au poing. A nos médecins, en qui les indigènes ont confiance, tout le monde finit par obéir: Dans chaque agglomération où paraissent les marins à casquette galonnée et à brassard de la Croix Rouge ou les toubibs en kaki au caducée, la quiétude et la discipline règnent à nouveau.

Il faut du vaccin antityphique. Il en faut en quantité industrielle! Mais il n'en arrive guère de Tunis, pour remplacer le petit stock du temps de paix. On fabrique à l'Institut Pasteur de Tunis un vaccin très efficace, dû à l'un de ses savants. Mais celui-ci, que le Médecin-général va solliciter, ne peut, comme il le voudrait intensifier dans d'énormes proportions sa production coutumière. Il se trouve dans des conditions matérielles extrêmement défavorables: Il faudrait un appareillage électrique de secours pour faire marcher les étuves, il faudrait des souris, des quantités de souris ou, à défaut des lapins - denrée rarissime - On pourrait à la rigueur utiliser des petits rongeurs, qui pullulent dans le sable des oasis du Sud mais celles-ci sont aux mains des Américains. Les Allemands pourraient procurer une bonne partie de ce qui manque mais… le contact avec eux est redouté. Puisqu'il y va de l'intérêt de tous, le Médecin-général s'abouche avec l'autorité allemande, l'impressione par ses graphiques de la montée du typhus et obtient la première aide sanitaire (1) … Finalement, tout le monde s'y met; et le vaccin arrive dans la région de Bizerte en fioles, en flacons, en récipients de fortune de tout genre.

Il s'agit maintenant de distribuer le vaccin. Alors entre en jeu le groupe, hélas restreint, des médecins de l'assistance tunisienne, fonctionnaires aussi désirés que modestes, qui ont accepté de vivre, parfois toute leur carrière, dans le bled pour soigner dans des conditions ingrates et dangereuses une population arriérée à laquelle le toubib doit savoir plaire pour se faire accepter à la place du marabout ou du guérisseur: Dans les villages lointains, ils vaccinent toute la journée. Dans la zone plus proche de Bizerte, nos médecins militaires les remplacent, parcourant les villages, établissant des postes de vaccination aux croisement de routes et aux centres des agglomérations, se mêlant aux burnous et aux djellabas parasités, leurs blouses simplement serrés aux poignets et aux jambes. Il font enlever les cadavres, dirigent sur le centre d'épouillage voisin des processions de haillonneux dont on stérilisera les loques virulentes.

Entre temps on utilise un stock local, venu avant les hostilités du Maroc, d'un vaccin spécial, vivant, fabriqué avec les déjections de parasites et qui inocule un typhus bénin, le "typhus mûrin" , lequel prémunit contre le vrai typhus. Mesure utile mais qui présente cet inconvénient que, de temps à autre, cette maladie artificielle aux manifestations sans gravité, détermine parfois un état assez fortement fébrile. D'où les Arabes, très sensibles à l'égard des bobards hostiles aux européens, tirent l'argument: "Le vaccin des français donne le typhus quand on ne l'a pas." Les infirmières ont du mal à convaincre les femmes indigènes, affolées, de se laisser piquer. Il faut aller les extirper des invraisemblables cachettes où elles se tapissent: petits corridors tortueux, courettes fangeuses où sèchent des guenilles complices malgré le trempage, et jusque dans de vieilles jarres à huile où on les dénichent parfois se livrant à des gestes mystérieux de conjuration.

Bientôt s'organisent partout des services d'épouillage et de vaccination, devant lesquels stationnent de pittoresques files d'attente d'indigènes mâles, mi-grommelants, mi-résignés, se mettant subitement à jacasser et à gesticuler lorsqu'un loqueteux nouveau vient les bousculer. Par ci, par là, un musulman francisé bien vêtu, à la chéchia rutilante, aux chaussettes mauves ou jaune serin, les apaise d'un geste noblement excédé. Le toubib opère avec calme au milieu des rauques interpellations, à l'intérieur de quelque ancien fondouk encore souillé de paille odorante et de crottes de mouton ou dans quelque vestibule d'école indigène abandonnée; soit même, parfois, dans l'une de ces étranges bâtisses à la fois sordides et majestueuses où des colonnes torses ou bien quelques débris de parquet en mosaïque éteinte évoquent la résidence passée d'un riche propriétaire. Mais partout nos médecins sont sur les dents, passent parfois une nuit entière à visiter des suspects ou à piquer, en séries interminables, des notables et des miséreux, pêle-mêle, désormais acquis à l'Hygiène. L'un deux, médecin de l'assistance mobilisé, qui soignait il y a quelques mois la population de Tozeur, l'oasis du sud tunisien, est un brestois, patriote et magnifique d'endurance. Déjà, sous les bombes à Bizerte, il donnait un bel exemple de cran et de belle humeur. Il continue ici, au milieu des pouilleux, harassé mais souriant.

Cependant, la mentalité indigène n'a pas perdu dans cette incohérente agitation de la foule ses affligeantes cocasseries. Alors que les pauvres se sont difficilement laissés convaincre des bienfaits du vaccin, les gens aisés, pris subitement de la panique du mal après la panique des bombes, acquièrent la superstition du nouveau remède collectif. Ils ont peur qu'il vienne à manquer. Dans les localités où la vaccination est difficilement réalisable nait le marché noir de la piqûre et du vaccin. Des mercantis cèdent une ampoule de vaccin soit volé, soit inauthentique, pour des sommes grandissantes: 300, 600, 1000 F la piqûre. Le geste d'appliquer le tampon sanitaire sur la carte d'alimentation est lui-même tarifé, ce qui permet la circulation contrôlée par l'autorité. La naïve et pusillanime clientèle arabe et juive a aussi recours à des vaccinations à répétition, en vertu du principe qu'un remède massif ou renouvelé guérit mieux qu'une faible dose isolée.

De son côté, la société tunisienne d'assistance, le "Croissant rouge" veut sauver l'occasion du fléau pour répandre des bienfaits dont l'influence est subordonnée à l'organisation d'un réseau de comités locaux. Tout le monde sait qu'elle subit l'influence du mouvement autonomiste tunisien, le Destour. Or, ayant entendu dire que les affiliés et sympathisants au Destour vont être exemptés par l'occupant du service militaire obligatoire, voici que les représentants de cette société philantropique sont soudainement remplacés par tous les fils de famille: cousins, beaux-frères, alliés des caïds, Kalifats et cheiks. Tout ce monde s'affaire et veut faire quelque chose pour le bien commun. Ce ne serait pas mal pour l'Hygiène publique si nous ne sentions pas que ces pacifiques citoyens subissent terriblement l'influence allemande et la redoutent. Et le médecin-général se voit obligé de parcourir en tant que délégué de la santé publique, sur les traces de son collègue de la Wehrmacht, le Médecin-général allemand - qui dispose, lui, hélas, d'un stock-réclame de savon et de denrées alimentaires - la presqu'île dont il a la charge sanitaire depuis l'épidémie: Pour neutraliser cette insidieuse propagande boche à base médicale et pour raffermir le prestige français. Son meilleur argument, en distribuant du vaccin, est d'évoquer devant les notables de chaque village, la terrible servitude dont leur soumission à l' Axe les accablerait en rançon de leur germanophilie utilitaire:

"Esquivez tant que vous pourrez le service obligatoire du travail, je vous aiderai" leur dit-il. "Acceptez le savon de l' occupant. Mais songez que cette liberté que vous accorde la France deviendrait un barbare esclavage si nous nous retirions de chez nous devant eux"

Beaucoup comprennent, malgré leur admiration des faibles pour le vainqueur; et certains vont jusqu'à critiquer aigrement leur Bey, qui affiche à Tunis sa servilité à l'égard des représentants de l'Axe.

Pendant que nos toubibs se démènent ainsi sans ménagement dans la défense des populations civiles éprouvées par le typhus, leurs camarades montraient ailleurs sous les bombardements, et particulièrement à la caserne Japy, comment servent les médecins de France.

Après la dispersion des troupes à travers le camp retranché, aujourd'hui licenciées, et après les premières chutes de bombes, des familles, fuyant leur fragiles demeures, ont intallé leurs paillasses et leurs pitoyables bagages sous les imposantes galeries de cet établissement, qu'elles croyaient, assez naïvement, aussi invulnérables que majestueuses. Elles viennent d'être peu à peu refoulées par quelques services militaires ayant fait exception au licenciement, par les service municipaux du ravitaillement de la police, du "service d'ordre légionnaire" etc. et surtout par les chirurgiens. Ceux-ci ont installé en sous-sol un petit hôpital de combat où ils peuvent appliquer les traitements d'urgence aux blessés quotidiens.

L'immense bâtisse surplombant les maisons voisines et les petites rues en pente qui y donnent accès a été, au cours du mois de Novembre, encadrée de modestes cratères. Les voies zigzagantes menant vers sa grande cour inclinée admettaient encore, il y a quelque temps, les arabas tirés par des mules et chargées de matériel de l'Intendance. Sa vue en était seulement dégagée par le nivellement des frêles maisons d'alentour soufflées par les bombes. Il régnait alors entre les hauts pavillons mauresques un amusant désordre: camions non encore raflés par l'occupant, charettes remisées, tonnes de matelas et de convertures, matériel de harnachement et d'équipement, caisses et malles en partance, stocks alimentaires et de combustibles, bonbonnes et fûts et jusqu'à des barils de chloropicrine, liquide dangereusement corrosif, que chaque navire refusait d'importer et qu'on dût pourtant un jour aller noyer en rade… C'était le bon temps pour les chapardeurs, qui, profitant de l'énorme désordre du licenciement - tirailleurs coloniaux, bicots pouilleux, carabiniers siciliens, tous silencieusement complices - allaient récupérer dans ce merveilleux grenier - les uns avec un vague papier de réquisition aux cachets effacés, les autres uniquement forts de leur culot - capotes, guêtres, chaussettes, boîtes de conserve… Des passants emportaient un fauteuil, des livres, jusqu'à des machines à écrire, en déclarant: "Les Boches ne les auront pas."

La destruction de Bizerte suivant son cours implacable, tout a fini par se tasser. Le matériel restant a été expédié dans toutes directions. Les services peu à peu cont émigrés vers des abris plus sûrs de la banlieue. ll ne reste plus que quelques citoyens courageux et le personnel de l'Hôpital d'urgence.

Les chirurgiens occupaient un sous-sol compartimenté par des cloisons en planches: Double salle d'opération, salle de réchauffement et de réanimation, pharmacie, etc, et une salle garnie de lits où les opérés et pansés attendaient leur transport par ambulance à l'Hôpital de Sidi-Abdallah. Ils opèrent toute la nuit, même durant le fracas des bombes; car il n'y a pas d'autre abri que cet hôpital en demi sous-sol, avec sur la tête, de hauts étages sans doute moins fragiles que ceux des maisons particulières mais pourtant terriblement menaçants dans l'éventualité sans cesse évocable d'une bombe tombant directement sur le bâtiment et l'effondrement alors à coup sûr. Le soutènement consiste en poteaux de modeste calibre supportant un rez-de-chaussée en matériau léger. On s'éclaire d'une ampoule électrique de secours, continuellement en panne, auquel suppléent des lampes à pétrole odorantes et fumeuses.

Les chirurgiens - car tous, médecins ou spécialistes, ont dû se faire opérateurs ou autres - sont relayés chaque vingt-quatre heures. Durant les mois qui s'écouleront de cette dangereuse corvée périodique, aucun d'eux jamais ne rechignera. Lorsque, les derniers temps de l'occupation, les bombes auront atteint les bâtiments, il restera longtemps dans la vaillante caserne sérieusement endommagé un simple poste de secours.

Durant les premiers mois de 1943, alors que Bizerte prend de plus en plus le masque d'une ville dévastée à la manière des cités du front de l'autre guerre, les médecins comptent parmi les rares militaires français constamment présents. Durant les nuits lugubres où, dans une solitude de ruines et de cratères, la radieuse clarté lunaire dessine des contours fantastiques, illuminés, de temps à autre, par les terrifiantes explosions acharnées à détruire les survivants dans leurs caves, le service de santé de la Marine continue à sauver des blessés. Je me plais de temps à autre à aller surprendre les chirurgiens dans leur ignoble sous-sol, toussant sous leur masque que pénètre la vapeur de pétrole, mais obstinément penchés sur les viscères éclatées et les os polyfracturés. Leur lutte obscure et magnifique contre la mort me console des ignominies d'une guerre absurde jusqu'au ridicule.

Un jour, le Médecin-général allemand me fait parvenir un message urgent dans lequel il me propose, se disant effrayé des dangers que courent les chirurgiens français de Japy, de charger ses médecins de la batterie voisine de Loudia - où existe un abri bétonné confortable - de recevoir nos blessés de Bizerte. Or, Japy est le dernier bastion, dans la ville, du dévouement professionel de nos médecins. De plus, des blessés français répugnent à se faire soigner par des allemands, qui, d'ailleurs, d'après mes informations, n'ont pas l'habitude d'intervenir la nuit. Consultés, les médecins français déclarent qu'ils veulent assumer le servide de garde à Bizerte jusqu'à ce que la dernière famille française soit évacuée et jusqu'à ce qu'aucun service officiel français n'y soit plus signalé!

Le bel exemple donné par les chirurgiens de Japy est suivi par les infirmiers - qui appartiennent tous, au service de santé de la Marine - et par les infirmières, dont deux ou plusieurs accompagnent leurs équipes de secours. L'une de celles-ci, vieille fille à la tendresse humblement héroïque, demande si souvent à remplacer ses collègues du tour de liste qu'on doit refuser ses trop nombreuses permutations. Ce n'est nullement par désespérance ou par appel de la mort que cette femme, à la modestie souriante, se sacrifie ainsi, mais par soif de dévouement à ceux qui souffrent.

Le service de santé de la Marine française aura, durant les évènements de Bizerte, rempli avec un zèle et un courage physique dignes d'admiration la tâche difficile que sa haute valeur professionnelle, dans tous les domaines de l'assistance médicale, lui permettait de remplir avec le rendement le plus élevé. Pourtant, aux dures conditions imposées par la guerre s'ajoutait, pour l'accabler, une condition morale encore plus dure: l'obligation d'étendre sa bienfaisante action aux blessés et aux malades ennemis. (2) C'était un devoir de plus et le plus pénible de tous!

Dans un rapport officiel, (3) leur directeur écrit en conclusion:

"J'avais reçu l'ordre de mes chefs, dès le lendemain de l'Armistice et quoiqu'il dût arriver:

"de ne pas négliger l'assistance aux populations civiles;
" de ne réduire mon
personnel que contraint et forcé;
"de maintenir l'autonomie et l'intégralité du
service de santé;
"de rester à mon poste et de ne pas abandonner mon personnel, même sous le couvert de la
Convention internationale de Genève, mais en évitant, dans toute la mesure du possible, les graves inconvénients qui résulteraient de la capture du service de santé de la Marine et de sa mise sous tutelle ennemie;
"de veiller jalousement et par tous les moyens sur le stock sanitaire de réserve, très précieux de Sidi-Abdallah.

C'est ce que j'ai fait.

Médecins de la caserne Japy, et vous tous, médecins de Bizerte, dont j'ai souvent admiré la vaillance sous le bombing, le zèle professionnel fonçant dans les ambulances et les hôpitaux et le vrai patriotisme, nulle récompense ne vous sera accordée. Vous serez même un jour éclaboussés d'un peu de cette honte dont des autorités peu intelligentes mal renseignées et suggestionnées par l'affligeante psychose de haine entre français, n'auront pas su préserver les témoins malheureux et impuissants du drame de Bizerte. Mais ceux d'entre vous qui lirez ce livre se rappelleront que d'autres, qui vous connaissaient parfaitement et vous ont jugé à l'oeuvre, vous ont accordé sans réserve leur tendresse et leur admiration.

 

(1) Après la Libération, ce contact avec l'occupant pour lutter contre l'épidémie lui sera (implicitement) reproché, comme à d'autres médecins, d'indispensables relations du même genre. D'ailleurs, le grand savant qui dirige l'Institut Pasteur de Tunis, qui se sera dépensé sans compter pour organiser des oeuvres extrêmement utiles d'assistance, se verra épuré d'humiliante façon comme "collaborateur". La stupidité épurative n'aura pas épargné les disciples de Pasteur; et la haine entre français sera plus forte que la peur du microbe.

 

(2) Le médecin-général avat demandé, aussitôt les communications officielles rétablies avec la Métropole (Janvier 1943) l'ordre écrit du Secrétaire d'Etat à la Marine, d'accepter de soigner les blessés de l'Axe en vertu de la Convention de Genève, malgré la vive répugnance qu'il en ressentait. Il reçut cette réponse:

"Apaisez les consciences, en donnant à vos subordonnés l'assurance que quelque soit le sort que les évènements leur réservent, ils remplissent la mission et accomplissent le devoir que des règles imprescriptibles dictent aux médecins et aux infirmiers. Ces règles sont universellement admises et reconnues et ne sauraient donc être considérées comme le résultat d'une action locale née des circonstances"

(Lettre du Secrétariat de la Marine, DGS 102 du 2 Février 1943)

Malheureusement, quelques médecins sectaires que le hasard avait juchés au sommet de la hiérarchie militaire, tout en célébrant la gloire de Pasteur, à Londres et à Alger, se comportèrent envers nos médecins de Bizerte comme si ceux-ci avaient été des collaborateurs! (Voir Chapître XIII - Les Compagnons de l'Epuration)

 

(3) Rapport envoyé à plusieurs reprises, mais jamais parvenu, à l'autorité supérieure d'Alger après la libération de la Tunie. Les nouveaux dirigeants entreprenaient alors, (dans l'impuissance où ils étaient à reprocher au corps de santé d'avoir soigné les blessés allemands) d'exercer sur les médecins, des représailles camouflées. A la libération de la métropole, les médecins ne furent pas non plus épargnés. La plupart des officiers généraux furent éliminés pour une raison ou pou une autre. Alors que l'Amiral qui était sous les ordres immédiats de Darlan à Alger, poursuivait une brillante carrière, le Médecin général qui faisait fonction d'officier d'ordonnance de Darlan à Vichy fut mis à la retraite d'office.

Porter la pélerine d'un chef est plus impardonnable, pour un médecin, que de collaborer à son action militaire et politique pour un officier de marine…

 

 

L'arsenal travaille La ratière va s'ouvrir

 

 

Version : 25.01.2005 - Contents : Martine Bernard-Hesnard

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