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Chapitre II
Un vent de catastrophe

 

Vers la fin de la matinée du 7 Novembre, à la baie Ponty, résidence de l'amiral Derrien et de son état-major, règne une insolite fébrilité. On a appris durant la nuit, par quelques ménages en provenance des ports algériens puis par la Résidence générale à Tunis, qu'un un fort convoi naval américain allait pénétrer dans le secteur maritime d'Alger. Il s'avance sans doute vers quelque théâtre de la guerre méditerrannéenne, le canal de Sicile ou Malte peut-être, l'Afrika-corps de Rommel étant en mauvaise posture et ses communications apparaissent comme précaires.

Le soir, un jeune officier de garde, à l'heure où, habituellement, il se laisse aller quelque peu à somnoler, près du petit poste en sourdine qui débite présentement un tango de quelque jazz à peine audible de Bratislava, guette, l'esprit tendu la sonnerie du téléphone. Il n'entend pas les questions de son importun visiteur, un camarade en veine de confidences. Celui-ci, célibataire, sans souci familial, d'ailleurs pas au courant des messages secrets, lui confie son intention d'inviter le lendemain à déjeuner dans un restaurant bien fréquenté de la Corniche, face à la mer, où mènent les corricolos à deux places serrées, son dernier flirt, la femme esseulée aux bouclettes platinées d'un petit camarade parti vers Dakar: Si la guerre lointaine déborde fâcheusement sur ce coin d'Afrique propice à l'amour le pourrait-il? Se battre, oui, mais qu'on lui tolère le délassement du guerrier!

Sous les fenêtres des bureaux, le village de La Pêcherie est muet, dans la nuit violette. Un clocher presque neuf, des villas propres, modèle réduit aux murs roses et aux toits de tuiles, entourées de minuscules jardinets fleuris, comme dans la banlieue brestoise. L'humble station de chemin de fer. Quelques boutiques d'alimentation pour officiers mariniers. Le tout surgi en quelques années d'un paysage assez sec d'oliviers et de cactus. L'agglomération s'accroche à l'enceinte sévère de l'Amirauté, imitant assez bien, en plus coloré, aux heures ensoleillées, un petit bourg de Bretagne. Car le village est habité presque exclusivement par des marins, bretons comme l'Amiral lui-même. Les honnêtes serviteurs que la Marine nationale y loge, aussi privés là de contact avec la vie civile et avec les préoccupations de l'opinion publique française que lorsqu'ils étaient embarqués, sont reconnaissants à leurs chefs d'une existence paisible, qui s'écoule entre les corvées du service à quelques pas de chez eux et leur famille en sécurité… Ils ont une particulière confiance, malgré ses sautes d'humeur, dans l'Amiral, Commandant en chef, leur compatriote au regard bleu candide, à peine démenti par les lèvres minces et à la crinière blanche, qui parle dans leur langue natale et qui, selon son expression favorite, "leur cause" du pays breton, évoquant chaque jour devant eux Concarneau, Carhaix, la douce rivière du Blavet ou les landes d'ajonc du Ménez-Hom.

Ce soir là, intrigué par les allées et venues des officiers à la baie Ponty, et certains d'entre eux paraissent être dans le secret des premiers messages officiels, ils chuchotent d'une fenêtre à l'autre, à l'écart de leurs femmes inquiètes. Ils ne songent pas au sommeil.

Près du bureau de l'Amiral un nouveau message, très long est présenté par un timonier au jeune officier qui bondit. Des portes claquent. Les nouvelles du matin se précisent-elles? Le service de transmission est sur les dents.

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Là-bas, du côté du canal, la majestueuse silhouette du Pavillon de l'Amiral - bien connue des tunisiens, amateurs de cigarettes blondes à la vignette "Amirauté" - se profile en bleu profond, piqué ce soir, malgré la consigne de défense passive, de plusieurs lumières.

On sait bientôt que le convoi américain n'est pas destiné à une lointaine destination ni à couper les convois allemands, mais bien à procéder au débarquement en forces en Afrique du Nord. Trois longues files de transports de troupes, protégés par de puissantes escortes d'unité de combat, se dirigent respectivement sur Casablanca, sur Oran, sur Alger, et une quatrième, croit-on, sur…Bizerte (1). C'est bien le deuxième front qui s'annonce! C'est le coup de théâtre, vaguement pressenti par les auditeurs clandestins de la B.B.C.qui, depuis quelque temps, protestait énergiquement à la face du monde contre la présence - d'ailleurs totalement imaginaire - d'un groupe d' Allemands et d'Italiens en uniforme à Bizerte et celle - également imaginaire - de convois de l'Axe circulant dans le canal reliant Bizerte au lac de Sidi-Abdallah, sur lequel donne l'arsenal maritime de Ferryville.

La journée se passe en conjectures. Les messages se succèdent, mais le convoi fantôme n'est pas signalé. Le 8 Novembre au matin, on apprend que l'amiral Derrien a reçu de Tunis la confirmation, émanant du Consulat d'Amérique que le Président Roosevelt a décidé de débarquer d'importantes forces en Afrique du Nord pour aider les Français à se libérer de l'ennemi.

Les précautions qu'Alger a invité les autorités françaises de Tunisie à prendre sans délai sont maintenant en voie d'achèvement. L'ordre a été donné d'adopter les mesures de "défense totale". Des ordres sont partis dans toutes les directions: postes éloignés, batteries de côte du Coudia, du Schrek et autres, garnison de Bizerte et dépendance, chefs de tous services. On doit embouteiller l'entrée du canal en y coulant deux cargos. On signale l'arrivée prochaine de trains de munitions de Tunis. L'état-major assemblé en permance déchiffre, rédige, expédie fébrilement, pendant que certains, incapables de travailler, commentent et discutent à la dérobée, craignant les foudres du chef d'Etat-major, ennemi des conciliabules.

Dans son bureau personnel, l'Amiral s'isole, recevant parfois quelques intimes avec lesquels il échange de rare propos, un pli anxieux trahissant à peine, sur les lèvres rasées, la placidité volontaire du masque fatigué. Plus silencieux que tous, il médite.

Au travers des hypothèses, bien souvent évoquées, qui s'imposent à sa réflexion, chemine, cette fois pressante, l'interrogation du Devoir. Il a appris, il y a quelques jours, la présence inattendue de son chef et camarade Darlan à Alger. De Darlan, qui l'a, à l'armistice, maintenu à son poste en Tunisie malgré la limite d'âge, comptant sur sa vieille amitié et sa sûre fidelité. L'amiral de la flotte a été rappelé, à son retour de mission de propagande en Afrique, par une très grave et subite maladie de son fils. Etrange coïncidence! (2). Darlan est-il l'artisan clandestin de quelque accord Vichy-Washington? Le sous-Maître du destin de la France, dont on entend parfois à la radio la voix laconique et sifflante, ne cache-t-il pas au fond de lui-même, sous sa haine annoncée des Anglais (alors que les propos de son fils, en Afrique, sont ceux d'un Français gagné à la cause des Alliés) l'espoir d'un accord avec l'Amérique? Plus secret et plus roué que le vieux Maréchal, pense-t-il à manoeuvrer, à retourner habilement la situation en s'adaptant à l'entreprise américaine, dont il doit commencer à évaluer à sa juste valeur, la terrible puissance, et cela tout en sauvant la face? - ou, au contraire - hypothèse plus désastreuse - va-t-il démontrer par une attitude raidie jusqu'à devenir farouchement hostile, sa foi, pourtant peu vraisemblable, en la politique vichyste de collaboration, maintenant si manifestement stérile? -Mystère de l'âme hermétique des dieux responsables qui tiennent entre leurs mains le sort fragile de leurs loyaux servants?

Les Allemands sont évidemment prévenus à l'heure qu'il est. Ils sont prêts à intervenir d'un instant à l'autre par leur formidable aviation massée en Sicile et en Sardaigne. Or l'absence étonnante d'ordres précis parait, à première vue, faire éliminer l'hypothèse d'un revirement de la politique vichyste, bien qu'à la réflexion, l'apparente décision de Darlan, d'attendre sans se mêler du duel, imminent sous ses yeux, Axe-Amérique, puisse être le premier indice de ce revirement. Décision qui précède peut-être celle de s'opposer formellement à un envahissement problable du territoire tunisien Nord par les Allemands? D'un autre côté sa présence à Alger n'est-elle pas le prélude d'une certaine continuation, mais dans un sens nouveau, de la politique du Maréchal, cette fois opportuniste: Profiter de la collaboration en spectateur, pour profiter du cas possible où les Américains se trouveraient affaiblis par une violente réaction allemande (3) et leur proposer un armistice avantageux, ultérieurement transformable en alliance? Alors ce renversement obtenu grâce à la temporisation reviendrait à reprendre la lutte contre l' Allemagne mais avec cet immense avantage moral qu'il ne serait plus une dissidence; le Maréchal étant mis hors-circuit comme impuissant et déchu de son autorité légale du fait matériel de sa captivité; et Vichy deuxième manière passant en Afrique pour dénoncer les conventions franco-allemandes de Vichy première manière… Ce qui réaliserait le résultat merveilleux de la continuité de la France dans l'union des Français!

C'est là une superposition subtile d'hypothèses. Mais c'est là, aussi pour Derrien, l'espoir tenace d'un coeur breton, d'une conscience depuis longtemps déchirée entre la foi dans le Chef et la haine du vainqueur.- Toutefois, il ne sert à rien de se torturer l'imagination. Il faut attendre des ordres plus précis, passer outre aux nouvelles contradictoires, attendre encore.

L'après-midi une nouvelle jette la consternation dans tous les coeurs:

Vichy a accepté le concours de l'aviation allemande!

Au petit jour du 9 Novembre, les informations sont rapidement diffusées à travers le pays, la ville de Bizerte est en pleine ambiance de catastrophe.

Voitures officielles, kaki ou zébrées de teintes fantasques, les phares passés au bleu de Prusse, bousculent pouilleux et bourricots. Les casernes clament, accueillant des réservistes en tenues bigarrées et minablement fantaisistes. Des aviateurs en cars bondés ou en arabats brinqueballants cinglent vers leur base proche de Sidi-Ahmed en effervescence, le matériel sorti des hangars et les avions vrombissant, prêts à l'envol. Plus que les autres, ils redoutent le contact avec l' aviation allemande dont on assure que des unités ont déjà fait leur apparition à l'aérodrome d'El-Aouina à Tunis. Un certain nombre d'entre-eux ont déjà fui à tire d'ailes vers Djedeida et vers les pays de l'ouest où la poitrine libre s'appelle bonne conscience: Heureux aviateurs, dont les ordres accordent si parfaitement la discipline et l'évasion!

Les civils, terrorisés par les extraordinaires bobards en circulation, se hâtent de ficeler d'invraisemblables ballots avant de déguerpir quelque part au hasard: Hardes en vrac, piles de boîtes de conserves exhumées de cachettes, lits d'enfants, vieilles couvertures, sacs fatigués où l'on entasse les provisions, devenues vite introuvables chez le boulanger et l'épicier. Les trains subitement raréfiés sont pris d'assaut; on annonce qu'ils vont être supprimés. Où sont les beaux plans d'évacuation de Bizerte avec ravitaillement officiel et assistantes sociales, médecins et aumonier, prévus jadis par les projets de circulaire? On déménage furieusement, on fuit en carriole, en charrette, à dos de mulet, à bicyclette, à pied sur les routes et les pistes où l'on risque, le soir, d'être assommé et entièrement dépouillé, y compris de sa chemise et de ses chaussettes.

Dans la ville indigène, les autochtones, ahuris, interrogent le ciel. Les petits cireurs, inconscients, s'exaltent à l'idée exaltante d'entendre le canon. Les magasins sont clos, sauf quelques échoppes sans vivres. On marchande les très rares véhicules publics qui restent encore, vieux fiacres gémissants, corricolos en réparation, corbillards délavés. Les rares taxis ont disparus. Des trafiquants maltais et juifs offrent à des conducteurs arabes des liasses de billets et même de l'or déterré de leurs cases… Puis, peu à peu, tout se calme relativement. Les militaires, bientôt, se sont évanouis en banlieue. Les marins de toutes les formations du camp retranché sont à leur poste de combat. Le dispositif de défense de la place est théoriquement achevé.

Les autorités, civiles et militaires, viennent de mesurer l'énorme et implacable menace d'un bombardement aérien et se sentent péniblement impuissantes; Tranchées-abris comblées, presque pas de caves, un seul abri bétonné: celui des Travaux maritimes, près la plage qu'on peut ouvrir à de rares civils, les autres, à la baie Ponty, étant réservés aux militaires. On revise les listes de matériel sanitaire de Défense passive, d'infirmiers et de secouristes bénévoles; on sort de vieux beaux projets d'organisation d'ilots… On est écrasé par la lamentable indigence des moyens devant la catastrophe imminente. Tout est à faire! Les responsables, dont beaucoup se sont déjà évacués, se repentent de n'avoir pas insisté auprès de la Résidence générale à Tunis, en s'élevant contre le dérisoire amenuisement des crédits.

Les forts des environs se garnissent de troupes, d'ailleurs peu armées - tirailleurs indigènes et sénégalais, coloniaux - Les batteries de côte évaluent avec tristesse les minces approvisionnements en munitions. Pauvre "armée d'armistice", qui, même résolue à la vaillance, ne pourrait tenir que quelques heures de combat! Un peu partout la radio, interrogée en permanence, ne déverse qu'un stock de bruits cacophoniques ou de rumeurs sans intérêt. L'esprit tendu vers les informations ne recueille guère que des fox-trott, des conférences agronomiques ou des sketchs d'un goût douteux qui mettent l'auditeur en fureur.

Au Cercle militaire près la gare, au voisinage des casernes dans la partie haute de la ville et surtout dans les jardins de l'amirauté à la baie Ponty, des groupes avides de nouvelles s'attardent, négligeant leur service. Bientôt un ordre impératif les dispersera. Un autre proscira demain l'usage de la radio de Vichy: Bon signe? - Simplement mesure de précaution prise par l' Etat-major, qui se méfie de plus en plus des bobards que la propagande du Maréchal peut diffuser, toxique trop énervant pour des cerveaux inquiets.

Entretemps a lieu à la baie Ponty, une grande réunion des chefs de service. Tous les uniformes y sont représentés: officiers supérieurs de la Marine, en majorité, flanqués de la "garde nationale" des ingénieurs, commissaires, contrôleurs et médecins. Aviateurs de la Guerre et de la Marine. Marsouins et artilleurs coloniaux. Un petit général claudiquant, blessé de guerre, le bonnet de police neuf sur l'oreille, vaillant et optimiste. Ici une ambiance saine, élevée, fraternelle, non encore polluée par les méfiances et les abandons: Commandants de petites unités navales et gradés de l'armée de terre et de l'air, qui ont déjà fait leurs preuves au combat. Quelques jeunes, croyant profondément, malgré leur activité jusqu'ici réduite par le Désastre, en leur pays et leur mission. Tous moralement prêts et aujourd'hui avides de savoir et de faire quelque chose. L'Amiral préside. Déprimé depuis quelque temps, il a mauvais teint, ses traits sont durcis. Discret, il ne fait guère état d'informations techniques et donne des ordres de service. Conduit à apprécier la situation, il dit avoir reçu l'ordre de "résister à l'ennemi", laissant dans le vague la forme de cette résistance et l'identification de cet ennemi (Ces mois derniers, des plans divers d'opérations combinées avec l'armée de terre se sont succédés, sous ce même anonymat; dans le dernier l'"ennemi" était supposé envahissant la Tunisie par le Sud: n'est-il pas celui que nous attendons?) Il fait allusions à des négociations en haut-lieu, à la confusion extrême qui parait régner à Alger, à la nécessité d'une excégèse méfiante de messages obscurs ou contradictoires. Il résume ce qu'il sait des premières phases du débarquement américain. Mais que pourrait-il dire de plus? En dehors du principe, authentifié, de défendre ses bases contre X, il ne peut donner d'autres consignes que celle de travailler, d'obéir et de se taire.

Mais des indiscrétions apprennent aux officiers, aussitôt après la conférence, que l'agresseur contre lequel l'amirauté de Vichy prescrivait d'agir était bien l'anglo-américain.

Les langues se délient alors impétueusement mais on s'efforce de croire que cet ordre a été donné sous la menace des Allemands et qu'il ne change rien à la situation. L'espoir se tourne obstinément vers Alger. Pour se distraire, on commente les ordres déjà exécutés, en particulier, celui de couler dans la passe les deux cargos, dont on dit qu'ils ne suffisent pas à interdire l'accès du port. Les mauvaises langues ajoutent, pour dérider les inquiets, qu'une cargaison de sucre non signalée était à bord de l'un d'eux; ce qui ouvre la voie à de nouveaux bobards amusants. Quant au film des évènements, dont le bref compte-rendu de l'Amiral a déçu la curiosité générale, on s'accorde à le trouver incohérent et incompatible avec tout pronostic.

Sur le plan local, le Général Barré, Commandant des Troupes de Tunisie, dont l'autorité s'étend depuis peu à la division de Constantine, manifeste bien discrètement, d'après les camarades coloniaux, ses intentions concernant le camp retranché de Bizerte, dont l'Amiral Derrien commande la place. Il est lointain, insaisissable malgré le téléphone qui, de Tunis, le relie à la baie Ponty. Il apparait de plus en plus qu'il s'occupe de disposer ses troupes quelque part dans la nature. Heureux chef que sa grandeur n'attache pas, comme l'Amiral et nous avec lui, au rivage! Derrien, lui, est collé à son petit fief breton, sur lequel s'amoncellent obscurément de formidables responsabilités, qui menacent de se concentrer en nuages de catastrophe.

Dans le courant de l'après-midi du 10, on apprend que le Général Juin étant absorbé par d'autres tâches, Alger a nommé le Général Barré Commandant en chef du théâtre d'opérations tunisien et que l' Amiral Derrien est son subordonné pour tout ce qui concerne les opérations locales à terre.

Quant à la situation générale, elle se complique sans se préciser. Visiblement Vichy dit une chose et Alger une autre. Pourtant parmi les nouvelles discordantes un fait nouveau est irrécusable: Darlan a ordonné hier de résister, c'est-à-dire de se battre contre les Américains. Que se passe-t-il donc à Alger? Le débarquement américain a commencé dans la nuit du 8. Il se poursuit avec difficultés variables: Au Maroc et à Oran il parait tragiquement laborieux, il y a des morts et des blessés et la Marine française continue le combat. A Alger tout se passe bien et les Américains sont assez bien accueillis, ce qui parait de bon augure… Mais, alors, à qui obéit-on? Quel évènements non encore connus se déroulent dans la capitale de l'Afrique du Nord? Darlan est-il, comme un coup de téléphone de Tunis l'a laissé pressentir, en train de constituer un gouvernement? On a dit puis démenti que Giraud venait d'arriver à Alger: S'il est là, comment lui, désavoué par le Maréchal, s'entend-t-il avec son représentant Darlan?

Les heures s'écoulent dans une attente épuisante. Les bavards s'en donnent à coeur joie. Les imaginatifs débrident leurs suppositions échevelées: Si Darlan était prisonnier à Alger (des américains ou des français?)? A Vichy, Pétain parle à la radio d'une voix de plus en plus chevrotante: on pense qu'un révolver est appliqué sur sa nuque. L' Amiral Platon, qui parait en pleine exaltation, doit délirer… La conscience de leur ridicule finit par disperser les badauds.

Nous voici au 11 et l'incertitude est encore totale. Des avions allemands ont atterri à El Aouina. L'Amiral Derrien a demandé téléphoniquement des directives à Alger; on lui a répondu que Darlan était désavoué, remplacé par Juin, qui attend l'arrivée du Général Noguès nanti des pleins pouvoirs reçus… du Maréchal. Il s'est alors adressé à Esteva, qui lui a dit qu'il allait en demander à Alger!

Pourtant Darlan, d'après un message sûr, aurait conclu un armistice avec les Américains à Alger et ordonnerait de revenir à une neutralité absolue. Et Barré parait obéir à un ordre de ce genre. Qu'est-ce que tout cela signifie? On s'y perd. La pagaye est à son comble. Le mieux n'est-il pas de s'en tenir à cette heureuse nouvelle, probable sinon certaine, que français et américains ne se battent plus?

Voici déjà le soir. Sur la petite route qui mène de l'Amirauté à la ville, le calme parait revenu. Sur la route de Mateur, un peu plus loin, la prestigieuse garde du bey de Tunis vient d'arriver dans le camp retranché, rassurant les indigènes. On aperçoit encore quelques cavaliers, fiers de leurs puissants chevaux bien astiqués, la chechia héroïque, la veste bleu de roi piquée au col de l' étoile et du croissant.

Plus loin encore, sur les pentes assombries du Nador et du Kébir, sur la route de Béchateur et vers les plages du Cap, les coloniaux et tirailleurs, près des tranchées humides creusées dans l'argile molle, les écuries de mulets installées sous les oliviers, s'affairent autour des cuisines roulantes. Ils disposent leur couchage sous la tôle ondulée, quelques bouteilles d'apéritif à portée pour ceux que la guerre dispense des interdictions du Prophète.

Quelques blessés, déjà… par l'explosion d'une mine terrestre sous les pieds confiants d'une mule transportant un tirailleur indigène. Mais rien encore qui annonce la vraie guerre, à laquelle on a tant de peine à croire.

La nuit, radieuse, s'abat rapidement sur Bizerte, comme un immense manteau translucide et constellé sur la première scène d'un film d'aventure. C'est l'heure de la détente avant le repas du soir… Soudain des plantons affairés surgissent dans l'obscurité, cherchant des autorités absentes de leur domicile, distribuent des ordres… Deux petits papiers pelure font espérer à chaque destinataire que l'Amiral a enfin reçu des ordres formels et précis!

L'un est un ordre militaire à tous les services qui prescrit: de rester neutre à l'égard de l'aviation allemande, sauf actes d'hostilité de sa part, et d'autre part, de ne se livrer à aucun acte d'hostilité envers marine, aviation ou troupes américaines mais d'ouvrir le feu contre tout navire de l' Axe s'approchant du rivage.
L'autre, plus récent, car il n'est pas en accord absolu avec le précédent, est un ordre du jour patriotique. Il se termine ainsi:

 

"Soldats, marins, aviateurs, vous êtes maintenant fixés, allez-y de tout votre coeur contre les adversaires de 1940. Notre ennemi, c'est l'Allemand. Vous avez une revanche à prendre.
Vive la France!"

 

 

(1) Cette éventualité fut écartée le lendemain matin, le prétendu convoi vers la Tunisie s'étant évanoui, à la grande déception de la plupart des officiers de Bizerte - le débarquement se présentant, ce jour là, comme facile, ce qui eut entièrement changé la face des évènements. Elle fut évoquée à nouveau le 10 Novembre par une message de la Préfecture maritime d'Alger prévoyant le débarquement des Américains en Tunisie pour le soir et recommandant de ne pas s'y opposer (Entretemps, Darlan avait conclu l'armistice avec les Américains)

(2) Cette maladie était certaine, signalée depuis quelque temps par les médecins qui avaient hospitalisé le malade à l'Hôpital Maillot à Alger le 18 Octobre. Elle s'était réellement aggravée au début de Novembre. Darlan n'avait-il pas saisi au bond une occasion, en accord avec son sentiment paternel, de venir se placer au centre des évènements et de mettre ainsi le Consul d'Amérique à Alger (bien connu de lui et avec lequel il avait de sûrs amis communs) devant le fait accompli de sa présence, d'ailleurs à cette date encombrante aux yeux de beaucoup?

(3) On a su depuis que Darlan n'avait pas pris la décision, qui lui a été reprochée, de demander le concours de l'Axe contre les convois américains mais que, sollicité par Vichy de donner son avis sur une proposition d'intervention provenant des Allemands, il avait indiqué le lieu où ce concours devrait avoir lieu (devant Alger). On a pu supposer que, dans le cas où les Américains se seraient trouvés en mauvaise posture, il s'imaginait pouvoir négocier plus avantageusement avec eux.

 

 

Suave Tunisie Histoire d'un coup de téléphone

 

 

Version : 07.12.2004 - Contents : Martine Bernard-Hesnard

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