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Chapitre IV
Epouvante dans le ciel

Carte dessinée par le Médecin Général Hesnard

 

Vers le 13 Novembre, l'épouvante s'abat sur l'innocente et paisible cité. Les stupéfiantes nouvelles ont fait surgir dans les esprits encore somnolents l'imminente réalité d'une effroyable menace par le ciel.

Elles coïncident avec l'arrivée catastrophique des oiseaux noirs à aigle hitlérien, qui, en quelques heures, fourmillent sur nos têtes comme un vol hallucinant de sombres rapaces.

Puis quelques unités navales ennemies, qui avaient jusqu'alors peu attiré l'attention, se renforcent rapidement de bâtiments de commerce et de torpilleurs et vedettes de l'Axe, allant et venant le long du canal. Les déprimantes constatations s'agrémentent d'une succession de messages ahurissants. Vichy, dit-on, condamne officiellement Darlan et Alger, auxquels on ne doit plus obéir. Cependant, des bateaux anglais viennent d'entrer dans les ports de l'est algérien. Un télégramme étrange de la Marine de Vichy parle obscurément du "chemin secret de la Providence" (1). Rappelant fâcheusement l' allocution catastrophée de Paul Reynaud à la radio française au moment du désastre, en 1940, dans laquelle il annonçait des prières à N.D. de Paris, cette effusion mystique de l'Amiral Auphan consterne ceux qui n'ont pas connaissance de son culte d'une certaine mystique superstitieuse: Une telle fuite dans l'imploration du Dieu des armées fait soupçonner chez ce grand chef une lucidité quelque peu vacillante.

En Tunisie, les observateurs les mieux informés n'arrivent pas à discerner si le général Barré marche ou non contre les Allemands, qu'il paraît tantôt ignorer tantôt bafouer en les endormant. Quant à l'amiral Derrien - qui n'est plus, on le sait, sous les ordres du Préfet maritime de la IVe Région à Alger - , depuis ses hésitations, d'abord justifiées par l'embroglio des ordres et des contre-ordres et par l'opposition de plus en plus évidente Vichy-Alger, il est devenu systématiquement méfiant. Têtu, il fonce désormais dans la direction d'une obéissance aveugle au Maréchal - la foi du charbonnier, conseillée par Esteva - Et il oppose une obstination, butée à toute suggestion de résistance venue d'Algérie. Résultat, maintenant flagrant pour le grand public: Les Allemands s'installent à Bizerte.

On apprend en même temps, en effet, que l'ordre est bien de "recevoir" les troupes de l'Axe. Le 12 on annonce que beaucoup de leurs avions sont à Tunis. Il commence à y en avoir, dit-on, à Sidi-Ahmed, base aérienne de Bizerte.

Bien entendu, les officiers, dont beaucoup sont désoeuvrés, ergotent sur ce mot. Toute une casuistique s'élabore dans les discussions de groupes, que, dans la cour de l'Amirauté, foudroie du regard le chef d'Etat-Major, excédé par l'insistance des badauds. Elle est subtile et interminable, comme la morale d'Escobar ou un pik-poul hébraïque: Si un avion anglais survolait la place sans jeter de bombes, on ne devrait pas tirer. De même, s'ils survolent dans l'enceinte de Bizerte, une zone occupée par les Allemands. D'où nécessité de délimiter, à quelque cent mètres près, les zones officiellement françaises. Certains veulent étendre ce découpage à tout le territoire tunisien, comptant sans doute sur la perspicacité et la précision de tir des aviateurs anglo-américains… Mais quid, si l'un des leurs bombardait un établissement aux couleurs françaises pour y avoir aperçu des uniformes allemands?... etc.

En ville, la vague d'agitation désordonnée qui avait immédiatement suivi l'annonce de l'arrivée probable des Allemands, ne s'est calmée qu'en apparence. La ville s'est très partiellement vidée, car, surpeuplée avant les évènements, elle compte encore une population assez dense d'au moins 20.000 âmes. Pourtant, les rues restent désertes, les militaires étant à leur poste, désormais installés et les civils résolus à se terrer chez eux. L'inéluctable nécessité de vivre dans les caves n'est pas encore apparue à ces braves gens qui n'ont jamais connu la guerre. D'ailleurs il n'y a pour ainsi dire pas de véritable abri civil. Peu de sous-sols, sales et aux minces parois, dans des immeubles en matériaux légers et sonores. Ceux qui savent évitent ce sujet.

Pour tout ceux que la plus stricte discipline militaire ne contraint pas de rester à proximité de leurs domiciles, le problème vital, de plus en plus urgent, est de Fuir! Mais comment? Tout ce que la petite ville comptait encore récemment de véhicules, vielles autos sur cales, carrioles branlantes, camions hors d'usages, carricolos au rebut, a disparu les deux premiers jours de panique. Les trains, ces dernières journées réservés aux prioritaires, n'ont plus reparu. Il n'y a plus d'avions: Ceux de la base militaire de Sidi-Ahmed ont achevé de s'envoler vers l'ouest et le sud, direction Tebourka, Zaghouan, Kairouan, Gafsa… ou l'Algérie. Derniers oiseaux de France - leurs frères marins étant pratiquement captifs à la base navale de Karouba, près la Pêcherie - qui se sont évadés dans l'azur. En ce moment, ils doivent planer au dessus des jardins verdoyants, des oliveraies et des frondaisons, au dessus des pentes fauves de l"épine dorsale" tunisienne ou des immensités grisailles du Souasi, des hauteurs sombres de la Kessera; certains s'avancent sans doute jusque vers les immensités des sables et les oasis de Zozeur et Nephta! Notre regret de misérables rats pris au piège ne peut plus les suivre avec envie mais les imagine toujours dans leur ivresse de la liberté.

- Et puis, où aller? -

Il n'y a pas à Bizerte, d'arrière-pays habitable. Très peu au delà de la banlieue, rien que des immensités vagues et sinistres, des coins plus abrités de loin en loin mais peuplés d'indigènes prêts à détrousser, à violer et à étrangler… Dans quelques fermes des environs, les places sont déjà prises, les colons et leurs familles se serrant au maximum (Elles seront d'ailleurs dans quelques jours évacuées pour loger, quand on n'arrivera plas à décourager les plus couards d'entre-eux, ces messieurs les militaires italiens, amateurs de cachettes).

Ailleurs, dans le bled, rien à manger; les poux à typhus et à fièvre récurrente, les moustiques à malaria, l'eau croupie à dysenterie… bref, les menaces à la vie humaine sous les formes les plus insidieuses.

Il faut pourtant se dépêcher si l'on veut courir le risque de parvenir à se réfugier à Tunis (62 kilomètres), grande ville moins lugubre et probablement beaucoup moins exposée, à cause de son immense périmètre et de l'éloignement des installations portuaires par rapport à l'agglomération citadine. Ou encore, dans la mesure où l'encombrement déjà formidable le permettra, dans le hâvre sordide mais tout proche de Ferryville (23 kilomètres). Mais les Boches sont en imminence d'installation sur les routes, leurs troupes sortent déjà des avions de l'Axe à Sidi-Ahmed, au beau milieu de la voie qui y mène; et les bombes alliées vont certainement viser avec soin cette base et la route qui la longe.

Dans Bizerte, tant dans la ville européenne que dans la ville arabe et sur le port, les rares passants filent, hagards, suant la terreur. Quelques petits commerçants risquent un oeil hors de leurs boutiques, prostrés par une angoisse muette qui les prend aux entrailles.

Le 13 Novembre, le pays est vraiment occupé. On compte près de 2000 soldats de l'Axe débarqués, une trentaine au moins de chars et un grand nombre de camions. C'est à croire que troupes et matériel tombent en pluie comme des giboulées de Février. Des batteries italiennes de DCA sont installées face au Casino et à proximité des quais.

Et les premières bombes dégringolent dans la nuit du 13 au 14, donc quelques heures après l'arrivée des troupes ennemies. Elles explosent sourdement à l'aérodrome de Sidi-Ahmed, base aérienne de Bizerte, totalement évacué par les Français et déjà plein d'Allemands. Dans les heures qui suivent, elles atteignent la ville, mais les avions alliés la survolent de très haut et il y a peu de dégâts.

L'ordre étant de tirer sur les assaillants, les batteries françaises de DCA ripostent donc car les batteries de l'Axe sont encore rares.Mais, chose curieuse, leur héroïque tintamarre parait sans aucun danger pour les agresseurs. Quand, la nuit, les projecteurs français parviennent à saisir quelque avion imprudemment descendu à leur portée, les pointeurs s'en détournent comme pudiquement ou par suite d'une baisse soudaine de leur acuité visuelle…

Des bombes encadrent vite la ville; et des victimes sont signalées à partir du 20. Le 21 on compte près de 5 morts et 16 blessés à l'entreprise Vernisse et dans ses parages. Désormais, la destruction de la malheureuse cité va se poursuivre régulièrement.

Un avertissement de la BBC, perçu la veille du premier bombardement, entre un orchestre de jazz de l'Europe centrale et quelques vertueuses exhortations, à peine distinctes, de la radio française, a prescrit aux habitants de Bizerte (en excusant courtoisement les alliés de la nécessité dans laquelle ils se trouvaient de bombarder, à leur grand regret, le port désormais occupé par l'ennemi), de se retirer à 100 m du canal… Hélas! C'est précisement à cette distance que sont écrasés les premiers immeubles, dans un quartier ouvrier de l'ouest. Cet avis charitable, heureusement, est passé inaperçu de la grande majorité des habitants, trop absorbés par leur inquiétude pour tourner le bouton de leur appareil. Dans l'esprit des stratèges en studio, armés de leur carte, cette précaution devait assurer la pleine sécurité; mais la zone prévue comme innofensive, va devenir un des principaux centre de démolition. Et par une malignité du hasard, les quais réputés dangereux comme objectifs militaire de premier ordre, resteront intacts jusqu'à la fin de l'occupation, alors que la cité entière se transforme en ruines. Une seule bombe immobilisera, longtemps après le début du bombing, le pont transbordeur durant quelque jours; et les transports et navires de guerres ennemis circuleront sans se gêner sur le canal, débarquant librement matériel et personnel. Cependant que maisons à bon marché, hôpitaux, ??? et casernes vides seront systématiquement bombardés!

Les premières explosions survenues, les habitants qui n'ont pas voulu et surtout pas pu fuir la ville - indigènes à peu près autant que français - mesurent leur détresse. Les militaires, eux, sont en pleine nature, loin de bombes, soit dans les forts bétonnés, soit dans les cantonnements de banlieue, pourvus d'abris, à cette distance réellement protecteurs. Les Allemands et les Italiens séjournent peu dans Bizerte; ils détalent au crépuscule vers les batteries occupées par eux ou vers les camps éloignés, entourés de profondes tranchées, camouflées sous les oliviers et les branchages. Mais les pauvres civils subissent jour et nuit en ville la menace mortelle.

Les alertes, parfois interrompues, au début, par les déflagrations, deviennent bientôt inutiles, le matériel d'alarme étant difficilement réparable et surtout des attaques aériennes dispersées surviennent avant la déchirante sirène municipale lorsqu'elle fonctionne. Peu à peu, les édifices publics - gare, Eglise, mosquées - les fragiles maisons de rapport, les bicoques indigènes pressées, branlantes, le long des étroites ruelles, les hôtels et restaurants se détériorent ou s'effondrent, parfois jusqu'aux caves inclusivement, enfouissant des cadavres. Bientôt les rues sont coupées de cratères, dont plusieurs sur le mignon petit square en face de la Subdivision à proximité de la Municipalité: Il est transformé aux premières pluies en marécage. Dès les premiers jours, la ville est privée d'eau et de lumière, on ne trouve plus à manger et ceux qui ne peuvent résider en banlieue, vivent de conserves et de légumes qu'ils vont quêter dans les fermes. Les égoûts sont défoncés, L'eau croupie s'accumule dans les tranchées. Pas de personnel pour déblayer, écarter les décombres, assurer une voirie élémentaire, faire la police et arrêter les maraudeurs que la peur des bombes ne décourage pas; dans quelque temps, les soldats de l'Axe se chargeront de les pourchasser avec leur habituelle brutalité.

Les habitants ne sortent de chez eux, le jour, que poussés par la terreur. A partir de 17 heures, les nuits sans lune, ils titubent, à tâtons, dans les éboulis se pressant, un petit tapis de Kairouin sous le bras et hélant les gosses, pour gagner une case voisine qu'ils espèrent relativement résistante, mais qui est le plus souvent infestée de rats, encombrée d'immondices et pourtant pleine à craquer de malheureux ahuris ou gémissants. A la lumière des rares lampes de poche on y aperçoit un soutènement trompeur, consistant en quelques graciles troncs d'arbustes fraîchement coupés. Français dégringolés de leurs modestes studios citadins adornés de tentures de coton Kabyles et de cuivres repoussés, ou Arabes fuyant leurs dangereuses masures de la Medina, s'y accroupissent dans le noir, mettant pour une fois en commun leur morne désespérance.

Les explosions se succèdent sans ordre, tantôt lointaines, sourdes et perçues par les pieds, tantôt proches, fracassantes, accompagnées d'illuminations bleuâtres, dont le reflet sinistre pénètre en jets par les soupireaux mal obturés à l'aide de quelques sacs de terre ou impossibles à fermer par crainte d'asphyxie. Dehors, le spectacle est grandiosement affolant. Même les soirs radieux où à l'infini scintillent les constellations, la clarté lunaire inonde spectaculairement les pans de murs écroulés, des éclairs courent sur les terrasses épargnées, des fusées roses et bleues les suivent, cependant que de formidables tonnerres ébranlent tout ce qui reste debout. Des gerbes de lumière inconnue incendient le décor dévasté. Il semble que l'univers entier soit empli de Spitfires et de Hurricanes déversant les maléfices aveuglants et assourdissants, mortels… "Nuit rooseveltienne!" s'écrie un jour auprès de moi un retraité impavide, venu chercher en terre tunisienne la tranquillité de ses vieux jours. (On le signalait, quelques semaines après, gravement blessé à Tunis, où il s'était réfugié). La même nuit, au petit jour, des hurlements de bête m'attirent après une alerte alors que ma voiture cinglait vers les hôpitaux: Près de sa mère en délire, une jolie petite fillette de 7 ans baignait dans son sang, cireuse et muette; et je sentis ses petits doigts de poupée se crisper sur ma main….

Madame Roosevelt, qui parliez l'autre jour à la radio de votre rêve d'une fraternelle humanité, votre coeur compatissant donne-t-il raison au mien lorsque je me refuse, au plus profond de moi-même, à accepter l'idée même de la guerre, qui massacre les enfants?

Le 22, les immeubles de l'entrée de la ville vers l'ouest et plusieurs maisons à Zarzouna, de l'autre côté du canal, sont éventrés. Le 23, les casernes, dont la grande caserne Jopy, centre administratif - sont gravement endommagées. Puis c'est le tour de l'Eglise russe, dans la direction du port de commerce, de la gare, dont le faux minaret est amputé et des grandes maisons voisines. Le 26 et le 27, les alentours de la Municipalité, le 30, de la rue du Contrôle et d'une partie de la Medina… Puis les points de chute ne peuvent plus se compter.

Jours et nuits d'épouvante se succèdent alors lentement, les morts amies s'ajoutent les unes aux autres: Ici un ménage d'officiers de l'armée mortellement blessés dans leur chambre. Là une famille nombreuse, dont échappe le père commotionné et deux enfants dont une fillette criblée d'éclats. Un ingénieur civil s'abat à la porte d'un abri, la rate ouverte… On signale parmi les victimes un assez fort contingent d'indigènes, mais presque pas de soldats ennemis.

Les amateurs de beau spectacle n'ont plus leur sourire des premiers jours, surtout à la constatation que ce bombardement, dont on ne voit nullement l'utilité, décime la population en épargnant presque entièrement les Boches et sans doute complètement les Italiens.

Nous n'allons plus, comme au début, chaque soir, sur le toît de l'Hôtel des Travaux Maritimes, devant la plage, observer aux jumelles les points de chute dans la féerie tonitruante des nuits argentées, nous jetant avec un joyeux frisson, quand l'explosion se faisait proche, dans un abri fait de sacs de toile et d'un mince toît de tôle ondulée!

Nous avons déjà appris à guetter la mort et à la prendre au sérieux. Lorsque la fantastique déflagration distribue le massacre, lorsque des maisons de brique tressaillent des terrasses aux caves, nous nous précipitons sans fausse honte dans les sous-sols de ce grand édifice, le seul abri convenable de Bizerte, heureux de passer une nuit étendus sur le ciment, arrivant par instants à une bienfaisante inconscience, car un épais béton atténue les chocs redoutés et inspire une suffisante sécurité. On ne risque guère sa peau que pour y aller. Car on accède difficilement à la porte, après avoir contourné dans les ténèbres déblais et fondrières; et l'issue de l'immeuble protecteur, chaque soir saturé de femmes et de gosses, est verrouillé, ne pouvant s'ouvrir à tout venant. Entre les petites cases des alentours et l'accès du grand abri, il y a presque chaque soir des victimes.

Il y avait bien à Bizerte quelques modestes petits postes de secours. Mais leur personnel fait de plus en plus défaut. La Défense passive, qui existait surtout sur le papier, est devenue en quelques jours inexistante.

Des mirifiques listes de secouristes volontaires - fonctionnaires, légionnaires, S.O.L., infirmières bénévoles, braves gens affublés par Vichy de fonctions et titres philanthropiques ou patriotiques - il ne reste que quelques gentils "compagnons" de 16 ans que les bombes n'ont pas fait fuir et qui vont coucher chaque soir avec une crânerie magnifique (dont ils ne paraissent même pas avoir conscience), dans un sous-sol très exposé du dispensaire civil, en plein centre de la cité. Mais tous les valeureux citoyens des fêtes de charité et des cérémonies de la Résolution nationale, jadis revêtus de brassards et d'écussons, se sont évaporés. Au point que les blessés des premiers jours sont restés à peu près tous sans secours dans les décombres: La lâcheté contagieuse, le désordre affolé puis la fuite furent les réactions de ces fanfarons de la gloire ambulancière.

Le Directeur du service de santé, dont les bureaux sont à la baie Ponty et qui a gardé sa résidence personnelle à Bizerte, doit personnellement s'occuper de remettre sur pied l'organisation des secours: Il réunit à grand peine, des tirailleurs donnés par la Place, quelques S.O.L. surmenés, d'humbles citoyens de bonne volonté et les met sous les ordres d'un médecin militaire auquel il a adjoint quelques médecins dont la clientèle civile a fui et qui, mobilisés, consentent à rester. Des arabats dénichés dans les casernes bombardées, des charrettes de maçon et deux autos des Pompes funèbres dissimulées aux Allemands et qu'on camoufle d'une énorme croix de Genève, assureront les transports. On distribue brassards, paquets de pansements, casques et lampes-tempête. Et cette effarante cohorte se reprend à faire son devoir chaque jour sous les bombes. Cependant les blessés affluent à l'Hôpital militaire du Caroubier, à l'entrée de la ville sur la route de Mateur. Seul centre sanitaire en état, il rend les plus grands services, en attendant que les évacuations continuent par petits groupes vers les villages voisins et les carrières des environs, ne laissant en ville que les individus exerçant une fonction plus ou moins officielle, qui seront hebergés, nourris et éclairés par les services publics restés en place.

Durant ces semaines d'affolement, on ne se tient guère au courant des évènements extérieurs. De temps à autre, une information peu rassurante transpire, malgré la hantise du bombing et les angoisses quotidiennes relatives à la subsistance, des messages officiels: Le 15 Novembre, l'Amiral Platon est arrivé à Tunis en mission pour stimuler de sa parole sectaire le zéle fort tiède et souvent grommelant du Résident général, qui boudait aux Allemands. L'Amiral Esteva retirera de ce contact une ardeur nouvelle et inattendue de sacrifice qui lui fera, à sa visite suivante à Ferryville, prêcher le travail à côté de l'occupant et prévenir la population qu'elle doit s'attendre à de grandes catastrophes! Après le départ de l'envoyé du Paradis vichyssois, l'Amiral Derrien a confirmé dans un nouvel ordre qu'il fallait ouvrir le feu - c'est déjà fait - sur tout avion allié survolant le camp retranché et laisser circuler les troupes de l'Axe sans s'y mêler.

Le 20 Novembre, le maréchal de l'Axe Kesserling et le 21 le général Nehring sont signalés en visite officielle à la Pêcherie: Derrien dissimule à grand'peine l'horreur que lui causent les courtoisies insinuantes des chefs de l'Axe.

Du 22 au 25, c'est le bombardement de l'Hôpital du Caroubier, dont la précieuse assistance à la population décimée va faire cruellement défaut. Le désastre a été annoncé par quelques chutes encadrant l'établissement. Puis, pris dans une rafale de bombes explosives et incendiaires (Il est ceinturé de batteries de DCA et sinistrement placé entre la baie de Sebra où passent les transports ennemis et les casernes, d'ailleurs vides), il est détruit presque entièrement en une nuit. Les chirurgiens de l'armée, qui y opéraient avec l'assistance d'un de leurs camarades de la Marine, les infirmiers et infirmières ont échappé à la mort. A la première accalmie, ils s'empressent de charger sur des charrettes parmi les décombres fumants, les débris de matelas, d'appareils de désinfection et les instruments chirurgicaux éparpillés, leurs grands blessés de toutes les races et le matériel opératoire encore utilisable. Sur l'ordre du Médecin-général resté à Bizerte, l'évacuation est intensifiée, au petit jour, à l'arrivée du personnel sanitaire et des lourds transports de l'Hôpital de Sidi-Abdallah à Ferryville. Elle est rendue laborieuse par les cratères de bombe dans la terre argileuse et glissante qui coupe le chemin de l'Hôpital vers la grande porte, ce qui le rend inaccessible aux camions. Les mulets rétifs s'affolent, les véhicules s'embourbent en opérant de prudents circuits autour de bombes non explosées. Les infirmiers de la Marine, sous la direction intelligente et calme du médecin secrétaire du Directeur du service de santé, peinent, les traits crispés, couverts de boue, entre les alertes. L'énorme et épuisante besogne de l' évacuation d'un hôpital de 400 lits est terminée en quelques jours, les blessés évacués dans les meilleurs conditions, et le précieux appareillage emballé, destiné à armer deux hôpitaux complémentaires à Ferryville.

Bientôt la plupart des services de Bizerte seront repliés dans différentes directions: le service de santé sur Sidi-Abdallah, les stocks de vêtements et de denrées alimentaires dans les magasins souterrains de Sidi-Ahmed, etc. Resteront seulement dans la cité en ruines, en dehors de quelques officiers de la place, l'Intendance de l'Armée, commandé par un courageux lieutenant-colonel d'administration, qui en impose aux Allemands et parviendra à conserver intact un précieux matériel et le service des Travaux maritimes, dont le directeur est un Ingénieur en chef, que tous admirent (y compris ceux qui ne partagent pas ses convictions religieuses et ses opinions politiques) pour l'admirable exemple qu'il donne d' héroïsme physique et d'une activité professionnelle infatigable: Deux vrais Français, qui consolent de la veulerie et de l'agitation stérile de bien d'autres. (2)…

La destruction de la ville se poursuivant dans les jours qui suivent sans relâche, les habitants de Bizerte se laissent désormais envahir par une muette détresse prostrée, abolissant tous les sentiments même la haine. Toutefois, une certaine rage subsiste dans leur coeur: celle de voir sous leurs yeux réalisé le cauchemar que nulle imagination locale, parmi les plus folles, n'eut jadis osé risquer, à savoir la présence triomphante chez eux de l'ennemi détesté, des citoyens de Mussolini!

Le Président de la Municipalité, haut fonctionnaire en retraite, fixé par amour de Bizerte pour la vie dans sa résidence proche de l'Hôpital, ne s'en console pas. Ce n'est pas le fait que l'autorité militaire l'a brutalement et injustement laissé tomber, qui voûte ses épaules et bleuit son large nez de brave homme. Ni même la succession des cruelles épreuves que subit ce vieux patriote dans sa cave exposée sous sa demeure en ruines sur la route de Mateur.

C'est l'amertume insupportable d'apercevoir, plumes de basse-cour au vent et guitare en bandoulière, les vaniteux bersaglieri parader, les jours de relative sécurité, dans les rues de sa chère cité.

Cependant la vie continue avec ses menus drames plus étouffés et ses petites joies bien plus clairsemées. Le 5 décembre, j'assiste au mariage d'un de mes jeunes confrères, entre deux alertes, dans une municipalité déserte et très démolie que traverse une lugubre brise d'hiver, les rares assistants prêts à bondir dans la cave. Le marié, qui a déjà à maintes reprises, montré son cran sous les bombes (La veille encore, son service aux Oeuvres sociales a été, pendant qu'il donnait des soins à l'extérieur, bombardé avec tués et blessés), élégant dans son uniforme à velours grenat, a le sourire. La mariée, ambulancière bénévole, dont la belle attitude, durant les bombardements, a fait honte aux Italiens, se serre contre lui.

Je suis plus ému par cette union de deux jeunes courageux dans ce décor de guerre délabré et sinistre que par le faste nuptial de nos plus majestueuses cathédrales.

 

(1) Message de l'Amirauté française, du 12, diffusé le 13 et le 14 à la Pêcherie: … "Que chacun se dise que ces évènements sont inscrits dans notre destin et ne peuvent que constituer dans les souffrances le chemin secret de la Providence pour conduire la France à son salut final. En présence de ces évènements, il faut un fil conducteur, ce ne peut être que le Maréchal, dernier capital moral qui reste encore à la France… "

 

(2) Bien entendu, ces deux hommes seront à la Libération, suspectés de "collaboration" par les Compagnons de l'Epuration. Le Lieutenant-Colonel d'administration en sera tellement indigné qu'une maladie lente qu'il supportait bien durant les hostilités l'emportera rapidement. L' Ingénieur en chef des T.M. dominera tellement ses pauvres bougres d'accusateurs qu'il s'imposera et restera en fonctions.

 

 

Histoire d'un coup de téléphone Conscience d'un homme

 

 

Version : 07.12.2004 - Contents : Martine Bernard-Hesnard

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